Guéguerre, ma p'tite et céleste bergère

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... que la guerre soit !

Le canon avait tonné comme l'orage.

Le sifflet du lieutenant suspendit un instant le silence terrible raccroché à cet instant fatidique, le début de l'assaut. La masse d'hommes assourdis rugit en grimpant sur les lanières cordelées qui menaient à l'enfer. Des hommes ? des bêtes plutôt, des faces amicales et des visages presque inconnus, juste côtoyés lors de la partie de cartes de la veille, des carnes descendues l'avant-veille que la mitraille fauchera dans son grand roulement aléatoire. Un distingué inconnu, projeté comme moi dans la marche éternelle et sanglante de l'histoire, s'exclamait :

  • Merdasse ! Je veux pas mourir !

Je ne devais jamais le revoir. Mais je n'avais pas le temps de m'apitoyer sur son sort. Il m'intéressait peu. Je ne pouvais même réfléchir paisiblement ; mes élucubrations savantes d'étudiant en lettres, mes façons de latiniste étaient mortes avec la guerre. Je ne pouvais plus penser. Je tirais et j'obéissais. Et cela contentait amplement ma hiérarchie que mes états d'âme agaçaient.

Une balle siffla. Venait-elle de derrière ou du Reich ? Elle mordit ma joue. Voici une cicatrice qui s'ajouterait aux autres.

  • Bon Dieu ! grognai-je.

Je me glissai dans un trou d'obus. Le cratère boueux, creusé par la pluie et le sang, les moignons amoncelés sur les parois, le cadavre écharné qui barbotait dans la mare brunâtre, les délicieux gazouillis des rats, seuls heureux carnivores en ces temps obscurs ; tout cela me filait la gerbe. On ne s'y fait jamais. Je tenais mon arme en travers de mon corps. Mes tempes éclataient sous la tension de l'instant. Mon casque était en arrière et je grelottais de froid ; le typhus me guettait. Mais je m'en foutais, tout ce qui m'importait était de survivre à l'assaut.

Un camarade me rejoignit dans l'entonnoir. J'étais resté trop longtemps ici : il me fallait dégager ou un mortier s'en chargerait pour moi. Je gueulai tout haut ma rage meurtrière et, me courbant, je me relevai, embrassant de mes yeux le terrible spectacle. Pas le temps de réfléchir : courir et courir vite, puis plonger dans la prochaine cuvette. J'étais assommé par les cris et les foudroiements de l'artillerie. Je regardai à gauche : un troupier tombait en arrière sous le coup fatal des balles allemandes ; je regardai à droite : un autre, le fusil à l'épaulette, risquant idiotement sa vie, visait les tranchées ennemies, pourtant si inaccessibles. Je bondis.

Un salaud de boche, que je ne connaissais pas, que je ne connaîtrai jamais, eut la fortune de tirer et la balle prédatrice, comme aimantée par mon corps affaibli, tremblotant et courbaturé, sut me moissonner. Je m'écroulai tête la première dans la fange rougeâtre... et mes bras ! c'était... c'était comme si je ne les sentais plus... et mes jambes... c'était comme si elles étaient manufacturées d'airain... Allais-je mourir ici ? détruit comme tant de destins dans ce bourbier, ce champ des âmes occises... sacrifiées ! Comme un grain inutile qui aura vainement défendu son champ et sa patrie ? Non pas comme un homme qui ne se rappelle même plus son nom, ni comme un visage beau et jeune, ni comme un être pensant, un homme... mais comme un corps dont il ne restera que les ossements perdus dans un coin de terre et jamais retrouvés ?

Mes yeux s'embuaient, mon souffle était erratique, et le grondement paraissait de plus en plus lointain... La lumière, elle, comme mon pouls, faiblissait...

Dieu devait rire bien fort du haut de son promontoire céleste : sa création s'écharpait seule, clouée entre la boue et le tonnerre.

... que la guerre soit !

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