Chapitre 2 - A la conquête de l'Amérique, en V.O. sous-titré français
Résumons mon statut à l'entrée de l'université : aucune expérience sexuelle, aucune drogue dans mon sang et un dos en compote de prune. À part ça, je me répète encore, mais je suis un banal inconnu.
La fac, donc, celle de géographie humaine pour ne pas perdre mon chemin vers l'irrémédiable bonheur qui me tendait les bras. En effet, mes parents gagnaient plus de 4000 euros à eux deux, des nantis donc, selon les critères du parti socialiste. Les deux premières années furent très enrichissantes. J'eus quelques opportunités de spéléologie féminines qui furent encore annihilées par ma lâcheté chronique devant celles qui demeuraient intouchables à mes yeux et à mes doigts. Quand j'y repense, cette gentille Bulgare brune ne me harcelait pas tous les jours simplement pour que je lui prête mes notes de cours… J'aurais dû lui prêter attention à la place mais j'avais égaré – depuis ma naissance – le manuel des signaux féminins pour les nuls. Malheureusement, la lecture ne m'avait pas encore sauvé la vie, ni mes frustrations hormonales. Par conséquent, fatalement, j'avais de bons résultats me conduisant vers la Licence et la Maîtrise d'une matière qui offre en fin de compte assez peu de débouchés professionnels. Peu importe, je ne savais pas quoi faire de ma vie. Bon sang, je m'enlise ! De l'impact. Des phrases courtes. Assez de lyrisme. Gardons-en lorsque chacun de mes mots aura du sens aux yeux des critiques. Mais je m'égare encore.
Ma première véritable "conquête" féminine, je l'ai gravie à 19 ans. Gravir est le mot parfait. C'était mon Everest. Pratique pour un géographe. Elle pesait 130 kilogrammes. La première fois, j'ai peiné à trouver la vallée tant fantasmée… Manque d'oxygène sans doute. Mais laissez-moi vous inonder d’obscurs détails.
À cette époque, le bonheur m'étouffait. De bons résultats à l'université, pas de problèmes de drogue ni d'addiction, une consommation d'alcool somme toute désespérément basse pour mon âge. Des amis (masculins) fidèles, heureux, aux carrières futures envieuses et stables car rares (l'un devint docteur ingénieur en physique spatiale, l'autre dépanneur de fauteuil dentaires, et le dernier coach personnel de la grande faucheuse). Aucun conflit avec mes parents. Bref, une vie morne et terne que je ne souhaite à personne si tant est qu'il veuille réussir dans la voie d'écrivain.
Mais pourtant l'impensable s'est produit.
Dickens disait que dans le cœur des hommes, il y a des cordes qu'il ne faut pas faire vibrer. Si j'osais, moi, banal inconnu, je dirais en empruntant ses palabres que c'est dans le corps des hommes qu'il y a des cordes qu'il ne faut pas faire vibrer. Des cordes toutes neuves qu'aucune cordonnière n'a jamais astiquées.
C'est fou ce que les hormones poussent à faire après 19 ans d'abstinence charnelle. Dans mon cas, elles m'ont conduit à traverser l'Atlantique, jusque sur la côte Ouest des États-Unis, dans l'État de Washington, sur les traces de Nirvana. La mort mise à part, un destin à la Kurt Cobain, aurait été parfait… 17 heures d'avion… 7000 kilomètres environ. Oui, ça fait loin pour des hormones insatisfaites. Internet était donc la révolution tant attendue et moi l'un de ses premiers guillotinés. Devant l'écran froid, ma timidité disparaissait. Je pouvais enfin exprimer mes plus beaux sentiments afin de forniquer. Dommage. Si seulement Camille avait eu accès à Internet. Finalement, l'amour n'a pas de langage, ni de frontière quand il se confond avec l'ambition d'en finir avec ma singularité N°3. Baiser avec une Américaine faisait très chic après tout. Pour un banal inconnu, je sortais enfin de la masse des Français faisant l'amour à des Françaises. Quelle terrible banalité. J'allais me différencier pour la première fois de ma vie. Me différencier des autres… Quel sentiment jouissif que celui de se sentir différent. Il y a sûrement une citation parfaite à ce sujet mais j'étais trop occupé à pavoiser devant mon ambition grandissante, moi le futur "French lover" d'une "fat American". Néanmoins, je n'avais pas encore lu Oscar Wilde, ni regardé l'épisode 18 de la saison 20 des Simpson. Je ne savais pas que l'ambition était le refuge de l'échec. Cela me coûta 5 ans de ma vie et la mort de mon amie Lassie, mais j'y reviendrai. Après des nuits de conversation au clavier dans un anglais plus ou moins lamentable, je pris l'avion pour faire la connaissance de cette mystérieuse fleur de lotus qui me fuyait depuis toujours. Qu'elle pèse 55 ou 130 kilos, le parfum de la chair est le même. Elle avait une maladie inexistante en France : elle était une "overeater". Une accro à la bouffe. Une droguée du cheese-cake et des nachos mexicains. Une intoxiquée des pizzas triple fromage, des double Wooper et des saucisses de grizzli de l'Oregon. Une dépendance qu'aucune volonté ne peut réfréner.
Octobre n'avait pas encore pris sa revanche, je prenais l'escalator vers le hall de l'aéroport de Portland. Le rêve américain n'avait pourtant pas la saveur de sa réputation. C'était une période étrange de l'Histoire. Quelques mois après le traumatisme du 11 Septembre 2001. Quelques années avant l'invasion de l'Irak. Les Américains étaient sous anxiolytiques. Ils n'avaient pas encore tué Ben Laden. Ils n'avaient pas pu atténuer leurs peurs correctement. En outre, les Français étaient bien accueillis.
Ma première nuit. Je l'ai passée en compagnie de la cuvette des toilettes américaines, à vomir leur merde qu'ils appellent "food". Au moins j'étais vacciné pour le reste du séjour. Ma deuxième nuit fut ma première nuit d'amour. La fin du rêve. La fin de l'innocence. Finalement, j'avais succombé à la plus terrible des drogues puisqu'elle concerne 65% de la population mondiale[1].
Son appartement sentait la moisissure. Elle était négligente sur la propreté mais la pénombre rend tous les champignons invisibles. Elle m'embrasse. Mon deuxième vrai baiser ; le premier avait eu lieu la veille à l'aéroport. C'était chaud et humide. Baveux. Ce baiser maladroit que je lui renvoie condamne mes derniers espoirs sur l'Amour. Pas de "condom" pour cette première fois. À vue d'œil elle n'a pas le sida et elle prend la pilule. Et vu la taille de la bête, ma semence n'aurait pas pu parvenir jusqu'au bout du tunnel de toute façon. Ce fut rapide. Je roulais sur elle en fermant les yeux. L'amour avait un parfum de Pi de Givenchy. Pour avoir la chance de le ressentir n'importe quand, je la ramenais chez mes parents pour une longue et lourde cohabitation. Puis la routine.
Cette garce qui m'a dépucelé chez l'Oncle Sam est devenue ma femme.
Si seulement j'avais lu Oscar Wilde ! Cet homosexuel vaniteux est un génie. Écoutez plutôt :
« Pour connaître l'origine et la qualité d'un vin, il n'est pas nécessaire de boire le tonneau entier.»
Il l'avait pourtant écrite pour moi mais, comme un con, je n’avais pas ouvert l'enveloppe. Le vin américain n'est pas le meilleur du monde, loin de là, mais le tonneau je l'ai bu jusqu'à la lie. J'ai découvert en outre ces fameuses lumières américaines dont on parlait sans cesse. Mais l'aveuglement américain conduit à une ivresse douloureuse. Quelle gueule de bois ! Et ce n'est pas qu'une pensée imagée car c'est grâce à elle que j'ai pu connaître les joyeusetés du coma éthylique. Et là, d'un coup, je gravis une marche supplémentaire vers le succès par la décadence. Je ne sais pas si toutes les Américaines sont perverses à ce point, mais celle-ci prenait son pied en faisant boire son partenaire sexuel. C'était, pour elle, l'un des rares chemins vers l'extase. Moi, en bon Français, j'ai usé des clichés grossiers, ceux dont les Américains se satisfont. Et, en tant que parfaite représentation du buveur de vin rouge, j'ai vidé deux bouteilles de Bordeaux supérieur gracieusement offerte pour mon voyage. Auparavant, je n'avais jamais bu plus d'un verre ou deux de vin. Non. Je n'étais pas fier d'avoir retapissé le salon de vomissures. Ridicule. Lamentable. Je ne suis pas devenu un homme ce jour-là. Ce fut le début des emmerdes, mais ce fut aussi le début de l'inspiration, cette fameuse voie légendaire qui me permit de développer de grandes compétences en naïveté.
Mais attardons nous sur "the trigger", l'objet déclencheur. Elle avait déjà une sacrée expérience en terme de coucherie. À 13 ans, elle offrit sa virginité à un connard populaire pour son anniversaire, dans les toilettes d'un fast-food. Je savais la plupart des Américaines superficielles, incultes et stupides mais pas si promptes à trahir leur corps, pas autant "sex addicted". Elle était comme une prostituée qui ferait du bénévolat. Mais puisqu'il faut être sincère et sensible, j'imagine que le suicide de son père alcoolique n'a pas dû arranger les choses.
Et qui suis-je pour la juger ?
Si j'aspire à la reconnaissance suprême je devrais louer son comportement et m'en inspirer. C'est ce que font les bons écrivains. Cependant, à cette époque, l'illumination ne m'était pas encore apparue : normal, une grosse baleine me cachait la lumière. De la méchanceté gratuite qui n'offusquera que les non initiés.
Pardon.
Poursuivons. Car entre séances régulières d'aspirations buccales urbaines, de soumissions brutales, d'expériences tripartites et lesbiennes, elle se lassa peut-être et jeta son dévolu sur une proie nouvelle au parfum d'Europe. Moi.
Le différentiel d'expérience était alors ahurissant. Elle savait tout. Je ne savais rien. Je faisais pitié avec mes soupirs gentillets de petit garçon, mes aspirations à l'Amour, mes songes censurés avec ma Viconia et ma Camille. Imaginez le différentiel : le troisième jour, elle utilisait déjà des sextoys.
En géographie physique, on dit que l'érosion différentielle est la cause principale de tous les types de dépression…
Mais rétablissons quelques vérités sur ses origines ; elle venait de quitter le cocon familial, une maisonnette en bois au bord de la highway, mais elle y passait tout son temps. Un père squelettique et moustachu ressemblant à Amos Slade dans "Rox et Rouky[2]", accro à l'alcool et à toutes sortes d'herbes, une mère orpheline folle de dieu après son cancer de la thyroïde, un petit frère indifférent à tout sauf à la Xbox, Halo et Gears of War. Une famille presque normale. C'était pourtant une famille admirable. Peu de familles américaines ont le courage d'affronter toutes les addictions répertoriées avec autant de dignité. Les longues routes orthogonales faisaient disparaître tous mes repères. Longview. Ses usines d'aluminium désaffectées, ses junkies en prison, sa communauté mexicaine intégrée, sa communauté noire inexistante, et ses Américains "white" et "caucasian" miséreux qui dormaient dans des caravanes le long de la Columbia River. Cette petite ville n'existait pas. Ce n'était pas l'Amérique des Experts et autres séries TV, mais plutôt une pale copie capitaliste de l'Ostrava communiste après 68. Les usines fermées, le chômage rongeait les familles. Contrairement à la France, c'est un sujet tabou au pays de la consommation reine. Cette famille, celle de ma future femme, était l'archétype de la famille à l'origine de la crise des subprimes. Pour consommer comme tout le monde, seul le crédit autorisait une telle folie. Son père sans job se ruina dans l'alcool. Sa mère découvrit sa planque de shit, et lui annonça le divorce. S'en suivit un suicide à l'américaine. Rapide, explosif, sanglant, Hollywoodien. Pas de subtilités saugrenues. Un public agglutiné autour des bandes jaunes. Dehors. Un coup de fusil dans le crâne. Des morceaux de cervelle imprimés sur le pick-up rouge. Une impression de déjà-vu. Des séances innombrables chez le psy. Une famille détruite à vie. Ma future femme nettoya ce bordel avec le sourire. Elle ramassa les morceaux de son père avec des pinces en plastique de chez Wallmart. Elle fit disparaître les éclats d'os avec du Mothers Carnauba Wash & Wax. Puis nous sommes allés manger un burger chez Wendy's. Les enterrements américains sont beaucoup plus classes qu'en France. On écoute "Like a bridge over troubled water", on boit du Pepsis et des root beers, les gens parlent du défunt avec des métaphores chiadées sur une estrade en bois. On pleure. On se console. On s'embrasse. La honte n'existe pas. Le pitch de ma future femme était audacieux, couillu même. J'étais fier comme rarement en sa compagnie. Devant l'assistance remplie de fanatiques de la First Baptist Church, elle accusa son père de lâche et d'alcoolique dépressif. Elle aimait vraiment son père. Elle disait qu'elle était heureuse car il était libre désormais.
Son frère jouait à WarioWare sur la Game Boy Advance pendant la cérémonie. La jeune génération semblait insensible, blasée, forte, réactive… Seuls les faibles mettent des années à s'affranchir d'une émotion selon Oscar Wilde. Son frère était intelligent. Je pense qu'il l'est toujours. Comme dans tous les bons films d'Hollywood, il se relèvera et deviendra un héros très classe. Je le lui souhaite. C'était un gentil garçon qui a peut-être souffert en silence. Je n'en saurais jamais rien puisque nos chemins se sont séparés. Mais nous sommes différents lui et moi : dans ce monde, il ne sera jamais plus un anonyme.
Ma première conquête. Mes parents savaient qu'elle empoisonnerait ma vie, mais comme tous les gens bien, ils eurent le tact de me laisser me planter comme un grand. Oh, quelques semaines devaient suffire, le temps que ma libido retombe et qu'une Française normale prenne le relais. On apprend de ses erreurs, non ? Ils avaient tort. Ils avaient sous-estimé la détresse émotionnelle dans laquelle des années d'échecs m'avaient plongé. Chaque journée n'était que haine et rancœur. Je n'avais jamais connu ça. Je la détestais pour ne pas m'avoir attendu comme je l'avais attendue. J'haïssais les innombrables salauds qui l'avaient pénétrée avant moi. Je la haïssais pour cette fierté qu'elle éprouvait à étaler son expérience de femme. J'éprouvais les mêmes sentiments qu'un homme trompé par sa moitié depuis des années éprouve lorsqu'il découvre le pot aux roses. Elle m'avait trompé avant de nous rencontrer. Obsession maladive d'un garçon surprotégé qui croyait que le grand Amour était le premier pour tout le monde. Non sens, diront certains. Schizophrénie compulsive. Puisqu'elle serait mon seul et unique Amour. Je cherchais désespérément sa repentance pour justifier notre relation. Bon an mal an, nous nous mariâmes six mois plus tard. Pas à Las Vegas. Mais devant un juge bien pensant de Portland. Une nouvelle marche vers ma singularité. J'étais marié à une Américaine. Étrangement, mes amis n'étaient pas jaloux comme je l'espérais. Dans mon dos, ils l'appelaient avec délicatesse "la grosse salope".
On devrait toujours écouter ses amis.
Je clos ce premier portrait de mon ex sur un dernier détail. D'un point de vu littéraire, elle était folle d'Harry Potter. Je la soupçonnais de fantasmer sur une relation pédophile gay entre Harry et Dumbledore. Les ébats homosexuels lui provoquaient un plaisir non dissimulé. Elle était branchée "Yaoï" (manga ou anime japonais pornographique gay). Alors, presque chaque année, elle campait devant Barnes & Noble pour obtenir sa copie du dernier tome en date. Moi je m'en foutais un peu du sorcier à lunettes. Cependant, c'était l'une des seules distractions normatives et rassurantes qui me convenait pour ma femme captive. Ça m’inspira, avec le temps.
Il y eut un drame ensuite. Trop occupé à imposer mon ego et mes principes moralisateurs, je n'ai pas entendu le cri d'agonie que ma fidèle chienne me lançait en donnant la patte pour la dernière fois. Lassie, mon colley noir et blanc dont les yeux riaient et pleuraient, dont l'âme généreuse aurait vécu une éternité pour me protéger. Dont la vie avait plus de valeur que la moitié de l'humanité. Dieu que les coussinets d'une patte de chien sont plus sensuels et fidèles qu'une main de femme. Dieu que l'amour d'un chien pour son maître est extraordinaire. Même dans son dernier souffle, elle pensait qu'elle avait fait une bêtise. Elle craignait que je ne la gronde. Mon amie, sache que la mort n'est jamais une bêtise. Mais tu as souri avant la fin quand je t'ai donné un dernier ordre. Celui de partir paisiblement. Je te retrouverai le moment venu. Lassie est morte peu avant le mariage.
Le symbole d'une vie facile sans responsabilités venait de s'évanouir.
[1] Source : voir la page 12 du rapport de Jacques Dupâquier, chercheur au CNRS, sur le vieillissement de la population mondiale et le graphique dressé par Thierry Eggerickx et Dominique Tabutin tiré de leur Introduction au colloque international de l’AIDELF à la page 91, et intitulé Vivre plus longtemps, avoir moins d’enfants, quelles implications ? et paru aux PUF en 2002. Sinon vous pouvez aussi me faire confiance.
[2] The Fox and the Hound en version originale.
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