Chapitre 4 - Mon imagination fera de mon œuvre le nouvel Harry Potter français
Vous ne savez pas la chance que vous avez, vous, les romanciers débauchés et drogués, car vous êtes libres d'écrire tous les mots de la langue française, anglaise, suédoise ou espagnole, et même les plus grivois. Personne ne porte sur vous un jugement honteux puisque ces mots vous sont autorisés. Vous possédez le passeport universel pour la liberté. La liberté d'expression. Moi, mon bonheur a censuré mes paroles sans que je ne m'en rende compte. Je suis devenu l'esclave du politiquement correct.
Dans ce contexte, il me fallait écrire une histoire.
Cependant, mes connaissances littéraires s'approchaient gentiment du zéro absolu. Malheureusement, les géographes et les ethnologues que j'aime ne sont pas considérés comme des exemples à suivre pour atteindre le succès d'auteur. Toshiaki Kozakai et l'identité de l'étranger, Armand Frémont et l'espace vécu de sa Région, Guy Di Méo et ses structures socio-spatiales, Lévy et Lussault et leur esprit des lieux, Augustin Berque et ses médiances de milieu en paysages. Bref, les chantres de l'espace comme médiateurs des relations sociales et des interactions culturelles sont donc out.
Vers quel genre me tourner ? Voyons… qu'est-ce qui se vend le mieux ? Ah… c'est vrai ! Le petit sorcier à lunettes et toute sa clique ! Harry serait donc ma source d'inspiration. Si des millions de lecteurs ont succombé à ses charmes anglais, alors il n'y a pas de raisons qu'ils ne succombent pas au sex-appeal d'un français. Je m'étais déjà évadé dans quelques chapitres du roman fantastique de Rowling. Franchement, quel ennui ! D'accord, l'univers est intéressant… Mais la grosse Américaine et moi n'avons pas les mêmes goûts pour la magie. La magie et le fantastique étaient pourtant une parfaite excuse pour masquer mes faiblesses syntaxiques et stylistiques habilement. Car tout le monde peut écrire un récit hors de la réalité. Tout le monde le fait. Harry Potter en est un bon exemple, bien que cette œuvre soit en grande partie un bourbier nauséabond. Mais je n'oserai jamais lui dire. Ce serait une cause de divorce. À bien y réfléchir, j'ai eu tort de ne pas lui dire. Bref, Harry Potter a du succès et pourtant son auteur était une parfaite inconnue avant. C’est parfait ! Excellent ! Ce sera donc un roman fantastique… Je vais écrire le Harry Potter français !
La littérature fantastique ? La fantasy ? Moi ? Vous vous trompez de personne, là. D'autres sont plus compétents en la matière. À commencer par les nostalgiques du Horla de Maupassant. Ceux dont les yeux brillent au simple nom de David Gemmell. Ceux qui ont appris le polonais pour lire la version originale du Sorceleur d'Andrzej Sapkowski. Ceux qui se vantent d'avoir bu les trois pavés imbuvables du Seigneur des Anneaux de Tolkien, plus les histoires du vieux nabot avant le vrai début. Ceux qui me méprisent en parlant de Lovecraft comme on parle de la légion d'honneur de son grand-père, et même ceux qui campent devant Barnes & Noble pour faire partie des élus cinglés qui vont lire en avant première le dernier Potter.
Mais la vérité est accablante. Je n'avais jamais dévoré tous ces œufs de monstre qui nourrissaient une bonne partie de l'humanité alphabétisée.
Avouons-le. Je n'aimais pas lire les romans fantastiques. Ça tombe bien. Comme il fallait absolument que je travaille mon égotisme pour parvenir à pénétrer dans le royaume des écrivains qui vivent de leurs méfaits, mon imagination se suffirait à elle-même. C'est mon point fort. Mon imagination est plus impressionnante que la tour de Babel et, au moins, elle ne parle qu'une seule langue. L'imagination est universelle. Nul besoin qu'un jeune fou, un videur de boite de nuit, un polonais sobre, un vieux parano antinazi ou une chômeuse chanceuse viennent inspirer mon inspiration. Ils penseraient sans doute la même chose. Bien sûr, les raisons de ce rejet envers les romans fantastiques divergent considérablement avant et après mon illumination des années 2000. Avant, c'était par pure fainéantise. Après, par pure jalousie. Merde, quoi ! Le Seigneur des Anneaux ? Plus de 2000 pages qui décrivent des héros trimbalant une bague, condamnés, marchant lentement sur une terre soit ravagée soit désolée, eh bien, désolé, mais pas pour moi. C'est plus chiant et plus long que le film alors pourquoi s'emmerder à le lire. Oh, je sais, qui suis-je pour critiquer un tel monument ? Un banal inconnu qui cherche à se différencier et à justifier ses fautes, sans doute. Amen. Mais si ces idoles ont commis de tels aimants à foules, moi aussi j'en serai capable.
Allons. Il faut savoir raison garder. À quoi bon écrire un genre qui m'est aussi peu familier ? Peu importe. On s'en fout du genre. Ce qu'il me fallait c'était un support. Une excuse, une échappatoire qui pouvait drainer mon imagination débordant d'une souffrance ridicule que nous connaissons tous : l'existence. En écrivant mon premier roman fantastique, je permettais à mon esprit d'éviter de penser à une autre voie de sortie. Plus morbide mais plus expéditive.
Il me fallait des références. Au minimum, un ersatz d'idée. Aller en librairie m'horripilait. Tous ces bouquins que j'aurais pu commettre si je n'étais pas si inconnu. Plus de la moitié d'entre eux ne valaient pas ma future œuvre. J'en étais persuadé.
C'est après un rêve que l'illumination m'est apparue. Je m'en souviens encore. La mystérieuse disparition d'une jeune artiste à Disneyland. Il y aurait une attraction suspecte qui engloutirait la jeune femme dans un monde inconnu… Bon départ. Une femme que je vais enfin pouvoir posséder. Elle sera jeune, innocente évidement… Je pourrais la modeler à ma convenance. Je pourrais lui faire penser ce qui me chante, la désenchanter, la déshabiller, la protéger ; je pourrais la contraindre à la souffrance et à la soumission comme ils le font pour moi dans l'Éducation Nationale. Une minute… il y a un problème… Ma conscience me permettra-t-elle réellement de transformer de l'héroic-fantasy en de l'érotic-fantaisiste ? Ma conscience peut-être… mais pas le regard des autres. Quelle honte… Je ne peux pas faire ça… Je ne sais pas écrire vulgairement. Parler de sexe. Parler avec des gros mots, avec des injures… Putain, non, c'est impossible. Bordel, je n'ai pas le choix. Mon roman fantastique s'adressera à des enfants ou à des pré-ados. Eux seuls me jugeront, les sales mômes. L'art de la censure conduit à la haine de l'autre. Même les prisonniers d'Alcatraz connaissaient la liberté d'expression.
Je salue un asiatique et j'ouvre la porte plastifiée avec l'une des clefs de mon trousseau. Le loquet est trop bruyant. Retour dans le sinistre appartement sinistré par un bordel monstre. Je déteste la région parisienne.
— Salut. Je suis crevé, dis-je laconiquement sans espérer une réponse très lumineuse.
— Salut.
Voici les rares mots de liaison qui résonnaient sur les murs trop blancs de l'appart. Madame était occupée. Elle passait ses soirées et ses nuits à taper sur un clavier pour évacuer sa rancœur et son dégoût de moi. Des forums de filles qui aiment le porno gay. J'y ai jeté un œil et même plus une fois. Moi, je me réfugiais dans la chambre et sa moquette chaude. C'est là-bas que j'oubliais mon travail et ma relation avec un fantôme pilleur de compte en banque, de self-control, et de gâteaux au chocolat. Avant même notre séparation, j'avais déjà oublié le son de sa voix et la forme de son visage. Je vivais avec un colocataire qui, de temps en temps, se masturbait pendant que je lui racontais des histoires imaginaires mettant en scène des hommes bourrés qui couchent ensemble. C'était sordide. Vraiment sordide… mais ma dose de sexe était à ce prix. Je n'étais qu'un sextoy parlant qui avait une imagination plus exaltante que la moyenne. Elle le savait très bien. Elle en abusait. Et le rituel ne changea jamais en 4 ans de cohabitation. Ses préliminaires, elle les dissimulait devant l'écran de l'ordinateur. Malgré mon inexpérience, je me doutais qu'une femme normale ne plaquait pas son mari sur le lit sans une bonne raison.
— Can you tell me a story ?
— D'accord. Ok.
"Story"… Bon sang, combien ce mot anglais me débectait. Mais les voies du fantasme féminin sont impénétrables. Il signifiait une heure d'improvisation sur un thème aussi usé que ses doigts. Une "story" dont la fin correspondait obligatoirement à son plaisir ultime. Je ne pouvais pas connaître l'échec. Mes histoires devaient convaincre mon public. Je crois qu'aucun écrivain n'a jamais pu ressentir cette impression-là de toute puissance aussi démonstrative. Qu'un livre soit mauvais ou bon, l'auteur ne saura jamais ce que pense réellement – physiquement – le lecteur. Ce qu'il pense intimement. Moi en revanche, j'avais la chance de pouvoir vérifier mes talents d'orateur et la profondeur émotionnelle de mes histoires. J'étais, pendant une heure, le plus célèbre des artistes. Mon art faisait littéralement jouir mon auditoire. Quel Casanova, quel personnage fictif ou réel peut se targuer d'une telle prouesse ? Malgré la monotonie du sujet, c'était une occasion de me prouver ma capacité d'innovation littéraire puisque mon "exigeante lady" n'aimait pas entendre les mêmes histoires. Il fallait improviser des rencontres probables. Mélanger une tension sexuelle avec une description détaillée de grands crus ou d'alcools prestigieux. Décrire avec sensualité les corps masculins. Les corps des vins. Leurs charpentes, leur ampleur, leur fermeté, leur désir, les couleurs de leurs envies. Ces "stories" devaient mettre en émois mon auditoire. Elles devaient transcender son imagination. La mienne devait triompher sur sa volonté rationnelle. Je devais la dominer par mes mots. Je devais la dominer par la sincérité des situations murmurées. Je domptais ses inhibitions pour que son plaisir explose devant moi. Les différents paliers de l'ivresse, je les connais par cœur. Ils possèdent chacun une odeur spécifique dans mes histoires. J'avais acquis une méthodologie acerbe, minutieuse, scientifique pour décrire ce que mes personnages ressentaient au fur et à mesure de l'absorption du Cognac, de la Chartreuse des caves de Voiron, du Chateau Margaux ou du Saint-Emilion Grand Cru. De la maladresse d'abord, puis des sourires suspects, des déséquilibres subtils, des effleurements, des pertes de contrôle passagers, des lampadaires tournoyants, des verres qui se touchent, des chemises tachées puis déchirées, et des mains glissantes, mouvantes, branlantes…
Les Américaines ont une étrange façon de faire l'amour.
A cette époque, je me disais que, lorsque je serai célèbre, une gentille française me confirmerait bien que cette méthode de l'extase n'est l'apanage que d'une seule nation. Soit-elle la plus puissante. Ou bien que les autres femmes du monde ont une imagination moins sélective. J'ai depuis obtenu un panel de réponses fascinantes venant de France et du monde entier, qui feront l'objet d'une suite à ce livre.
"Le Suicide du ver de terre 2, le retour, la passion du lombric".
Anyway.
Une fois satisfaite, elle rejoignait ses chimères pixélisées. Je restais seul devant mon roman. Du sexe de châtelain, pas de conversation. On ne dormait même plus ensemble puisque mon réveil coïncidait avec son sommeil. Je mettais des boules Quies dans mes pauvres oreilles pour ne pas entendre le tapotage tactile de ses doigts sur le clavier. Chaque lettre qui se faisait ainsi frapper était autant de coup de couteaux traître venant alimenter ma haine et mon mépris. Je ne voulais que sa reconnaissance unique et entière. Totale et permanente. Une dévotion dédiée.
Cette relation ne pouvait que durer. Et mon imagination entraînée, faire de mon œuvre le nouvel Harry Potter français.
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