Chapitre 6 - Le complot du transsexuel
Avant même de recevoir les réponses des éditeurs, je le savais déjà. Mon nouveau statut d'écrivain ne pouvait plus souffrir de la souffrance d'être un instituteur castré. Le conflit avec mes supérieurs hiérarchiques, les parents hystériques et violents, leurs menaces quotidiennes… je craquais. Dommage pour les élèves qui m'aimaient bien.
L'angoisse permanente de la critique qui rampe comme une rumeur, l'angoisse permanente de croiser ces visages parentaux méprisant, affreux, devant la grille, l'angoisse de crier, de frapper un élève dans un moment de faiblesse. L'angoisse de décevoir. La honte de l'échec. L'angoisse d'exister. L'angoisse perturbe la raison. L'angoisse modifie les perceptions.
Mon cœur écrasé par l'angoisse, cette catastrophe,
La peur amplifiant toutes ses aversions sévères,
Déversant sans vergogne toute prose vers les vers,
Disparaît inspirée des Fleurs du mal cette strophe :
Ange plein de gaîté, connaissez-vous l'angoisse,
La honte, les remords, les sanglots, les ennuis,
Et les vagues terreurs de ces affreuses nuits
Qui compriment le cœur comme un papier qu'on froisse ?
Ange plein de gaîté, connaissez-vous l'angoisse ?[1]
Vous l'aurez deviné. Quand un homme joue au poète, en se prenant pour Baudelaire, l'évidence est accablante. La maladie est profonde. La dépression est là. Oui. La dépression m'envahissait. Quelle chance pour un artiste.
Je demandais un mois d'arrêt maladie en Juin. Puis une disponibilité pour convenances personnelles (pour ne pas finir pendu). Pas de démission ? Non. Même pour quitter mon job, j'étais mou et décourageant. Peu importe. J'allais continuer mon œuvre ailleurs, quitter Paris. Partir à l'aventure. Retourner chez mes parents.
Cette nouvelle résonna comme un déclic pour ma femme. La plus mauvaise métaphore que j'ai trouvée est celle de la moule qui s'engraisse à son boulot pendant quelques années, au gré des marées et des embruns salés, au gré des tempêtes… Puis, un beau jour, le mytiliculteur vient la ramasser. Le mytiliculteur, c'était ma dépression et mon retour à la case "Tanguy".
Elle avait sans doute d'autres ambitions que celles de se tartiner ma mère à tous les repas. Pour une Américaine, le monde rural charentais fait autant fantasmer qu'un escargot de Bourgogne ou une chanson de Pascal Sevran. Quitter la région parisienne et ses lumières, son prestige, ses pervers compulsifs ? Impossible.
Bizarrement son meilleur ami n'était pas Parisien. Il vivait dans les Landes. Magie d'Internet. Dés qu'elle le pouvait, elle partait le rejoindre. Noël, Nouvel An, Thanksgiving… Pourquoi les passer avec son "lame husband" quand on peut les passer avec un "exciting homosexual" ?
En effet, aucune inquiétude, aucune paranoïa, aucun risque de tromperie de ce côté-là. C'est d'ailleurs la première chose qu'elle me précisa :
« He's gay, don't worry. »
Be happy.
J'avais oublié combien elle aimait les gays. Mais celui-là était encore plus spécial. C'était un gay transsexuel. Allez savoir pourquoi, il voulait devenir une femme. L'Américaine et le transsexuel s'entendaient bien. Elle assistait à toutes ses séances chez le psychologue. Elle avait ma permission. Je lui donnais sa liberté d'être humain, après tout. Et tout allait bien dans le meilleur des mondes.
Quand elle m'a quitté, j'ai réalisé que ma naïveté n'avait plus de frontières. Ce n'était plus de la naïveté à ce niveau-là, c'était de la niaiserie. Le gay ne l'était pas. Le complot était parfait. Elle pouvait s’amuser avec lui sans qu'aucun soupçon ne vienne les surprendre.
Ma première rupture fut assez consensuelle. C'est elle qui a fait le premier pas, un soir comme tous les autres. Je n'avais pas le courage pour ça.
Assise sur le canapé Ikea qui grince, elle fait une mine d'enterrement.
— Je te quitte. J'en peux plus. Je pars chez X, me dit-elle simplement.
— Hein ? Wahhh. Bon. J'imagine que rien ne peut te faire changer d'avis.
— Non. Nothing…
Elle se met à pleurer. J'ai appris plus tard que les femmes peuvent feindre l'orgasme comme la tristesse. Si sa tristesse était sincère alors j'étais un vrai salaud. Moi qui l'avais dédaignée pendant 5 ans. Moi qui projetais tout mon malheur sur ses larges épaules…
— Je vois que tu as fait tes valises. Tout est prêt. Et… Oh… Il n'y a même plus l'ordinateur, ni l'écran ? réalisai-je.
Mon ton sarcastique la fit sourire. Certaines vérités sont hilarantes, même pendant une rupture. Son ordinateur (qui était en fait le mien) avait finalement plus de valeur que moi. C'était à cause de ce tas de rouille et à la fibre optique qu'elle m'avait ignoré, qu'elle m'avait oublié progressivement, qu'elle m'avait remplacé par de l'amour virtuel, qu'elle m'avait trompé si facilement. Pendant un dernier instant, je pus lire dans son âme un peu de regret. Assez pour réagir en homme, pour la première fois de ma vie. C'était ma première rupture. Je ne souhaite à personne qu'une première rupture se passe avec sa femme ou son mari. Soudain, tous les bons souvenirs surgirent. C'était facile, il n'y en avait pas beaucoup. Nos ressentiments mutuels l'un pour l'autre venaient de disparaître pour quelques secondes. Mais je n'avais pas la force de la retenir et une partie de moi jubilait devant cette liberté retrouvée, devant ce poids qui s'envolait (sans mauvais jeux de mots, non, vraiment…). Comme tout était fini, je m'hasardais à une dernière question, comme un élève devant sa maîtresse après l'examen final :
— Côté sexe… c'était bien ?
— Non, je passais mes journées à me toucher devant l'ordinateur.
Un élan de franchise assommant pour un futur romancier. Après avoir franchi la porte, le faux gay devait la déposer à l'aéroport. Elle avait planifié un voyage avec des copines nymphomanes en Croatie. Je sais. Elles n'étaient pas nymphomanes. Ni elle, ni aucune autre. Ça n'existe pas. Elle comprenait simplement, comme Sophie dans "Voyage au bout de la nuit", la nécessité des changements dans les distractions du derrière. Mon compte en banque souffrait pour la dernière fois. Celui de mon père aussi, le pauvre homme m'envoyant chaque mois un petit complément pour s'assurer que je ne manquais de rien.
C'est étrange comme certaines chansons imprègnent la souvenance qu'on garde d'une personne disparue. Pour moi, c'était "Monkey Cage" du groupe japonais anglophone Monoral. Certaines paroles de chanson sont prémonitoires. Voici ce qu'elles disaient :
Why do you worry ? (Pourquoi t'inquiètes-tu ?)
Why does it mean so much to you ? (Pourquoi c'est si important pour toi ?)
Whatever the reason (Quelle que soit la raison)
Close your eyes now (Ferme tes yeux à présent)
What do you carry ? (Que transportes-tu ?)
What do you think is best for you ? (Selon toi qu'est-ce qui serait le mieux pour toi ?)
Wherever you're going (Où que tu partes)
You'll always be the same I pray (Tu resteras la même, j'espère)
Say, (Dis-moi,)
Have you ever seen that place (As-tu déjà vu cet endroit)
Have you ever been to monkey cage ? (Es-tu déjà allé dans la cage aux singes ?)
Why does it have to fade (Pourquoi ça doit s'estomper)
Said you'll never stray away (Tu disais que tu ne t'éloignerais jamais)
Said you'll never stray away (Tu disais que tu ne t'éloignerais jamais)
Have you ever seen that place (As-tu déjà vu cet endroit)
Have you ever been to monkey cage ? (Es-tu déjà allé dans la cage aux singes ?)
Why does it have to fade (Pourquoi ça doit s'estomper)
And I wanted you to stay (Et je voulais que tu restes)
'Cause I wanted you to stay (Parce que je voulais que tu restes)
How do you judge me (Comment me juges-tu ?)
How can you put yourself aside (Comment peux-tu rester à part)
Wherever you're hiding (Où que tu te caches)
You'll always think of me I pray (Tu penseras toujours à moi j'espère)
C'était la dernière chanson qu'on avait écoutée ensemble la veille, en allant au McDonald's pour un milkshake vanille et deux McFlurry. Elle avait déjà fait son choix. Dans sa grande mansuétude, l'Américaine bien élevée vous invite pour un dernier repas dans un fast-food avant de casser. Elle m'avait donc invité avec mon propre argent. Le dernier repas du condamné.
Dans ces situations, le romancier serait friand de rebondissements. Il y en a eu un. Elle a finalement choisi de passer la nuit à l'appartement dans un dernier élan de remords. Quelle situation étrange que celle de se retrouver avec sa future ex, ensemble dans le lit bien trop grand.
Les semaines passèrent ; j'entretenais une relation "amoureuse" avec une jeune femme vivant en Europe orientale, par messagerie interposée.
Pourquoi pas une française ? Pourquoi encore une étrangère ? Est-ce que cela remonte à mes 10 ans, lorsque j'étais amoureux d'une petite écossaise qui s'appelait Stéphanie ? En tant que grand narcissique, j'ai longtemps analysé mon cas personnel. Tout provient de la langue. En parlant en français, je suis spécial pour les autres femmes de la planète. Une sorte de barrière linguistique s'élève comme un mur de protection et ma timidité régresse considérablement. Quoi qu'il en soit, on ne peut pas me taxer de raciste… sauf peut-être envers les françaises.
Bref. Elle cherchait un riche européen de l'Ouest pour fonder une famille. Son français était désastreux, sans doute traduit par Google Trad, mais ses sentiments étaient respectables. Après l'horrible capitalisme écœurant de l'Amérique, la nostalgie bolchevique m'attirait beaucoup. Les filles de l'Est ont plus à partager puisqu'elles ont beaucoup moins. J'avais maintenant suffisamment d'expérience pour ne pas me planter. Quelques jours après ma rupture, je sautais sur l'occasion. Je l'impressionnais avec mon statut d'écrivain. Je roulais des mécaniques comme un paon, en lui citant des passages de mon roman. Elle était conquise, bien sûr. Elle était belle aussi. Blonde, mince… l'antithèse de cette caricature qui me servait de femme. C'en était suspect. Je ne voulais pas faire ressurgir de vieux démons.
Car cette fois-ci, je ne commettrais pas les mêmes erreurs.
Je ne me marierais pas.
Je lui ferais un enfant.
[1] Strophe tirée de Réversibilité des Fleurs du Mal de Charles Baudelaire.
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