Chapitre 11 - Le choix du ver de terre

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 J'avais une mine de zombie desséché. Je ne sais pas s'il avait deviné que mon moral s'effondrait, mais mon père me demanda de l'accompagner à la chasse aux champignons.

 Quoi de plus trivial qu'une quête sans fin ? Le débusqueur de champignon connaît bien la rengaine. Jamais il ne trouvera le cèpe qui lui était destiné. Le ramasseur de cèpe du dimanche est un peu l'allégorie de l'écrivain inconnu. Les cèpes sont ces bons romans, si rares, ceux qui enivrent suffisamment les connaisseurs pour se vendre à bon prix. L'odeur que dégagent les cèpes est similaire à celle des livres. Il y a toujours des reflux de mélancolie doucement pourrie.

 — On rentrera bredouille (ou broucouille, comme on dit dans le Bouchonnois), soupirai-je.

 — C'est pas grave, on s'amuse. Ça fait passer le temps, rigola mon père

 — Le temps est à l'orage.

 — Ouais. On va se prendre une dégelée dans pas longtemps.

 — C'est pas grave, on s'amuse. J'aime bien quand la pluie tombe sur mes cheveux.

 — Ça fait passer le temps.

 Sous la mousse abondante tapissant les bois humides, je cherche cette peau brune et délicate qui me comblera de bonheur l'espace d'un instant. Sous mon imagination violée par mes échecs et mes mensonges, je cherche l'inspiration fatale. Je veux exister. Je ne peux plus me convaincre que le bonheur agréable est partout pour ne pas souffrir. Je veux souffrir. Souffrir pour exister. Souffrir pour m'échapper. Quitter cette douce morosité, cette malédiction de plusieurs décennies. Ce carcan invisible qui ronge mon âme. Qui me transforme en fonctionnaire aigri, en professeur suicidaire, en misérable loque humaine. Je suis un lâche. Je n'ai pas le courage de décevoir mes parents. Je n'ai pas le courage de les rendre fier. Je suis pris au piège par la vanité de la vie. Pris au piège comme tous les autres. Comme tous ces inconnus que je déteste. Le misérable ver de terre agonise devant le sourire de sa Terre nourricière. Droguez-moi ! Injectez-moi le germe de l'autodestruction ! Baisez-moi, torturez-moi ! Méprisez-moi ! Aimez-moi ! Puisque je ne peux pas le faire moi-même.

 — Tu as vu, on n'entend pas un bruit. C'est calme. Y’a pas de pluie finalement, constata mon père en écrasant un bolet Satan du pied droit.

 — Mmm… On entend presque les champignons pousser, acquiesçai-je en agitant un bout de bois pour détruire les potentielles toiles d'araignée.

 — Ouais.

 — Mais il y a que des petites merdes. Partout.

 Je scrutais l'orée des bois et, étrangement, la canopée sombre.

 — Les cèpes sont rares. C'est comme ça, acquiesça-t-il en passant sa langue sur ses incisives.

 — Pourquoi tout ce qui est bon est rare ? répliquais-je.

 — Pour passer du temps ensemble, fiston.

 Tous ces champignons ne sont que de stupides nuisibles. Ils ne servent qu'à empoisonner mon existence. Amanites Phalloïde, cortinaires resplendissants, inocybes de Patouillard, lactaires, grisettes… Si communs, si abondants, si repoussants… Où te caches-tu cèpe de ma vie ? Truffe ingrate et obsédée. Montre-toi ! Je ne te veux aucun mal. Je veux juste croquer ta sève fragile, jouir de ta grande valeur, me sustenter de ta célébrité et de ton goût de victoire. Je veux un bonheur d'égoïste solitaire comme toi. Du même sol, du même terreau, de la même origine… pourquoi es-tu si singulier ? Pourquoi pas moi ? Mais prends garde à toi… si je te trouve, je n'hésiterai pas.

 L'orage grondait au loin. Nous sortions enfin de cette forêt des ténèbres. Aucun cèpe n'avait attiré notre attention. Surtout pas la mienne. Le sentier se perdait dans un champ de colza et, derrière des rangs de vignes innombrables et d'innombrables grappes de raisin, ma raison s'embruma dans mes pensées sauvages. Je suivais mon père à la lisière du bois, pour retrouver le chemin de la maison. Je le suivais en mode automatique, prenant son pas saccadé et fatigué comme référence. Il pleuvait. La pluie ruisselait sur mon front, sur mon nez, sur mon menton. Des gouttes rafraîchissantes qui rendaient rapidement le terrain boueux. Je pensais à mon roman. Encore. Cette promenade n'avait pas effacé le souvenir de mon ambition lointaine. Le désir de l’oublier… Et du désir, j'en débordais, j'en ruisselais, j'en clapotais d'envie. Mais ma dépression subsistait. Oublier sa propre lâcheté n'est pas chose aisée quand elle vous colle à la peau. Bon Dieu, je voulais tellement l'oublier cette oppression fantastique. Cette folie intouchable. Mon roman fantastique. La fin de mes rêves. Quelle poisse d'avoir des rêves. Quelle malédiction que de vouloir à tous prix les réaliser et dans le même temps en être terriblement incapable. C'est comme si l'on demandait à un mineur de creuser la montagne sans pioche. Déjà, avec une pioche, il crèverait rapidement sans l'appui logistique moderne. Mon rêve me demandait de commettre un meurtre parfait. Écrire un roman sans les bons outils. Sans drogue. Sans Whiskey. Sans les nuits Parisiennes ou New-yorkaises. Sans exubérance. Sans obscénité. Sans talent. Sans cette véritable histoire d'amour qui me brisera le coeur quelques années plus tard (lire le tome 2 quand je l'aurais écrit). Avec sa famille encore en vie. Le bonheur de l'inconnu. Ma tragédie dont tout le monde se foutait.

 Mon père se retourna comme s'il ressentait ma puérile détresse.

 — Ça va ? Pfff… ça sauce, hein ? Les vers de terre vont apprendre à nager, sourit-il.

 — Ouais. Il pleut sacrément fort.

 Il peinait à reprendre son souffle. Sa crise cardiaque et son surpoids chronique l'empêchaient de marcher bien longtemps. C'était un drame pour lui, l'ancien athlète – 10 secondes 50 centièmes au 100 mètres – beau gosse, un mélange surprenant de Bud Spencer et Terence Hill. Je le savais. Mais il avait la fierté des grands hommes qui ne se plaignent jamais. Ces hommes que je ne serai jamais. Ces hommes dont on pleure la mort plus que les autres. Mon père baissa la tête un moment puis la releva en souriant.

 — Fais attention, ça glisse, m'avertit-il.

 — T'inquiète pas.

 Il fallait encore qu'il me protège. La pente était cossue mais pas insurmontable malgré la pluie. Les nuages grisonnant avaient la couleur des cheveux de mon père. Ils semblaient lui aspirer le crâne. Ses pieds d'éléphant battaient les ornières vaseuses lentement. Je pouvais distinguer les meurtrissures, les varices et la rétention d'eau sur ses mollets encore vifs. Nous surplombâmes finalement la vallée de la Charente. Notre maison n'était plus très loin.

 — Tu sais… pour ton roman…, s'interrompit-il.

 — Oui. Quoi ?

 Allait-il enfin me donner le coup de grâce. Celui que j'attendais pour faire mon deuil. Celui qui me permettrait de brûler ce stupide rêve. Saint-Exupéry m'a fait beaucoup de mal, maintenant que j'y pense. Fais de ta vie, un rêve et d'un rêve une réalité ? Avec tout le respect que je vous dois, atteindre ses rêves dans la réalité c'est comme trouver des cèpes dans une forêt sans chênes. C'est rare et aléatoire. C'est plus ignoble que ça. À notre époque, les rêves ne se réalisent que si leurs propriétaires sont riches, célèbres, traders où Républicains.

 — Ton roman, t'inquiète pas, ça va marcher. C'est très beau. Faut pas abandonner, fiston.

 Faut pas abandonner ? J'ai passé toute mon adolescence à écouter ça dans les mangas et les animés japonais. Les temps ne changent pas. Au fond, les mangakas Eiichiro Oda, Masashi Kishimoto et Akira Toriyama, au travers de leurs héros respectifs, Luffy, Naruto et San Goku, font passer le même message que Saint-Exupéry au sujet des rêves qu'il fallait coûte que coûte poursuivre. Des messages dangereux. C'était encore raté. Le vieil homme était trop généreux. Papa était un homme formidable. Il avait pris la mauvaise habitude de tout me donner pour faire mon bonheur. Même de l'espoir. Il ne savait pas que ce bonheur me torturait. Je ne lui en voulais pas. Lui expliquer lui aurait fait de la peine. Je souriais en remerciement.

 Des ruisseaux lavaient l'asphalte du petit hameau. La maison était visible. Les pas de mon père se faisaient spasmodiques. Je l'entendais respirer comme un cheval devant moi. Son dos se cabra puis il grogna de douleur. La main sur son cœur. Je ne pouvais pas voir son visage mais je l'imaginais crispé et tiré. Il s'allongea sur la chaussée. Il n'allait pas gêner la circulation ici. Avant de fermer les yeux sur une vie bien remplie, il tenta de me protéger une dernière fois. Il tourna la tête de gauche à droite. Pour réussir sa quête à lui, pour combler son rêve, il devait réussir l'impossible : empêcher son propre enfant de souffrir devant sa propre mort. Il semblait vouloir me faire comprendre qu'il ne fallait pas pleurer. C'était pratique, la pluie masquait mes larmes. Pour le remercier de s'être trompé sur la définition du mot bonheur, j'allais lui accorder un succès total. Tout allait trop vite. Je souriais. Il souriait en retour. Si son rêve était d'assister son fils dans une vie heureuse et accomplie, il était exaucé.

 Je me souviens d'une citation de Maupassant :

 « On finirait par mourir ou par devenir fou si on ne pouvait pas pleurer. »

 Je ne voulais plus mourir.

 Je ne voulais plus devenir fou.

 À cet instant, je voulais faire comme tous les autres inconnus qui perdent leur père.

 En partant, mon père m'a sauvé la vie.

 S'il l'a fait exprès, cet homme est un saint. Au même moment, tout me paraissait évident.

 La tristesse engendrée par sa disparition a enfin mis un terme à un bonheur suicidaire de longue date. Ce malheur allait avoir deux conséquences. Une seule déterminerait mon futur.

 Je pouvais rester enterré dans le sol, parmi les autres vers de terre. Vivre une vie paisible dans un humus frais et humide. Aspirer mes illusions, souffler mes rêves, me contenter du même bonheur que des milliards d'autres vers de terre.

 Où alors je pouvais insister. Sortir de l'ombre et aller vers la lumière. Ramper misérablement sur le ciment froid et me suicider à quelques centimètres du mur infranchissable.

 La reconnaissance du ver de terre.

 Le monde pourrait enfin le voir tel qu'il est. Nu et gluant. Insignifiant et presque mort.

 Mais le résultat reste le même.

 J'ai enfin compris.

 Un ver de terre reste un ver de terre.

 Les gens préfèrent toujours les papillons.

 Quelques jours plus tard, je recevais la dernière réponse d'une maison édition.

 Les phrases toutes faites étaient sans équivoques.

 Je voyais enfin le mur infranchissable en dépit de mon aveuglement.

 Quel soulagement. Mon père m'avait donné l'énergie nécessaire pour faire demi-tour.

 À moins que… À moins qu'il n'existe une fissure quelque part dans le crépi ?

 Plus tard, dans une librairie, les autres romans, les beaux romans au pedigree reconnu, se moquaient sans doute de moi. Leurs auteurs devaient contempler mon chagrin et ma frustration avec plaisir. Je n'étais pas heureux mais de graves failles dans mon narcissisme ridicule avaient permis à la jalousie de s'évader. Tous ces livres… tant de rêves brisés… Mon regard les croisait tous. Je n'avais plus peur d'eux. Je pouvais enfin les dompter pour dompter ma colère. J'allais les lire pour mieux apprivoiser ces monstres qui m'ont tant fait souffrir. Les noms des auteurs défilaient devant moi. Mes yeux se déposèrent au hasard sur plusieurs d'entre eux. Comme j'avais échoué à commettre un roman comme tant d'autres, je devais réussir à commettre un meurtre comme une élite d'assassins. Comme un serial killer cannibale, je salivais devant la liste de mes futures victimes.

Burgess, Balzac, Salinger, Lovecraft, Easton Ellis, Vian, Simeon, Maupassant, Gide, Fitzgerald, King, Aragon…

 En dévorant leurs œuvres, je poursuivrai la mienne. En dévorant leurs œuvres, qui sait, le suicide du ver de terre prendrait peut-être tout son sens.

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