LES MECHANTS
« Là où l’individu ne reconnait plus rien par lui-même, il sera formellement rassuré par l’expert »
Guy DEBORD
Le monde est violent - chaque heure le rappelle -
Qui génère sans fin sa « mauvaise nouvelle »
Que les médias soudain pris de frétillement
S’offrent à nous servir à chaud, obstinément,
Mais nous plongent bientôt l’esprit dans la souffrance
En croyant nous sortir un peu de l’ignorance !
Ce n’est pas seulement cette « nouvelle » en soi
Qui nous met en douleur sitôt qu’on la reçoit,
Mais aussi la façon dont on nous la relate :
Par un excès d’ardeur souvent on nous la gâte !
Nous qui voulons si fort reconnaître à l’instant
Qui du Bien ou du Mal est le représentant,
Où se trouve l’Amour, où se cache le Diable,
Voici qu’à trop chercher à nous être agréable,
Par trop de frénésie à dire ce moment,
La « nouvelle » parfois se transforme en roman !
Car toujours il se trouve un brillant spécialiste,
Pour nourrir le débat, ouvrir une autre piste,
Nous rappeler qu’un jour il nous l’avait prédit
Avec force détails (que c’était un mardi !)
Puis soudain revoici ce nouveau philosophe
Qui se fait un devoir d’ajouter une strophe
A la cacophonie orale qui bientôt
Nous surcharge l’esprit, enfume le cerveau,
Nous porte à réfléchir, à voir la quadrature,
Alors qu’on aimait bien, nous, la caricature !
Tout ce que nous voulons est bien simple pourtant :
C’est qu’en très peu de mots du langage courant,
D’un signe convenu - comme on fait à la messe -
Quelqu’un d’habilité dise à l’emporte-pièce,
Qui donc est le gentil et qui est ce méchant
Qu’on brûle d’agonir et juger sur le champ
En s’indignant bien haut d’une saine colère
Plus riche de gros mots que de vocabulaire !
L’important est d’avoir très vite un sentiment,
Sans devoir trop creuser dans un raisonnement,
Car l'évidence naît, sous ce climat moderne,
De ce que veut penser le Nombre qui gouverne,
Et plus il braille haut son propos maladroit,
Et plus la Vérité prend forme et se conçoit !
Ainsi, puisque chacun doit « savoir » toute chose,
Mettre son grain de sel sur le fond et la cause,
Mieux vaut nous outiller de quelques éléments
De langage précuits ouverts à tous les gens,
Si possible « punchy », comme on dit dans le cirque
Du débat citoyen, ouvert et romantique.
L’ignorance choisie et qui nous fait contents,
Mérite le respect et des soins importants ;
Aussi je veux ici dire à ceux dont la charge
Est de nous informer des « nouvelles » du large,
Outre qu’il faut très tôt dévoiler le méchant,
Qu’il faut aussi soigner la forme en le disant !
Deux, trois phrases, pas plus - pour ferrer l’audience -
Doivent tout raconter, sans pêché de nuance ;
Le verbe doit trouver dans sa proximité
Sujet et complément avec facilité,
Et ne point nous troubler de figures de style,
De grammaire empesée ou subjonctif hostile.
Enfin il faut songer à bien articuler,
A répéter souvent et bien reformuler.
Bref, vous êtes le vent et nous les girouettes :
Veillez à ne souffler qu’à hauteur de nos têtes !
Dites-nous simplement : « ce quidam est méchant !
Gardez-vous de l’aimer, le mal est son penchant !
Par contre celui-là connaît la gentillesse,
Il est proche des gens, il chante la tendresse ! »
Ah ! ne plus s’assaillir de problèmes de fond,
Mais rester simplement à fleur d'émotion !...
Je n’ose imaginer cette douceur tranquille,
Lorsque enfin les méchants des champs et de la ville,
Nous seront annoncés dès la pointe du jour,
Par un bison futé d'Inter ou Luxembourg,
Qui saura nous mener, en cohorte bovine,
Sous le ciel toujours bleu d’une Utopia crétine !
Me faut-il préciser - car cela va de soi -
Que pas plus vous que moi ne serons du convoi,
Car notre esprit fripon, nos natures malignes,
Nous donnent le talent de lire entre les lignes !
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