LETTRE D'UN HOMME DU MONDE A SON LIBERATEUR
de France, au lendemain de la 2e guerre mondiale.
Très cher et vieil ami de la grande Amérique,
Vous vîntes récemment, d’un élan historique,
Nous sortir d’un bourbier pénible et insultant
Et nous rendre l’honneur et nous faire content
En contraignant l'intrus à mordre la poussière :
Aussi, de vous aimer je ne fais pas mystère.
Je veux vous remercier, lointain libérateur :
Jusqu’à la fin des temps, je vous suis serviteur !
Pour ce faire, pourtant, vous fîtes grand dommage,
Collatéralement, des dégâts à la marge
Qui sont comme cheveux au revers du veston,
Comme du pain béni pour le qu’en-dira-t-on !
Pour le dire autrement : je crains pour votre image
De peuple lumineux aussi puissant que sage !
La vindicte parfois s’attarde à un détail
Qu’elle agite partout comme un épouvantail !
Ainsi, sans prévenir, du ciel vous bombardâtes
Sur Le Havre, Rouen, en cibles disparates,
Et sur Caen comme ailleurs, vous rasâtes souvent,
Ici quelques maisons et là-bas un couvent !
Bien sûr, il s’agissait de chasser la vermine
Qui mangeait nos poulets, nos œufs, notre farine,
En se donnant des airs d'être de la maison,
En nous prenant de haut, en dictant sa raison,
Mais je ne suis pas loin de penser, tout de même,
Que dans les avions frappés de votre emblème,
On a pu quelquefois y placer un lourdaud
Confondant le précis et le grosso-modo !
Vous rasâtes, mon cher, d'un feu considérable,
Et plus que l’Allemand, tous nos amis ensemble
Vous fîtes un moment un tel embrasement,
Que d’aucuns ont parfois frôlé l'agacement
Après avoir compté jusqu'à soixante mille
Le nombre de civils frappés à domicile !
Des femmes, des enfants, tant de peurs et de maux :
N'est-ce pas lourd tribut pour des raids amicaux ?
Et c'est bien en ami qu'ici je vous gourmande,
Car il n’est point de jour que quelqu’un me demande,
Des nouvelles de vous et de votre santé
Et de tous vos amis et de leur parenté !
Mais je voudrais encore évoquer une chose,
Une rumeur ici qui ne fait pas de pause :
Vous violâtes, dit-on, trois mille cinq cents fois !
Quel est donc l'argument qui blanchit ces exploits ?
D’où tenez-vous si bien cette idée imbécile
Que la femme d’ici ne serait que facile ?
A bien vous éduquer l’on a mis de l’ardeur,
Et l’on sait la rigueur de l’austère pasteur,
Alors quoi ! le grand air d'une nature agreste
Vous aura décidé l'inconcevable geste ?
Ou peut-être est-ce encor notre publicité,
Qui nous veut tous portés à la lubricité,
A l’amour que l’on fait sans trop de formalisme,
Avant de retourner au vice d’alcoolisme !
Et vous vous êtes dit qu’un peu de chocolat,
Quelques bas de nylon et du coca-cola,
Devraient bien, au pays de la prude Nitouche,
Décider un moment quelqu'une moins farouche !
Le barbare vainqueur sait agir à propos,
Et n’a point le tracas d’honorer un drapeau :
Il se sert au pommier lorsqu’il veut une pomme
Et n’a d’autre souci que son plaisir, en somme !
Mais d’un soldat ami… d’un fils de Benjamin…
Qu’on appelle au secours pour nous donner la main :
La souillure nous est aussi de la souffrance
Qui ne se résout pas à la loi du silence !
Nous sommes dans le temps du souvenir vivant,
Qui s’accommode mal d’état d’âme savant,
Et ne veut retenir, dans l’ardente prière,
Que la mort et le sang et le feu de la guerre,
Pourtant il faudra bien voir une autre douleur,
La nommer au grand jour sans esprit querelleur
Si nous voulons demain regarder la Bannière
Sans son éclat terni d’une triste manière !
Mais me voici bien grave et sans urbanité :
Je vous sais gré vraiment de votre charité,
De ce beurre et ce blé que vous nous envoyâtes,
Dans de jolis colis, avec du riz, des pâtes !
A vous revoir l’ami puisqu’il faut oublier
Tous ces mauvais moments si proches d’humilier !
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