CARNET DE VOYAGE

9 minutes de lecture

Nous sommes au début de l’automne, un peu avant l’heure du dîner. A la terrasse d’un petit bistrot, deux hommes d’un âge respectable sont assis côte à côte derrière une table sur laquelle sont posés deux verres de vin rosé. L’un a une tête à béret alors que l’autre a objectivement plutôt une tête à casquette.
 

Le béret

Ainsi donc, mon ami, vous voici de retour

De ce qu'il faut nommer un illustre séjour

Que vous fîtes là-bas sur cette terre hostile

Où l'on ne capte pas le Net sur son mobile,

Ce funeste pays des portes de l'enfer

Qu'un despote éclairé tient d'une main de fer !

Narrez-moi, s’il vous plaît, ladite itinérance

Qui vous a fait bon teint et gracieuse panse !

La casquette

Bien volontiers, mon cher, mais par où commencer :

Par l'enfant mendigot, le boudin épicé ?

Par la ballade en bus, la grillade aux chandelles,

Le concert de tam-tam, l’essaim de sauterelles ?

J’ai tant de souvenirs signés d'une photo,

Que je ne sais par où découper le gâteau !

En prenant du début vous aurez ce me semble

Un récit fort précis et un regard d'ensemble.

Le béret

Décrivez, voulez-vous, sans omettre un bouton :

Nous avons tout le temps avant le feuilleton !

La casquette

Vous dirai-je d'abord l'envol, l'atterrissage

D’un avion branlant droit issu d'un autre âge,

Qui nous a trimballé de remous en trous d'air

Cependant qu'on chantait des Ave, des Pater !

Le béret

Grand Dieu ! vous m’effrayez… sans que cela m’étonne !

Vous, un miraculé ! quelle belle personne

Qui regarde en chantant la mort droit dans les yeux,

Au moment où des trous se forment dans les cieux,

Et parle de cela comme elle dit le reste,

Avec de simples mots, en homme trop modeste !

La casquette

Ce n'est rien ! Quelquefois c'est dans l'événement

Que l'on se voit chrétien avec étonnement !

Mais permettez l’ami qu’à présent je poursuive

Et que du Grand Hôtel son luxe je décrive :

C’est d’abord du vieux bois, du marbre un peu partout,

Des coussins, des tapis, des cadres en bambou ;

L’on s'y sent bien au chaud lorsque la nuit est fraîche,

Mais au frais quand dehors un vent brûlant vous lèche !

Le béret

C’est donc vrai ce qu’on dit : ou l’on gèle ou l’on cuit,

Et qu’il ne faut sortir ni le jour ni la nuit !

La casquette

Comme disait souvent ma délicate épouse :

« Le soleil est si fort qu’il brûle la pelouse ! »

Mais en s’hydratant bien de l'aube jusqu’au soir,

On peut, en se couvrant, profiter du terroir !

Le béret

C’est bien là l’essentiel : de rester à son aise

En voyageant profond au cœur de la fournaise !

La casquette

Mais laissez-moi poursuivre et vous dire à l’instant

Quelques-uns de ces mets qu’on sert au restaurant :

Nous avons dégusté de tout en abondance,

Des fruits, des crustacés sur un buffet immense,

Mais à trop ajouter des épices dans tout,

Le lendemain parfois l'on demeure debout !

Si le plat est heureux, il le doit au service

D’un personnel zélé, partout dans l’édifice ;

Peut-être un peu nombreux à tenir la paroi,

Mais vous traite en nabab, quand ce n’est pas en roi :

Vous propose un fauteuil pour peu que l’on s’appuie,

Et du linge nouveau sitôt que l’on s’essuie,

Et vous observe tant la lèvre et le regard,

Qu’avant que d’avoir soif il vous porte un Ricard !

Le béret

Quelle douce contrée et peuplade attentive,

Pleine de dignité dans sa loi primitive !

Mais n’est-ce point plutôt l'allure d'occident

Qu’elle regarde en nous avec ravissement !

Nous avons malgré nous des gestes, des manières,

Dont le gène nous vient du siècle des Lumières,

Si bien qu’au saut du lit ou en maillot de bain,

Nous avons ce maintien qui n’est jamais contraint !

La casquette

Je ne peux sur ce point qu'acquiescer et vous suivre !

Le béret

Mais dites-moi encor, vous qui les vîtes vivre :

Avez-vous observé signes de pauvreté,

A la piscine, au bar de la propriété,

Chez ces admirateurs qui vous font le service :

Vous semblent-ils manger à leur faim en coulisse ?...

Il faut bien quelquefois l'œil d'un praticien,

Pour trier ce qui va, de ce qui va moins bien :

Vous qui savez soigner la rate au jus d'ortie,

Diriez-vous que la faim de cette île est partie ?

La casquette

Vous me connaissez bien et me savez précis

Lorsque sur un sujet je donne mon avis ;

J’ai donc étudié de près le phénomène,

A l'hôtel, sur la plage ou quand je me promène,

Et n’ai rien vu de tel chez ce peuple émergent

Comme un rictus de faim qu’on a chez l’indigent !

Les petits mendigots qui traînent dans les rues

Et vous collent longtemps comme font les sangsues,

Ne réclament jamais quelque chose à manger :

Ils sont là pour montrer au public étranger,

Un métier fort ancien issu de leur culture,

En animant la rue au milieu de l'ordure,

Et vous pressent d'offrir trois sous spontanément

Pour honorer le Ciel et le Gouvernement !

Le béret

Vous n’avez rien, je vois, de ce mauvais touriste

Qui ne sait quasi rien du pays qu’il visite,

Confond le Bleu d’Auvergne avec le Roquefort,

Ou range le Quercy trop loin du Périgord !

J'entends dedans vos mots assemblés par magie,

Du Schweitzer, du Debray, de l’anthropologie !

La casquette

Les coutumes, l’ami, de même que les us,

Se peuvent observer de la vitre d’un bus ;

J’en ai pris plusieurs fois et n’ai d’autre mérite

Que d’aimer regarder et de comprendre vite !

Le béret

Voilà ce qui s’appelle : être une sommité !

Mais dites-moi encore avant de nous quitter :

N’est-ce point trop gênant que cette dictature

Qui s’invite au moment d’une villégiature ?

N’est-ce pas douloureux pour nous autres Français

De voir que nos valeurs s'outragent à l'excès ?

La casquette

Sur le principe : oui ! mais la chose est discrète

Et ne perturbe point le repos et la fête !

Les valeurs, quelquefois, dépendent du climat

Et sont à replacer dans un panorama !

La république ici n’est pas en bonne terre,

Pas plus que les conseils de Rousseau, de Voltaire !

C’est dans le sang de bouc ou dans l’eau des anchois

Qu'ils lisent l'avenir et décident des lois !

Le béret

Ce que vous dites là se tient, quand on y pense :

Je l’ai pu constater en mainte circonstance !

Les Suisses sont ainsi bien différents de nous

Et ne savent parler que de lac et de sous !

Sitôt que l’on s’en va pour aller chez les autres,

Les valeurs qui ont cours se distinguent des nôtres !...

La casquette

… Et je crois bienséant, lorsqu’on est l’invité,

De respecter toujours les choix d’autorité

De son hôte : le ton, l'élément de langage

Pour gérer sa maison et tenir son ménage !

Le béret

Il faut prendre sur soi, vous avez bien raison !

La casquette

Sinon autant rester au seuil de sa maison !

Le béret

Justement, sur ce point : éclairez ma lanterne !

Je peine à bien choisir, tout me parait si terne ;

Comment donc faites-vous pour dénicher le lieu

Qui vous fait aduler partout dans le milieu

Des danseurs de tango, des pêcheurs, des boulistes,

Et même – m'a-t-on dit – chez les philatélistes !

La casquette

Pour voyager serein sous un autre climat,

Il vous faut respecter cet ordre, à minima :

D’abord, associez votre épouse au programme,

Afin que le séjour ne tourne point au drame

Dès lors qu'elle voudra savoir à tout moment

Le pourquoi de vos choix dans le cheminement !

Ouvrez-vous de vos plans, des phases délicates,

Ajoutez quelquefois des croquis et des dates !

Ensuite, il vous faudra – ceci est une loi –

Chasser de votre esprit qu’on voyage pour soi,

Comme un « congé payé » qui souhaite qu’on l’oublie

Et s’en va pour guérir de sa mélancolie !

L'on voyage d’abord pour épater autrui,

Ce clan qu'avant l'envol on a longtemps instruit,

Qui connaît le projet, en mesure l’audace,

Et viendra vous flatter dès le retour sur place !

Souvenez-vous toujours que l’on s’en va : pour voir !

Pas pour s'importuner, pas plus que pour savoir !

Ce que vos yeux verront suffit au reportage :

Avec deux ou trois mots vous signerez l’image !

Abordons maintenant le problème central :

Trouver une contrée au profil idéal !

Il faut qu’elle soit loin et son nom à la mode

Doit porter à lui seul un air de nouveau monde !

Elle aura traversé quelque calamité

Qui aura fait le gras de l'actualité,

Par exemple : un moment de pur obscurantisme,

Un féroce conflit, peut-être un cataclysme !

Et là ! vous arrivez, mon ami, juste après,

Pour voir ce grand malheur, tiède encore et de près !

Le béret

Cela ne se peut pas ! je ne saurai pas faire !

Je n’ai point de talent pour l’aide humanitaire !

Je veux bien m’en aller, là-bas, chez le Zoulou,

Mais pour boire et manger et flemmarder surtout !

La casquette

Qui parle de jeûner ou d'aider les urgences !

Il s’agit bien toujours de partir en vacances,

Mais parmi les premiers, en groupe organisé,

Pour voir et raconter d’un ton autorisé !

Le béret

Ah ! vous m’avez fait peur ! J'ai cru, à vous entendre,

Qu’il me faudrait marcher dans la boue ou la cendre,

Pour aller consoler dans d’improbables camps,

Des femmes, des enfants, des vieillards suffocants,

Et porter longuement à même mon épaule

D'énormes sacs de riz venus de métropole !

La casquette

Loin de moi ce projet ! cependant je vous dis

Qu’une photo couleur d’un immonde taudis

Peut s'avérer parfois de nature à séduire

D'insolents soupçonneux qui ne cherchent qu'à nuire !

Car il est arrivé que l’on me moque un peu,

Sur des périls sans nom évités d’un cheveu,

Qu’on n’a pas reconnus à leur juste mesure...

Comme ce jour, en bus, perdus dans la nature

Sous un soleil de plomb, où nous vîmes soudain

Le ciel blanc s'envahir d'un effroyable essaim

D'insectes prédateurs - sorte de sauterelles -

Qu'il a fallu chasser de nos seules ombrelles…

Le béret

… Grand Dieu ! Un safari au milieu du désert !...

Il faudra bien qu’un jour vous soyez plus disert

Sur ce nouvel exploit et me disiez la chose,

Dans toute sa longueur et son apothéose !

La casquette

Mais qui vous parle ici de chasse et de désert !

Vous ne comprenez rien de ce que l'on vous sert

Et mélangez mes mots…

Le béret

Souffrez que je vous coupe !

Mais votre femme, au loin, vous annonce la soupe

Et s’époumone tant que dans tout le quartier,

Chacun à sa façon lui dit son amitié !

La casquette

Brisons là, s'il vous plaît : la retraite s’impose !

Je ne dois pas compter qu’elle fasse une pause !

D’ailleurs, j’avais fini de bien vous conseiller.

Le béret

Ce me fut, sans mentir, comme un rêve éveillé !

Votre voix… ce rosé… cette douceur d’automne…

Vous m’en avez tant dit que ma tête raisonne !...

Votre verve, ce don : est-ce congénital ?

La casquette

Point du tout, mon ami : je suis élu local !

C’est dire en peu de mots le pourquoi de la chose,

Et d’où me vient ce goût du vers et de la prose !

Le béret

C'est vrai ! pardonnez-moi, je l’avais oublié !

Le bel esprit vous est, de fait, bien familier,

Car il se dit partout qu’être un élu vous donne,

Dès après le scrutin, comme un air de madone !

Ainsi cette beauté de vos mots, à l’oral,

Viendrait de l'onction du corps électoral ?

La casquette

Sans doute, mais il faut comprendre davantage ;

Ainsi je vous parlais à l’instant de voyage :

Avez-vous bien senti, derrière mon topo,

La géopolitique à son plus haut niveau ?

C’est que nous tous élus avons une pratique

Du débat permanent, constructif et critique,

Et chacun de retour d'un long déplacement,

Expose son avis, donne son sentiment,

Et raconte comment il a trouvé le monde,

Quand bien même il revient d’Ambert ou de Combronde !

Le béret

Quel docte comité !

La casquette

C'est un fait pour beaucoup !

Le béret

Quelle hauteur de vue !

La casquette

Et je ne dis pas tout !

Sur ces mots, ponctués par de longs hochements de tête approbateurs, les deux amis se serrent la main et se séparent.

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