Chapitre IV. Je suis le crapaud de la mare. 2/2
« J'ai appris que le courage n'est pas l'absence de peur, mais la capacité de la vaincre. » Nelson Mandela
_ Heaven m’a dit que mes lucioles ne seront visibles qu’aux yeux des personnes qui sont appelés les Ombrumes. Elle a dit qu’elle s'en chargerait. Que c’était une promesse, et qu’elle tenait toujours ses promesses. Du coup, vous les voyez ou pas mes lucioles. Moi, je trouve qu’elles sont jolies, et vous ? Heureuse d'avoir réussi du premier coup, Aliénor sourit de toutes ses dents.
_ C’est époustouflant. Voilà la seule réponse qu’eut Aliénor, si on ne compte pas les hochements affirmatifs des Ombrumes.
Camouflé par le voile de la nuit, le petit groupe sortit difficilement de la forêt, plusieurs détours furent empruntés pour égarer d'éventuels poursuivants. Au petit matin, les choses se compliquèrent de nouveau. Ayant perdu le manteau noir du ciel nocturne, leur position était visible pour toute personne ayant une vue quelque peu correcte. Ils abandonnèrent donc la route principale et poursuivirent leur chemin sûr des routes moins fréquentées et plus discrètes. Tout au long de leur marche, ils se turent à l’exception des quelques suggestions de pause.
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C’est en fin de matinée que le petit groupe arriva enfin à l’entrée d’une petite ville. De taille modeste, elle jouissait quand même de l’avantage des grandes villes grâce à ses Viatorem. De la même forme qu’une porte, elle permet au voyageur qui les traverse de se rendre n'importe où dans Ebélios. Du moment qu’il possédait un billet indiquant le lieu de sortie. Dans cette ville, se trouvait aussi leur point de rendez-vous.
De l’autre côté des grandes portes de la citadelle, l’agitation routinière des habitants attira le regard d’Aliénor. Pas habituée à ce genre de scène, la petite curieuse ne savait plus où regarder. Quel que soit l’endroit où ses yeux se posaient, les merveilles qui l’entouraient l’éblouissaient. Il était difficile d’avancer dans cette foule, leur allure n’était pas plus rapide que celle d’un chat paresseux. De ce fait, toujours perchée sur le dos de Maximilien, Aliénor avait tout son temps pour admirer les lieux.
Les étals des marchands étaient remplis de toutes sortes de choses, des étoffes aux couleurs chaudes, les broderies époustouflantes, incitaient à la coquetterie. Devant les vitrines des commerçants, décorées avec sion, la foule ne désemplissait pas. Bientôt, les merveilleuses odeurs de nourriture lui remplirent le nez, auberges et vendeurs ambulants se disputaient l’attention des passants à l’heure du déjeuner. Les effluves de pain frais qui sort du four, quand la petite équipe passa devant une boulangerie, réveillèrent son estomac vide. Heureusement, l’agitation de la rue camoufla le gargouillement de son ventre.
Après avoir joué des coudes avec quelques passants, le voyage s'acheva devant une auberge adjacente à la rue principale, le Renard Pimpant. La devanture ne payait pas de mine, mais l’odeur de la nourriture qui se dégageait des fenêtres entrouvertes mettrait l’eau à la bouche de n'importe qui. À l’ouverture de la porte, une bouffée de chaleur les encercla, ainsi que les décibels des conversations des différents clients présents. Remplie de tables rondes, il y avait juste assez de place entre elles pour permettre aux serveuses de circuler. Près de l'entrée dans un angle une petite estrade avait été aménagée pour permettre aux musiciens, de passage, de jouer de leur art. À l'opposé de cette estrade, une porte donnait accès à une salle privative.
Au comptoir, Garance, la patronne, leur fit un signe de la tête en guise de salutation, et ne sourcilla même pas en apercevant l’enfant sur le dos du scribe. De nouveau dans son rôle de gérante, la tenancière apostropha son cuisinier pour savoir où en étaient ses commandes, les clients attendaient. À sa droite, un jeune serveur se tenait droit comme un "I" les bras chargés d’un plateau déjà rempli de verre d’alcool. Accoutumés au lieu, les Ombrumes se dirigèrent immédiatement au fond de la salle et ouvrirent la porte menant à la salle qu’ils avaient réservée. Aménagée de la même façon que la première salle, celle-ci était plus petite, mais pouvait quand même accueillir une trentaine de personnes.
À leur entrée, plusieurs têtes se levèrent et les saluèrent chaleureusement. Certeines de ces personnes portaient de fines armures et possédaient une arme tranchante à portée de mains. Sur leur passage, pour rejoindre une table, des chuchotements s'élevèrent, tous fixèrent cet enfant, pour qui l’ordre des Ombrumes s’était mobilisé. Épuisés par leur marche continue, ils s’assirent avec lourdeur sur leurs sièges. Intimidée par toute cette attention, Aliénor n’osa pas sortir la tête hors de son écharpe.
Ils n’attendirent pas longtemps avant que Garance ne vienne prendre leur commande. Quand c’était l’ordre des Ombrumes qui réservait la salle, seule la patronne avait le droit de rentrer dans la pièce. Bien qu’avec sa taille et sa carrure, il n’était pas facile pour elle de circuler au travers du dédale de tables. Aussi haute et large qu’un guerrier bien entraîné, elle se chargeait elle-même de mettre fin aux rares bagarres qui pouvaient éclater suite à une trop forte consommation d’alcool.
_ Alors les amis, je vous sers quoi aujourd’hui ? J’ai le menu du jour qui remplira vos estomacs vides en un rien de temps. Son timbre de voix fort, des personnes qui ont l’habitude de se faire entendre malgré un brouhaha ambiant, était chaleureux et accueillant.
Impressionnée par cette femme immense, debout à côté d’elle, Aliénor n’osa pas trop la détailler. Fatiguée par l’agitation de cette nuit, la petite n’aspirait plus qu’à un bon repas et un lit douillet. Son quota journalier d’énergies pour faire sa curieuse était épuisé.
_ Nous allons en prendre trois s’il te plaît. Pour la petite, il vaudrait mieux un repas liquide. Ça fait plus d’un mois que son estomac n’a rien avalé et je crains que ton ragoût soit trop lourd pour elle.
_ Pauvre petite.
La tenancière s’accroupit, de sorte que maintenant elles se trouvèrent toutes les deux au même niveau. Deux yeux soucieux détaillèrent le visage amaigri d’Aliénor. Les lèvres craquelées de la femme retenait difficilement sa colère envers les geôliers de la forêt des Murmures. Avec la voix légèrement tremblante de frustration, elle continua à l’intention d’Aliénor.
_ Je vais te faire un bon bouillon tu m’en diras des nouvelles. Et tu vas voir ma crème aux œufs est délicieuse. Se relevant, elle s’adressa à toute la tablée. Je vais faire préparer des chambres pour vous et la petite.
_ Ce sera parfait, je te remercie Garance. Le voyage n’est pas fini et un peu de repos nous sera bénéfique. Et si ça ne te dérange pas, peux-tu faire préparer un bain et des vêtements de rechange pour Aliénor ? Je pense que ce serait plus confortable pour elle de dormir dans des habits propres et bien lavés.
_ Pas de souci. Vu sa taille, elle devrait rentrer dans les habits de mon dernier. Pour le bain, je vais demander à ma fille de l'aider à se décrotter. Satisfaite de sa décision, elle sortit de la salle pour préparer leur commande.
Aussitôt que fut sorti Garance, une poignée d’hommes les rejoignirent à leur table. Après les habituelles formules de politesse, la conversation dériva immédiatement sur la nuit passée. Comme dans tout affrontement, il y avait inévitablement eu des pertes et blessés à déplorer. Personne ne savait exactement à combien s’élevaient les pertes, les blessés et les arrestations réalisées pendant l’excursion punitive. Quant aux autres prisonniers, ils furent eux aussi escortés en lieux sûrs dans différents lieux de rendez-vous.
À moitié somnolente, Aliénor n’entendit que quelques brides de l’échange. Un dénommé Marcus avait réussi à s'enfuir, des documents importants avaient été sauvés du feu allumé par l’un des mercenaires. Ou encore, qu’une drôle de nuée de lucioles les avait conduits jusqu’à la sortie de la forêt.
_ C’est vraiment étrange, quand j’ai aperçu les insectes, j’ai tout de suite su que je devais les suivre. Comme si, une voix mystérieuse me le suggérait. Le blondinet désigna la salle d’un geste théâtral. D’ailleurs, on a tous eu cette impression. Pas vrais les gars ? Je me demande d’où elles venaient, il me semble qu’elles ne faisaient pas partie du plan en tout cas. Vous n’auriez pas une idée par hasard. Les coudes sur la table, les mains posées sur ses joues juvéniles, le blondinet scruta un par un ses interlocuteurs.
À l’évocation de ses lucioles, le brouillard dans lequel le cerveau d’Aliénor se trouvait se dissipa. Et contre toute attente, ce n’est pas le timbre de voix masculines qui répondit, mais celui d’une enfant fatiguée qui luttait pour rester parmi les éveillés.
_ Ce sont mes lucioles. C’est moi qui les ai fait apparaître. Heaven m’a dit qu’ensuite elles iraient chercher les Ombrumes pour les faire sortir de la forêt.
_ Pardon ? Comment ces lucioles peuvent- elles être les tiennes, petite. Il y en avait tellement, et surtout, elles ne nous ont pas quittées jusqu’à l’aube. Même un mage confirmé ne pourrait y parvenir seul. Il faudrait au moins trois mages de niveaux cinq pour y arriver. Alors, une enfant de ton âge, n’en parlons pas.
_ C’est pas petite, mais Aliénor. Et c’est vraiment moi qui les ai fait apparaître. Ils ont tout vu, eux. Pointant les trois hommes qui l'accompagnaient, elle releva le menton de courage. Je peux même le prouver tout de suite.
_ Mais je t’en prie, fait donc, Aliénor. Détachant chaque syllabe du prénom, le jeune homme arbora ensuite un sourire narquois. Sûr de lui, il se pencha en arrière et fit balancer sa chaise sur deux pieds.
_ Elles sont un peu fatiguées d’avoir volé toute la nuit, donc il n’y en aura pas autant. Sa respiration se calma et sous les yeux de l'assemblée une petite nuée de lucioles apparurent tout autour d’elle. Tu me crois maintenant, moi, je ne suis pas une menteuse.
Le petit essaim d'insectes fonça droit sur le malheureux, qui bascula en arrière et se retrouva étalé au sol. Sous les rires des spectateurs, le jeune homme admit son erreur à Aliénor, qui lui pardonna avec un sourire espiègle. La chaise de nouveau sur ses quatre pieds, il eut juste le temps de s'asseoir dessus, que la porte s’ouvrit pour laisser entrer Garance les bras chargés de nourritures.
_ Qui a laissé rentrer ses insectes chez moi. Bon sang ! combien de fois devrais-je vous dire de ne pas ramener n’importe quoi dans mon établissement.
À grande enjambée, elle rejoignit la table au centre de l'attention de tous.
_ Je suis désolée, madame. Je ne savais pas que c’était interdit de faire ça. Mais mes lucioles sont gentilles. Je vais les faire disparaître tout de suite. La voix d’Aliénor, jusque-là claire et distincte était maintenant timide.
En un battement de paupière, les petits insectes lumineux disparurent.
_ Et bien ma petite on peut dire que tu es douée avec la magie. C’est un joli tour que tu as fait. Mais s’il te plaît, à l’avenir, évite de le faire dans mon auberge. Les insectes me donnent la chair de poule.
Une fois les assiettes posées, Garance demanda d'être prévenue une fois qu’ils auraient fini leurs repas, pour qu’elle les conduise à leurs chambres respectives. Couverts en mains la petite troupe attaqua son repas trop heureuse de pouvoir manger chaud.
Son repas englouti, Aliénor fut emmenée par la fille de Garance jusqu’à sa chambre ou une grande baignoire avait été remplie. Aidée par celle-ci, Aliénor put enfin enlever toutes les crasses qui la grattaient. Après une heure à batailler avec les nœuds dans les cheveux d’Aliénor, elles n’eurent pas d’autre solution que de les couper jusqu’aux épaules.
En début de soirée, à l’heure où les rues se vidaient petit à petit, un groupe de cinq personnes sortit de l’auberge du Renard Pimpant. En sécurité au centre de ce groupe d’Ombrume, une petite fille avec une écharpe rouge était poussée sur un fauteuil roulant par un blondinet bavard.
Arrivés devant les Viatorem, Aliénor et ses compagnons de voyage sortirent leur billet de destination, donné préalablement par Garance avant leur départ. La destination, déjà indiquée, ils ne leur restaient plus qu’à traverser, pour rejoindre la Blanche Forêt Brumeuse. Ensuite direction le Duché de Brume et leur périple prendrait fin. Si tout se passait sans encombre, tout le monde dormirait dans un bon lit la nuit même.
Ce fut une drôle de sensation pour Aliénor de traverser ce portail. La texture au toucher pouvait être comparée à de l’eau, mais elle ne fut pas mouillée à son contact. Émerveillée par la traversée de cette arche de pierre, Aliénor posa, à son habitude, plein de questions pour saisir le mécanisme de cette expérience nouvelle. On lui expliqua que c’était un cadeau du Dieu des voyageurs Naesis. Grâce à cela, on pouvait voyager partout dans le royaume à partir du moment où deux Viatorem étaient connectées l’une à l’autre.
À la sortie du Viatorem, une voiture attelée à des chevaux attendait le groupe pour traverser la dernière étape du voyage. Derrière cette voiture s'en trouvait une autre plus petite mais plus luxueuse. En bois blanc décorée avec des ornements bleu pastel et gravée d’un imposant saule pleureur sur la porte, le véhicule ne passait pas inaperçu. Tout comme les passagers debout à côté.
Trépignant d’impatience, un petit bonhomme aux cheveux châtain court et vêtu d'un habit bleu, gesticulait autour d’une femme au maintien digne et noble. Entièrement recouverte du cou jusqu’aux chevilles d’une cape prune. Ses cheveux, d’un blond cendré, étaient tressés et agrémentés de petites perles en or rose. Sa coiffure encadrait son visage rond ou les traces du temps commencaient à apparaître. La tendresse des traits de son visage était marquée par les cernes qui habillaient ses yeux bleu métallique. Sur ses fines lèvres, un sourire bienveillant rehaussait ses joues parsemées de taches de rousseur.
Quand le petit garçon aperçut les Ombrumes, il interpella sa mère et fit de grands signes à leur attention. D’allure rapide, il les rejoignit en un rien de temps. Saluant tous les adultes, il s’arrêta devant la jeune fille. Ses deux mains sur les hanches, son regard bleu, au reflet si particulier, pétillaient de bonheur et son sourire de pirate sur les lèvres, il salua joyeusement son amie retrouvée.
_ Je suis vraiment trop content que tu sois là Aliénor. J’avais tellement hâte de te voir qu’avec maman nous sommes venus exprès te chercher. Tu as dû avoir drôlement peur la nuit dernière ?
_ Oui mais Heaven a dit qu’avoir peur n’empêche pas d’être courageuses.
_ Je suis d'accord avec elle, mais maintenant tu n’as plus à avoir peur, je suis là pour te protéger. Parole de Jonas Flereterram futur Duc de Brume.
Heureuse d’être au côté d’une personne qu’elle connaissait, Aliénor se laissa guider jusqu’au carrosse, ou Eryne Flereterram, actuelle Duchesse de Brume et mère de Jonas les attendait. Dans ce petit habitacle si confortable, elle avança vers son avenir qui lui promettait bien des aventures.
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