Chapitre IX. La ville flottante. 2/2
« L’art de vivre est de savoir s’ajuster aux changements. » Melki Rish.
— J’y peux rien, moi si vous vous êtes fait avoir par un gamin voleur. En même temps, vous l’avez cherché aussi.
Avec agacement il balança son matériel d’écriture et se mit debout devant les trois jeunes femmes. D’une voix virulente, il continua sa tirade.
— Avec vos vêtements qui empestent la richesse à trois kilomètres, pas étonnant que vous ayez été prises pour cible. Franchement papa et maman ne pouvaient pas vous payer une escorte ? Non ? Bien sûr que si ! Alors pourquoi des petites filles comme vous veulent absolument partir seules ? Pour faire comme nous autres, les gens du peuple. Et partir sur les routes sans avoir des nounous armées sur le dos, répondant aux moindres de vos désirs ? Vous êtes parties seules, alors c’est de votre responsabilité si cela vous est arrivé. Et puis vous devriez savoir à quoi vous attendre en venant au lac Draluir. La réputation mal famée de notre ville flottante n'est pas une légende. Ne venez pas ensuite pleurer parce que votre bourse a disparue. Vous êtes ridicules.
D’un geste de la main rempli de mépris, il leur désigna la porte de sortie.
— Mais, puisque vous avez quand même eu la jugeote de me ramener le sale gosse, je vais m’assurer qu’il reçoive le châtiment qu’il mérite. Dix coups de fouet chaque matin pendant ses trois jours au bagne. Allez maintenant du balai, vous me rendez malade rien quand vous voyant.
Folle de rage, les poings serrés d’Héloïse la démangeaient. À côté d’elle Aliénor relâcha sa pression sur le coude de son amie, montrant ainsi son soutien pour ses futures actions. La guerrière entama un geste pour sortir sa lame, mais fut arrêtée par le bras d’Élisa. Le visage calme et serein, la prêtresse ne détacha pas ses yeux de ceux du garde quand elle s’adressa à son amie.
— Ne te fatigue pas pour si peu Héloïse. Un homme comme lui ne vaut même pas la peine que tu dégaines ton arme.
Le ton courtois qu’Élisa avait utilisé pour son amie changea quand elle s’adressa au garde.
— Bien, puisque vous ne voulez pas nous aider, je suppose que ça ne vous dérange pas que nous le fassions à notre façon. N'est-ce pas ? Allez, soyez gentil, et faites venir le garçon ici. Il repart avec nous, nous ne voulons pas vous surcharger de travail.
Élisa prit le même ton qu’elle utilisait au temple, quand elle s'adressait à un très jeune enfant. Il était à la fois très doux, calme mais aussi hypnotique. Grâce à sa connexion avec les dieux et déesses, Élisa pouvait emprunter pendant un très court laps de temps, certaines caractéristiques de ceux-ci. Du moment que la divinité en question lui accordait sa bénédiction. Elle avait donc insufflé de la magie venant de la déesse Esana dans ses mots.
Incapable de répliquer quoi que ce soit à la prêtresse, le garde s’exécuta, et partit chercher l’enfant.
— Sortons vite d’ici, j’ai comme l’impression qu’il y a une odeur de rancœur qui plane dans l’air, conclut Aliénor quand l’enfant leur fut remis.
Élisa en tête, elles sortirent du bâtiment sous le regard hargneux du garde bedonnant. De retour à leur point de départ, sur la place du marché qui commençait doucement à se vider, les trois jeunes femmes se tournèrent face au garçon.
— On fait quoi de lui, maintenant ? questionna Héloïse.
— Aucune idée Héloïse. Que veux-tu faire Élisa, nous te laissons choisir. Comme tu l’as dit plus tôt, c’est ta bourse qu’il a volée.
Les yeux marron d’Élisa détaillèrent le garçon en face d’elle. Son visage sale, ses joues creuses, ses vêtements trop petits pour lui ainsi que sa mine effrayée finirent de convaincre Élisa.
— Laissons-le partir, s’il l'a fait, c’est sûrement pour une bonne raison. Je me trompe ?
Le visage plein de gratitude, le voleur hocha énergiquement la tête. Après de sincères remerciements bafouillés, il commença doucement à s’éloigner des jeunes femmes. Après quelques pas, il tourna légèrement sa tête par-dessus son épaule et d’une voix solennelle il s’adressa à sa bienfaitrice.
— J'ai une dette envers toi… vous maintenant. Si tu … vous avez besoin de quelque chose, venez me trouver. Je ferai tout ce que je peux pour aider. Oh, et je m’appelle Basil.
Avec un dernier coup d’œil vers Élisa il se mit à courir et très vite se fondit dans la foule.
Au bruit que faisait le ventre d’Aliénor, qui criait famine, elles décidèrent de partir manger dans l’un des restaurants qui bordaient la place du marché. Le temps n’étant pas mauvais, pour un mois de février, elles prirent place sous une terrasse abritée et bien évidemment chauffée. Après avoir commandé leurs plats, elles attendirent que le serveur s’éloigne avant de poursuivre leurs conversations.
— Vous savez les filles, ce garde n’avait pas tout à fait tort su…
— QUOI ! Ah non Élisa ! Tu ne vas pas me dire que tu es d’accord avec ce qu’il nous a craché au visage.
Stupéfaite par les paroles d’Élisa, Héloïse s’était levée de sa chaise en même temps qu’elle avait coupé la parole de son amie. Sur les tables voisines, les regards des curieux les scrutaient et ne perdaient pas une miette de leur conversation. Avec une légère pression d’Aliénor, sur son bras, Héloïse se rassit docilement. Après un regard appuyé d’Aliénor aux personnes trop curieuses, ils détournèrent tous leur attention. Élisa répondit à l’insinuation de son amie.
— Bien sûr que non, j…
— Ouf, tu me rassures…
— Bon sang Héloïse ! Tu as fini de me couper la parole, laisse-moi au moins finir mes phrases.
— …
C'est à ce moment que le serveur choisit pour revenir avec leurs deux ragoûts de viande, le poisson d’Élisa et les boissons qu’elles avaient demandé. Pendant qu’il posait leurs commandes, Aliénor sortit de quoi le payer, et après un hochement de remerciement, il s’éloigna tout en comptant la somme dans sa main.
Après s’être assuré qu’aucune oreille ne les écoutait, Élisa se remet à parler.
— Je disais donc, qu’il n’avait pas tout à fait tort sur un point, elle s’interrompit une seconde pour boire une gorgée.
Avec un regard de mise en garde à la guerrière rousse, la jeune prêtresse continua ses explications.
— Nous nous distinguons beaucoup trop des autres avec nos vêtements. Il faut que nous achetions des tenues plus communes, moins luxueuses, il nous en faut qui passent plus inaperçues ici.
— Pourtant je ne vois pas trop en quoi nos vêtements sont si différents des autres voyageurs.
— Aliénor, tu te promènes avec une cape doublée en fourrures, tes vêtements sont neufs, tes bottes ne montrent aucune marque d’usure. Et vu l’épaisseur de vos tuniques à toutes les deux, il ne fait aucun doute qu’un sort de régulation corporelle a été appliqué dessus. Et pour Héloïse la rapière qui habite ta taille et bien trop belle pour appartenir à une autre personne qu’une noble. Alors je m’excuse, mais vous n’avez rien des voyageurs lambdas. Même moi, avec mon emblème du temple, je passe plus inaperçue que vous.
— Ouais, peut-être, mais c’est pas notre bourse qui a été volée, marmonna Héloïse dans son verre qu’elle avait porté à ses lèvres.
Sans prendre en compte l’intervention de son amie quelque peu grincheuse, Élisa se concentra plus sur Aliénor.
— Bien, maintenant que nous avons récupéré ma bourse, je vous propose de faire un tour des boutiques de vêtements. Ensuite, on pourra de nouveau se concentrer sur les recherches.
— Finissons d'abord de manger, ensuite nous aviserons.
Une fois leurs repas terminés, Aliénor, Élisa et Héloïse, se levèrent et sortirent du restaurant.
— Quelqu’un a une idée de là où nous devons aller ?
La question qu’Aliénor formula à haute voix faisait écho à celle que se posaient ses deux amies en fixant chacune des directions différentes.
— Il nous faudrait un guide. Une personne qui connaît bien cet endroit, réfléchit à voix haute Élisa.
— Pourquoi ne pas demander à la petite ombre qui nous observe depuis un petit moment déjà. Il se trouve derrière toi Aliénor, sur ta droite, derrière le panneau des menus du restaurant d’en face.
De concert Aliénor et Élisa se retournèrent pour tenter d’apercevoir l’espion qui les avait suivies.
— Ah ! Mais qu'est-ce que vous faites ! Ne vous retournez pas comme ça, il va forcément comprendre qu’on l’a repéré maintenant.
Repéré, l’espion sortit de sa cachette. Un sourire bienveillant aux lèvres, Élisa lui fit signe de s'approcher. La place maintenant libérée des vendeurs présents au marché, le nombre de passants avait nettement diminué. Il était donc plus facile à Basil de traverser la place. Il s’avança lentement et prudemment jusqu’à elles, toujours sur ses gardes, il scruta chaque recoin du coin de l’œil.
— Je crois que nous allons avoir besoin de ton aide Basil. Tu es toujours d'accord pour nous la donner ?
Enthousiaste à l’idée de pouvoir rembourser aussi vite sa dette, Basil hocha énergiquement sa tête.
— Je dois faire quoi ? de quoi as-tu … vous avez besoin madame.
Sur le visage de l’enfant, il n’y avait plus aucune trace de peur. Non, à la place un voile sérieux et grave avait recouvert le visage du garçon qui faisait face à Élisa.
— Nous aimerions que tu nous serves de guide dans cette ville. Nous sommes à la recherche de quelque chose.
La mine de Basil affichait un air hébété, au point que, quand il répondit à Élisa, il la tutoya.
— C’est tout, y a que ça que tu as besoin. Tu es sûre que tu ne veux pas autre chose ? Si c’est un endroit que tu cherches, dis-moi c’est quoi. Par exemple, je peux te montrer où se trouve le meilleur prêteur sur gages de la ville. Il ne pose jamais de question sur ce que je lui ramène. Ou bien la maison de jeu la plus réputée et la moins trompeuse. Ou, si tu cherches à connaître ton avenir, je peux t’amener chez celle qui voit tout. Il y a aussi le quartier rouge, ou ma maman travaille, mais c’est plus des hommes qui visitent les maisons de cet endroit. Par contre si tu cherches des mercenaires ou des hommes de main, il faudra que tu y ailles seule. Je n’ai pas encore l'âge de me rendre chez les vautours. Et si la directrice apprend que je suis allé là-bas, je vais avoir de très gros ennuis. Alors, où veux-tu aller ?
Tout en énumérant les différents lieux, Basil les comptait sur ses doigts sales. Parti sur sa lancée, il parla de plus en plus vite, inconscient des regards surpris et interloqués que s'échangèrent les trois voyageuses. Pour lui, il était normal qu’un enfant de son âge connaisse ses lieux. Après tout, pour survivre dans cette ville mieux valait en connaître les dangers et les secteurs à éviter. Il fallait vite s’adapter pour envisager de vivre longtemps.
— Houla !!! Je crois que nous nous sommes mal compris. Nous ne sommes pas à la recherche de ce genre d’endroit. Non, à la place nous aimerions que tu nous aides pour autre chose. Voilà, nous sommes à la recherche d’un vieux livre très particulier. Et nous souhaitons que tu nous aides à trouver les librairies qui en vendent ? Et si ce n’est pas trop te demander, peux-tu nous indiquer quelques boutiques de vêtements. Il nous en faudrait des nouveaux qui soient plus discrets que ce que nous avons actuellement.
—… très bien, si c’est ce que tu veux, je t'aiderai. J’ai encore des choses à faire mais demain c’est bon pour moi. Retrouve-moi près de la fontaine, au centre de la place du marché, demain à midi.
Aux sons des douze tintements de l’horloge de la ville, Basil salua sa bienfaitrice quand elle et ses deux amies le rejoignirent. Au hoquet de surprise que firent les trois femmes, Basil en déduit qu’elles avaient toutes trois vu son œil salement amoché. Frappée de stupeur, sa bienfaitrice s’agenouilla devant lui et examina délicatement son visage.
— Par Euna, qui a bien pu te faire ça ? demanda Élisa inquiète.
La question d’Élisa prit Basil au dépourvu. C’était bien la première fois qu’une personne s'inquiétait pour lui en dehors de sa mère. Elle avait même cité la déesse de la guérison dans sa question.
— C’est un petit cadeau du garde d'hier. Il est venu voir maman hier soir. Ce n’est pas grand-chose, vous inquiétez pas madame la prêtresse, j'ai l’habitude. Ah oui ! J'ai presque oublié de vous présenter Vitor. La directrice m'a demandé de le former, du coup il va nous suivre.
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