Chapitre X. Le chemin du vent. 2/3

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« Quoi que tu rêves d'entreprendre, commence-le. L'audace a du génie, du pouvoir, de la magie. » Johann Wolfgang von Goethe

 Le vent joueur, qui dansait avec ses puissantes ailes au printemps. L'air glacé du ciel en hiver, glissant tout le long de son corps massif et de son visage écailleux. De la neige qui fondait en tombant devant ses naseaux bouillants. Au battement de son cœur qui tambourinait dans sa poitrine, quand elle faisait la course avec le soleil d’été. Les rafales de pluie d’automne qui ruisselaient entre ses cornes. Le sentiment de liberté infini, quand elle zigzague allégrement être les nuages et les tempêtes. Savourer l’excitation de dominer le monde, en le regardant de si haut.

 Toutes ses sensations, Heaven ne pouvait que se les rappeler, alors qu’elle survolait le royaume d’Ebélios.

 Sans elles, voler n’avait plus aucun goût, plus aucun attrait. Pour Heaven, cela n’était plus qu’un simple moyen de transport. Et un douloureux rappel de son glorieux passé de dragonne, fait de chair de sang et d’écailles.

 C’est sans la lumière de la lune qu’Heaven commença à survoler la chaîne Inuim et la forêt qu’elle englobait. Il lui avait fallu une journée entière pour traverser les terres d’Ebélios. Normalement une demi-journée lui aurait suffi. Mais dans les conditions qui étaient les siennes depuis plusieurs siècles, elle devait s’estimer heureuse de pouvoir encore voler.

 Le souffle court, la douleur dans ses muscles dorsaux, le tambour de son cœur, résonnant à ses oreilles, lui firent comprendre qu’elle avait atteint ses limites pour la journée. Avec épuisement, Heaven entama sa descente et atterrit lourdement à quelques mètres à peine d’un rebord escarpé. Mollement elle avança en direction du pic, laissant ses ailes harassées traîner derrière elle. Dans un dernier effort, Heaven se laissa tomber sur le sol humide et laissa pendre ses jambes dans le vide.

 En face d’elle, dans l’obscurité de la nuit, les bruits de sa respiration se perdaient dans ceux des vagues se fracassant contre les côtes de la baie Roalac.

 De là où elle se trouvait, elle observa la distance qui lui restait à parcourir avant d’arriver à destination. Et dire que normalement, elle serait arrivée au désert du Désastre en même temps que le soleil. Pleine de frustration, à devoir perdre du temps à se reposer, Heaven ne put s’empêcher de pester et d’insulter le monde entier et le destin qui s’acharnaient contre elle.

 Cette immensité de sable se trouvait de l’autre côté de la mer, et une fois arrivée là-bas Heaven aurait encore plusieurs kilomètres de voyage à arpenter. Les personnes qu’elle allait retrouver se tenaient isolées du monde et des êtres qui le peuplaient. Les seuls à venir jusqu’à chez eux étaient les caravanes ambulantes qui se déplaçaient trois fois par an.

 Respirer de grandes bouffées d'air pour calmer ses nerfs lui firent doucement du bien. L'air marin remplit les narines de la voyageuse et apaisa petit à petit le tambour de son cœur. Ses émotions de nouveau en harmonie, Heaven se connecta à l’énergie qui l’entourait pour retrouver ses forces perdues.

 Au petit matin, quand elle eut assez récupéré, la dragonne spectrale se remit volontiers en route. Sans même un regard pour le dernier bout de terre du royaume d’Ebélios, Heaven se laissa tomber du haut de la falaise et reprit son voyage au-dessus de la mer.

 Il lui fallut toute la matinée pour retrouver la terre ferme. Impatiente de continuer son périple, elle donna un puissant coup d’aile et dit au revoir au chant du vent marin qui l’avait accompagné pendant sa traversée.

 La mer fit brusquement place au sable et le voyage continua.

 Plus tard, bien plus tard dans la journée, Heaven posa pieds à terre. Malgré toute la rage qui la remplissait, elle fut contrainte de faire une nouvelle halte entre deux dunes. De nouveau la fatigue la força à capituler et à reprendre des forces.

 Pourtant, elle n’était qu’à quelques kilomètres de son but. Derrière les dunes, au loin, se trouvait le village de la tribu Eoktac. Et derrière les habitations en toile et autres lieux de rassemblement, se trouvait sa destination finale, leurs sites sacrés.

 Toujours invisible aux yeux de tous, Heaven se positionna le plus confortablement possible et entreprit de refaire le plein d’énergie. Mais cette fois-ci l’opération était beaucoup plus complexe que la fois précédente.

 Du fait de la grande distance qui la séparait de sa protégée, elle ne pouvait plus compter sur le canal qui les reliait pour se ressourcer. Heaven ne pouvait se contenter que du flux de magie qui résidait dans l’air ambiant. Aliénor lui manquait beaucoup dans ces moments-là.

 Seule avec ses pensées, Heaven se remémora les terribles évènements qui avaient eu lieu au creux de ce desert. Mais surtout ce qui lui revient en premier fut l’humiliation de ce jour.

~

 Il y a de cela plusieurs siècles, elle avait perdu son corps tangible et n’était plus que l’ombre d’elle-même. Depuis ce jour tragique, où elle avait failli mourir en voulant s’opposer à un Dévoreur. Les dégâts furent considérables.

 Elle avait dû abandonner sa forme originelle à son ennemie, en laissant derrière elle le cadavre meurtri. Très affaiblie, elle avait revêtu sa forme humanoïde pour espérer pouvoir survivre. Heureusement, un dragon ne peut mourir aussi facilement, du moins tant que son œuf originel est toujours intact.

 Après cette défaite cuisante, en sécurité et loin des tumultes de l’extérieur Heaven avait petit à petit commencé à se reconstruire. Son corps de dragonne n’était plus, et il lui faudrait beaucoup de temps pour rassembler les forces nécessaires pour en créer un nouveau. Heureusement son essence même, n’avait pas été touchée par l’appétit inépuisable du Dévoreur, elle avait réussi à se libérer à temps.

 Ne pouvant faire autrement, elle veilla sur sa nouvelle enveloppe physique qui grandissait dans son œuf. Admirant pour la première fois la beauté et la complexité de la croissance de sa renaissance.

 Mais sa guérison ne se passa pas comme elle l’espérait. Bien qu’Heaven se soit mise à l’écart de tous, elle conservait tout de même une connexion avec le monde extérieur. Et bientôt son cœur se gonfla de plus en plus de haine et de colère.

 Au fur et à mesure que les générations humaines se succédaient dans le temps, l’histoire de la tragédie des Dévoreurs se déforma. Au point même que le nom du véritable coupable changea. Bientôt, le temps commença à lui manquer, quand, de plus en plus souvent, le vent lui racontait les inepties maintenant considérées comme vérité.

 La vengeance s’immisça de plus en plus dans son être, et la poussa à prendre une décision radicale. Alors que sa forme originelle se développait à un rythme convenable, Heaven tenta d'accélérer son évolution. Brusquement elle libéra toute la puissance qu’elle s’était minutieusement gardée au fil des siècles.

 Mais hélas pour Heaven, le processus échoua et cela lui coûta de nouveau très cher. Le choc fut rude pour l’embryon, qui cessa soudainement de se développer. De son côté, Heaven perdit presque en totalité la connexion qui la reliait à celui-ci.

 Épuisé et à bout de souffle par cet effort, Heaven s'effondra sur le sol. Constatant l’horreur du résultat de son impétuosité, elle lâcha dans un cri assourdissant toute sa frustration, sa douleur, et sa colère.

 Consciente du peu qui lui restait, Heaven prit le temps de réfléchir aux dernières options que lui offrait sa situation. Renoncer à son immortalité en sacrifiant son œuf, ou tout tenter pour le sauver.

 Dans un dernier sursaut de lucidité, Heaven sacrifia sa forme humanoïde pour renforcer le dernier filament de connexion qu'elle entretenait avec son embryon.

 Son choix de l’époque fut le bon, bien qu’elle reprît conscience très longtemps après et sous une forme étherée.

~

 Quand sa conscience émergea de ses souvenirs, Heaven fit face au soleil descendant. Et les rayons du crépuscule la guidèrent jusqu’à la fin de son périple, à l’entrée du village. Toujours sous sa forme spectrale, la dragonne passa sous l’arche de sable, et choisit le centre de la place pour apparaître aux yeux de tous. Dans un nuage de sable et au milieu des cris de surprise, Heaven demanda qu’on transmette un message au chef de la tribu.

— Dis-lui que la Dragonne est là et qu’elle l'attend lui et le gardien au sanctuaire des ossements.

 Sans même se soucier de savoir si son message serait bien livré, Heaven disparut de nouveau de leur vue.

 Le cœur battant la chamade, la fière dragonne fixa les vestiges de sa gloire passée. En face d’elle au-dessus de l’entrée du sanctuaire le crâne d’un dragon lui faisait face. Et à travers les orbites vides du squelette, elle se remémora tout ce que ses yeux violets avaient contemplé. En face d’elle se trouvaient son crâne et ses ossements.

 Avec son accord les membres de la tribu Eoktac avaient utilisé son squelette pour bâtir leur sanctuaire.

 Au loin, dans un coin de sa vision, Heaven vit deux torches se rapprocher d’elle. Ses interlocuteurs n’allaient pas tarder à la rejoindre, et une fois qu’elle aura réglé les derniers détails concernant ce lieu elle pourra se mettre à la recherche du grimoire.

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