Le dilemme noir

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Tandis qu'Ichabod, le dernier ami encore en vie de Delaney, cherchait dans ses grimoires un remède au maléfice d'Hogarth, je troquai mon kimono et mon daisho contre des outils agricoles. Je n'avais pas travaillé aux champs depuis notre séjour, une éternité plus tôt, dans la contrée de Rachel, de l'autre côté de la mer intérieure de Midi-Terre. Comme un souvenir qui revient en mémoire, je redécouvris le plaisir de l'effort non à des fins guerrières mais pour nourrir ceux qui vivaient là. Une visée infiniment plus noble.

Les moissons achevées, les vestiges des blés coupés se teintèrent de l'or des illusions perdues. Passereaux et corbeaux furetaient entre les tiges des plants à la recherche de graines perdues ou d'insectes. Quelques écureuils venaient chiper quelque provision pour l'emporter dans leurs nids en prévision de l'hiver. Au-dessus de moi, le bleu du ciel estival se durcissait chaque jour davantage, l'automne louvoyait déjà par-delà les hautes crêtes éternellement enneigées comme une indicible fatalité mais il attendait les bourrasques noires de la fin de l'été pour s'installer dans la vallée.

Si les spectres s'éloignaient durant la journée, je craignais le moment où les montagnes bleuissaient et les forêts noircissaient alors que le Soleil entamait sa course vers le couchant. Quand la journée de labeur s'achevait, les mêmes ombres obscurcissaient tant la contrée d'Ichabod que mon cœur. Peut-être parce qu'à ce moment-ci, je percevais, comme quelque chose de presque tangible, le feu qui rongeait Hogarth. Les oupyrs attendaient la nuit pour assouvir leur faim démoniaque. Mon compagnon résistait de toutes ses forces mais le mal le rongeait, implacable et incurable. À moins que le vieux professeur de Gardenia trouvât comment le sauver.

Ce soir-là, les nouvelles étaient mauvaises. Ichabod me rejoignit au ruisseau où je me lavais. Dans les eaux au doux babil, je me débarrassais de la sueur et des traces de terre grasse :

 " Nous y voilà, Capitaine MacKenzie.

 - Qu'est-ce que vous voulez dire ?

 - Votre ami ne supporte plus la lumière de Yuggos. Il a juste assez d'esprit pour accepter de se réfugier à la cave. "

Je ne sus que répondre. J'attendais ce moment autant que je le redoutais. Autour de moi, les hauts conifères se firent oppressants et menaçants.

 " J'ai conscience, jeune homme, de la dureté de mes phrases mais il reste toujours un espoir.

 - Vous m'excuserez, Ichabod, mais je ne vois pas lequel. Le temps presse et nos choix s'amenuisent drastiquement. À chaque heure qui s'écoule, c'est comme si nous plongions la main dans cette rivière pour en arrêter le cours. "

Le vieil homme prit une mine contrite, touché par mon ressentiment. À cet instant, je me moquais éperdument de le blesser ou non.

Deux semaines passèrent. Trois nuits auparavant, une crise nous avait obligés à enchaîner Hogarth. À l'heure où la Lune s'élevait, indolente, au-dessus des montagnes, je buvais un gobelet d'alcool d'orge quand nous entendîmes un vacarme de céramique brisée puis le cri horrifié de la dame de compagnie d'Ichabod. J'attrapai mon wakizashi et me précipitai au sous-sol. Hogarth se tenait à califourchon sur la vieille femme, prêt à la mordre pour se repaître de son sang. Il leva vers moi un regard chargé d'une haine que je ne lui avais jamais vue même au plus sombre de nos pérégrinations. Ce n'étaient plus les yeux d'un homme ni même ceux d'un animal, c'étaient ceux de l'un des démons que nous pourchassions depuis toujours. Il sourit d'un air carnassier. Avant qu'il ait pu dire un mot, je le poussai contre une étagère de bocaux. Quand il me chargea, je l'assommai d'un coup du manche de mon sabre puis je l'enchaînai à un pilier de soubassement.

Je ne dormis pas cette nuit-là. À l'aube, Ichabod vint me trouver :

 " Dame Snowa ne veut plus vivre ici tant que votre ami restera entre ces murs.

 - Nous demandez-vous de partir ?

 - Grands Dieux, non ! Mais je crains que mes connaissances pour le sauver ne suffisent pas. Ce matin, j'enverrai une missive à l'un des alchimistes de Port-Ybber. C'est un ami et j'ai une totale confiance en lui.

 - Hâtons-nous alors.

 - Vous n'êtes pas prêt à renoncer, Capitaine.

 - Non. Et vous ?

 - Il y a bien longtemps que je n'ai pas eu à mener un tel combat. Depuis que j'ai été évincé de Gardenia par les baronnets du pouvoir exécutif de votre Père, Capitaine. Mais je n'ai jamais reculé devant les défis et je ne commencerai pas aujourd'hui. "

Je repris l'entraînement. Au soir du troisième jour, un corbeau-messager se posa sur le rebord de la fenêtre. Des nuages épais et noirs se formaient sur les montagnes tachetées de feu dans le ponant. Le Soleil disparut derrière l'horizon tel un funeste présage. Ichabod resta enfermé dans son bureau jusque tard dans la nuit. La Lune bascula à la suite de la constellation du Scorpion. À l'est, Orionus, le Chasseur, se leva. Puis vint le Promeneur, Hipparcus. J'avais abandonné depuis bien longtemps la mystique de la divination mais à ce moment-là, je sus le périple qui m'attendait.

Il faisait frais quand Ichabod s'installa à mes côtés :

 " Un noir dilemme se présente à vous, Capitaine.

 - De quoi s'agit-il ?

 - Avez-vous la foi, Capitaine ?

 - Plus depuis longtemps.

 - Mais vous portez le talisman de votre ami.

 - Sa Rose de Bantry. Oui, pour me souvenir de l'homme bon qu'il était... Qu'il est.

 - Alors, je vous conseille de faire la paix avec les Dieux, Capitaine. Parce que ce qui vous attend sera une épreuve terrible. Un voyage aux confins de la solitude. Peut-être même encore plus loin.

 - Que dit la lettre ?

 - Il existe un remède.

 - C'est une excellente nouvelle.

 - Ne vous réjouissez pas trop vite. Dénicher chaque ingrédient, les assembler correctement relève de l'exploit ou de la folie.

 - Expliquez-moi.

 - Vous devrez commencer par cueillir cinq branches de coton noir. Puis le millième œil d'un Shoggoth, du charbon de Cuzor que vous devrez garder ardent jusqu'à votre retour. Et pour finir, pêcher des perles roses de Sélène et du feu de Stoker. "

Je hochai la tête. Le vieil homme avait raison. C'était là pure hérésie. Mais avais-je le choix ? Au nom de notre amitié, je devais tout tenter. Jamais mon frère ne deviendrait un Loup.

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