I. Quand s'évaporent les nuées

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 Le son d'une goutte toujours retombée se multipliait sous l'écho.

 Un froid glaçant régnait.

 Jal se tortilla, mais il sentit qu'on l'entravait aux chevilles et aux poignets.

 Il avait un bandeau qui disparut soudain.

 Une silhouette ombrée s'approchait de lui, dans un lieu clos et inquiétant.

 Résonna alors sous les voûtes le son reconnaissable d'une épée qu'on tire de son fourreau.

 Il reconnut aussitôt l'arme devant lui.

 C'était Devra.

 Le soulagement l'inonda, il releva les yeux pour remercier Lidwine mais s'interrompit : sa dame avait un sourire horrible, qu'il ne lui avait jamais vu, plein de cruauté et d'une joie malsaine. Elle leva l'épée...

  • Lidwine !

 Il se débattit mais ses liens étaient solides.

  • Non !

 La lame qu'il savait terriblement aiguisée s'abattit.

 Jal se réveilla en sursaut et se dressa dans son hurlement. Il était seul. Il essuya son front, décolla ses paupières. Les nuées de son cauchemar s'évaporaient lentement. Autour de lui la brume régnait, ainsi qu'un froid piquant. Sa monture Phakt découpait sa silhouette massive à quelques pas, paisiblement immobile. Jal referma sa cape autour de lui en frissonnant. Les images terribles de son rêve réapparaissait dans les voiles et guirlandes de brumes. Il s'était arrêté à la nuit tombante dans ce bocage qui lui semblait alors accueillant, car aucune demeure n'apparaissait aux alentours. Il avait quitté Lonn à l'aube. Il se leva et frappa du pied au sol pour se réchauffer. Pour une première nuit de messager, c'était réussi ! Un cri grognant le fit sursauter ; il tourna sur lui-même pour déterminer son origine, en vain. Son épée était restée au sol. Il la saisit et passa le ceinturon, sans cesser de surveiller les alentours. Le bois prenait des airs fantasmagoriques et bien que le jeune messager fût originaire des plus hautes montagnes, le froid allié à cette vague angoisse lui glaçait les sangs. Il se dirigea d'un pas chancelant vers l'ordimpe à la fourrure moirée qui portait son frustre paquetage et tâta d'une main fiévreuse l'écusson de messager attaché à la broche de sa cape. Son terrible cauchemar le poursuivait. Il ne comprenait pas pourquoi la ravissante escrimeuse qu'il avait été obligé de laisser à Lonn lui apparaissait sous ces traits effrayants.

 Il se laissa tomber au sol, le dos contre le fourrure de Phakt. Il ne pouvait voir les étoiles. Le brouillard épais autour de lui refusait de se disperser. Jal se retrouvait prisonnier d'un minuscule îlot, privé d'horizon, le monde masqué par ces chapes froides qui se glissaient autour de lui, le harcelaient de leurs doigts piquants, l'enfermaient dans leur étreinte glacée et lui murmuraient à l'oreille des psaumes inquiétants. Il ne lutta pas longtemps contre leurs voix hypnotiques et, la main perdue dans l'épaisse fourrure fauve de sa monture au souffle régulier, l'autre main fermée sur la garde de sa lame fidèle, il se rendormit. Les ombres le laissèrent cette fois évoluer en paix dans leur royaume.

 Le jeune messager, ancien seigneur Dernéant, avait voyagé tout le jour. Le vent, joyeux compagnon de voyage qui lui soufflait des promesses d'horizons infinis, l'abandonna progressivement. Le soleil ne se montra que timidement. Jal avait pris la direction du Ponant, où il devait trouver Kimkaf, la cité où il avait un message à délivrer. Son premier. Il en avait encore des frissons.

 La plaine de Lonn lui aurait vite paru monotone sans les nombreux fleuves et bois qui le constellaient, et sans l'exaltation de sa mission. Il songea mille fois à sa cousine magicienne qu'il laissait à Lonn en apprentissage, à la belle escrimeuse Lidwine, messagère également, et à l'étudiant Lénaïc qui lui avait sauvé la vie. Son cousin Vivien, lui, cheminait sans doute vers Ymmem. Il se retrouvait seul. Enfin, pas tout à fait. Il apprenait à connaître Phakt. Il avait tout de suite eu le coup de cœur pour cette bête rousse, à la fourrure tigrée vers l'arrière indiquant une ascendance sauvage et montagnarde, ses yeux de bronze pleins d'intelligence, ses membres déliés mais donc la puissance se devinait au roulement de ses épaules. Il avait découvert durant cette première journée une propension élevée à la curiosité et à la méfiance inhabituelle pour un auclaire, mais qui lui plaisait, et un caractère légèrement obstiné.

 Jal s'éveilla à nouveau. Phakt venait de se lever en le bousculant. La brume opaque l'entourait toujours, mais elle prenait peu à peu une teinte plus laiteuse qui indiquait que le soleil se levait. Le messager ramassa son chapeau tombé à terre et l'agita pour le débarrasser de l'humidité qui perlait dessus. Son ventre grogna. Il fouilla dans les paquets que portait Phakt et trouva un morceau de fromage, un fruit et quelques biscuits qui lui servirent de déjeuner. Il n'aimait pas cet endroit, il lui tardait de repartir. Sa monture le poussait du museau.

  • Désolé mon beau, souffla Jal en fouillant à nouveau dans la besace.

 Il tendit un os et un morceau de viande crue à Phakt, qui l'engloutit aussitôt. Il rongea l'os avec des grognements de gourmandise. Jal grimpa en selle et chercha un chemin parmi les nuées.

 Le brouillard se levait lentement. Le sentier se faisait plus accidenté et plus ténu, Jal craignait de s'être perdu. Il ne voyait pas le soleil. Des chants d'oiseaux cristallins s'élevaient tout autour de lui, et le murmure d'un ruisseau forestier les accompagnait. Jal commençait pourtant à s'énerver tout seul. Il déplia sa carte et ouvrit la boussole attachée à son cou. Le couvercle se déplia dans un bruit de rouages et dévoila le cadran et une fleur bleue séchée. Le chemin qu'il avait pris se dirigeait droit vers le Septentrional. Il soupira profondément et referma la boussole dans un bruit sec. Que faire ? Attendre que le brouillard se lève ? Ou avancer en espérant tomber sur le bon chemin, ou quelqu'un, au risque de se perdre plus encore ? Il chercha le message attaché à sa ceinture. On lui avait bien dit : le plus vite possible !

 Il choisit d'avancer.

 A nouveau un son étrange résonna au-dessus de lui. Le pelage de Phakt se hérissa et ses oreilles s'agitèrent. Jal leva les yeux sous son chapeau et tira à demi son épée. Un grondement qu'il n'avait jamais entendu naissait dans le gorge de son ordimpe. Il fouilla vainement du regard les frondaisons floues. Un autre cri, plus féroce, aigu et déchirant, s'éleva de l'autre côté. Cette fois, il leva Valte, juste au moment où un poids lui tombait sur les épaules. Il hurla et glissa sur le côté. Un mondre se tenait au-dessus de lui, grondant, les yeux et les crocs luisants de convoitise. Jal tendit Valte devant lui, mais soudain la bête s'envola. Il poussa un glapissement de douleur en heurtant un tronc couché. La charge de Phakt et ce coup de patte magistral l'avaient écarté de son but. A peine retombé au sol, il s'enfuit à toutes jambes. Jal se releva. Le grondement mourut entre les crocs de l'auclaire. Le messager rengaina et bondit vers sa monture.

  • Toi, je t'en dois une, lâcha-t-il en glissant ses doigts dans la fourrure entre l'or et l'acajou. Merci, mon Phakt. J'ai tellement bien fait...

 Il serra la grosse tête dans ses bras. La bête agita les oreilles et se dégagea pour lever le museau en l'air. Jal se figea : il en avait entendu deux... Mais non, peu à peu le son se précisa. C'était une joyeuse chanson qui flottait dans l'air, entre les troncs que la brume dévoilait. Quelqu'un ! Jal poussa un appel et enfourcha rapidement Phakt.

  • Au galop !

  • Qui est là ?

 La voix, un peu méfiante, venait enfin de répondre. Jal se dirigea à travers le rideau de brume. Il déboucha sur un chemin plus large, mais il ne voyait toujours pas à plus de vingt mètres. Un homme se tenait là, habillé de couleurs étrangement vives, avec un baluchon sur l'épaule et un instrument arrondi dans le dos.

  • N'ayez pas peur !

 L'homme recula malgré tout d'un pas, sans doute à cause de la stature imposante de Phakt et du mufle pleins de crocs qu'il avançait pour le renifler.

  • Ne bougez pas.

 Jal mit pied à terre et retint son ordimpe.

  • Désolé de vous avoir effrayé. Je me suis perdu dans la brume. Vous savez où nous sommes ?

 L'homme salua. Il semblait plus âgé que Jal, peut-être la trentaine, et d'origine plus humble.

  • Certes oui, jeune et magnifique seigneur. Nous nous situons présentement dans la large étendue forestière que l'on nomme Roifeuille.

 La manière fantasque qu'il avait de parler amusa le messager.

  • Merci bien, heureux inconnu rencontré sur un chemin sylvain. Je suis messager, mon nom est Jal Dernéant.
  • Enchanté, messire messager, et fort flatté d'avoir pu vous paraître d'une aide quelconque. Je suis Mélodrille, mais la plupart de mes accointances se contentent du diminutif sympathique de Mélo. Parfois, on me surnomme aussi l'Impossible. J'exerce le métier noble et difficile de troubadour dans diverses cours, royales ou non.
  • Je viens donc de faire connaissance avec l'Impossible... sourit Jal. Connaîtriez-vous par hasard une trajectoire qui me conduirait à Kimkaf ?

 Le troubadour posa son baluchon à terre et se gratta la tête.

  • Voilà un bien étrange courage qui vous pousse à chercher asile dans la Cité des Voleurs. Mais je ne saurai taxer ce courage d'insensé puisque je me hasarde à m'y rendre également. Vous plairait-il de m'accompagner en devisant ?
  • Ma foi, pourquoi pas ! Je vous présente Phakt.

 Mélo tendit une main vers le museau, qui ne recula pas, et caressa la fourrure dorée roussâtre.

  • Ravi de faire sa connaissance.

 Il reprit son baluchon et lui indiqua le côté opposé à la lueur qui traversait la brume et qui devait être le soleil.

  • Par ici, messire !

 Jal attrapa la bride de Phakt et lui emboîta le pas.

 Mélo connaissait parfaitement la route. Il chantait ou plaisantait sans arrêt de sa voix mélodieusement fantasque. Jal appréciait le divertissement, qui éloignait de son esprit les images prégnantes de son rêve. Le sentier traversa plusieurs fois des rivières plus ou moins importantes et la température commençait à remonter. Jal repoussa sa cape derrière ses épaules. Ils commencèrent à croiser d'autres voyageurs, un convoi de trandines chargées et un cavalier au grand galop. La forêt de Roifeuille s'achevait.

  • Nous approchons d'une ville ?
  • Une petite bourgade, au plus, rétorqua Mélo, du nom de Tejat. Elle devrait bientôt apparaître devant nos yeux.

 Il passèrent encore un pont au-dessus d'un cours d'eau plus important. L'Impossible sourit vaguement en observant le ciel et agita la main.

  • Vous allez voir, quand s'évaporent les nuées, rien ne borne plus ni les yeux, ni le songe.

 Les nuées disparurent.

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