V. Un peu d'improvisation, deuxième partie

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 La nuit de Jal fut agitée de rêves désagréables dont il ne gardait pas le moindre souvenir. Il n'aurait d'ailleurs pas pu jurer n'avoir pas donné quelques coups involontaires au troubadour dans son sommeil. Il finit par se lever en entendant une conversation dans la grande salle. Un soupir lui échappa en considérant sa tenue froissée et dérangée. Il la remit en place du mieux qu'il put et coiffa son chapeau avant de pousser la porte.

 Mélodrille et Ode bavardaient gaiement, devant le feu qui semblait tout just rallumé. Un jour déjà un peu avancé perçait par les vitres dépolies et une odeur grasse et chaude montait d'un grand bol en terre. Mélo mangeait quelque chose dans une écuelle et Jal sentit son estomac gronder.

  • Oh, vous êtes réveillé ! Vous avez eu un sommeil troublé, bien que long, et je crois vos cauchemars bien combatifs. J'espère n'avoir pas de responsabilités dans cette malheureuse agitation ?
  • Non, Mélo, ne vous en faites pas, sourit le messager en s'asseyant. Excusez-moi si je vous ai dérangé.
  • Vous voulez manger, messager ? proposa Ode.
  • Volontiers.

 Le maître de maison lui tendit une écuelle et y versa une louche de la mixture. C'était de la crème de flontir avec des céréales écrasées, tout juste réchauffé. Un vrai bonheur. Jal se cala rapidement l'estomac. Pendant qu'il mangeait, Ielda sortit de la chambre voisine avec la petite Adalbée contre son sein.

  • Bonjour, madame.
  • Seigneur messager, j'espère que vous avez bien dormi. Vous aussi, ménestrel.
  • Mieux si ce cher porteur de missives missionné par sa Majesté ne m'avait roué de coups toute la nuit, plaisanta Mélodrille. Il apparaît que le messager Dernéant a été visité par des songes fort actifs.
  • La petite aussi a eu du mal à dormir.

 La mère berçait doucement le nourrisson en fredonnant à voix basse. L'enfant ouvrit des yeux d'un bleu éblouissant, les mêmes que ceux de sa grande soeur à peu de choses près. Elles semblaient les avoir hérités de leur père.

 Jal repoussa son bol.

  • Je vais voir comment se porte Phakt, déclara-t-il. Il va nous falloir repartir rapidement.

 Le troubadour hocha la tête, soudain grave.

  • Attendez au moins que les enfants soient réveillés, supplia la paysanne d'une voix faible, ils seraient si tristes que vous soyez partis sans leur dire au revoir.
  • Bien sûr.

 Jal quitta la table et sortit.

 Le matin était froid mais radieux. Des gouttes de rosée scintillaient à chaque épi de graminées sauvages et un soleil presque blanc dentellait les nuages effilés. Le jeune homme emprunta le sentier creusé à force de passages dans l'herbe vers l'étable. Phakt s'ébroua et tourna sa grosse tête velue et cuivrée vers lui.

  • Bonjour mon gros. Tu as bien dormi ?

 Comme l'ordimpe ne répondait pas, le messager sourit et caressa son front.

  • Le meilleur fourrage... On te gâte, dis-moi.

 Il sella et attacha dehors son compagnon avant de retourner vers la maison. Il s'aperçut alors que Ielda s'avançait vers lui. L'ourlet de sa robe grossière balayait la rosée sur son chemin et faisait cascader des perles d'argent.

  • Tout va bien ?
  • Dites-moi, Ielda, demanda Jal en regardant l'horizon oriental, que savez-vous de Kimkaf ?
  • Ce que tout le monde en sait, marmonna la paysanne perplexe. C'est dangereux, c'est un repaire de brigands, de tueurs, de prostituées, de trafiquants. C'est la capitale du vice et les gens honorables n'y vont pas.

 Elle se mordit soudain la lèvre.

  • Sauf vous évidemment, messieurs, s'empressa-t-elle de corriger.
  • Il n'y a pas de mal, soupira le messager. C'est tout ce que je voulais savoir.

 Dès qu'il passa la porte de la cuisine, il fallit perdre l'équilibre. Arlye venait de se jeter dans ses jambes.

  • Monsieur ! C'est vrai que vous partez ?
  • Messire messager, Arlye ! corrigea Ode.
  • Ce n'est rien, Ode. Oui, petite, c'est vrai. J'ai une mission importante et je vais être en retard.
  • Mais c'est dangereux là-bas ! Cilir dit que vous allez à Kimkaf !
  • C'est vrai. Mais je suis armé, tu sais. Les messagers savent se battre.

 Il essayait de montrer plus de courage qu'il n'en avait réellement. Il avait bien sûr sa bonne Valte au côté, mais la cité l'intimidait tout de même.

  • Vous n'allez pas mourir, hein ?

 C'était Cilir, avec une toute petite voix effrayée. Jal rit à gorge déployée.

  • Mais non ! Je ne vais tout de même pas mourir pour ma première mission ! Ca ferait une légende nulle.
  • Ca c'est vrai, fit le petit garçon ragaillardi. On pourra la lire, votre légende ?
  • Bien sûr ! Et Mélodrille la mettra en chanson, affirma le Ranedaminien en adressant un clin d'oeil au troubadour.
  • Cela ferait une ballade fort convenable. Mais nous devons partir à présent.

 Jal se releva, étonné du ton ferme que prenait Mélo. On aurait dit que le troubadour avait autant hâte que peur d'arriver à la cité.

  • Hum, vous n'avez pas tort. Au revoir, les enfants. Je suis sûr que j'entendrai parler de vous dans quelques années, quand Arlye sera une grande messagère et Cilir un héros.
  • Et Adalbée une magicienne ! cria la grande soeur.
  • Peut-être. Qui sait ?

 Il se tourna vers Ode et Ielda.

  • Madame, monsieur, merci pour votre hospitalité. Ce fut un plaisir.
  • Et un honneur pour nous, messire, balbutia Ielda.
  • Bonne route.
  • Merci. Il se peut que nous en ayons besoin.

 Le messager passa son sac et la petite famille l'escorta jusqu'à l'étable.

  • Au revoir, messager !
  • Bon voyage !

 Jal enfourcha Phakt, salua de la main les enfants tandis que Mélodrille, à pied et son luth dans le dos, enchaînait les révérences jusqu'à ce que la maison soit hors de vue.

 Le chemin devint boueux à mesure que la rosée ruisselait et le soleil grimpa. Contrairement aux craintes de Jal, le trajet fut calme. Mélo faisait preuve d'un enthousiasme que le messager devinait forcé, car il s'assombrissait à mesure qu'ils approchaient. Lorsque la route devint pavée et qu'ils croisèrent un équipage de cavaliers sur un pont, qui les dévisagèrent avec un regard torve, Mélo conseilla à son compagnon de retirer son emblème. Le messager obéit et rangea précieusement son écusson épinglé sur la face interne de son sac. Hors de question de le perdre. Il se sentit rapetissé par son absence, creux, désarmé.

 Ils croisèrent assez peu de voyageurs, comme si personne ne revenait de cette cité des Voleurs tristement célèbre, et cela acheva de saper le moral du jeune messager. Pour parachever le tout, la masse énorme de Kimkaf, construite en hauteur comme un immense dôme posé sur la plaine, leur masqua bientôt le soleil. Les tours aigues et les hauts remparts donnaient un aspect cruel à la silhouette découpée sur le ciel clair.

  • Mélo... Il me faut m'assurer de quelque chose d'important.
  • Mes pavillons auriculaires vous sont tout ouverts.
  • Vous savez que je risque ma vie à Kimkaf. Elle sera plus encore en danger si l'on connaissait mon titre. Vous serez le seul à l'intérieur de la cité à le connaître. Je veux votre parole que vous ne divulguerez à personne que je suis messager, ni mon véritable nom, sous aucun prétexte. Pas tant que vous serez dans la cité. Pouvez-vous me le promettre ?
  • Je... C'est-à-dire que...
  • Mélo !

 Jal protesta, choqué par l'hésitation de son camarade. Oserait-il le trahir ?

  • Je vous le promets, concéda le troubadour, blanc de gêne et, sembla-t-il, de peur.
  • Voilà qui est mieux, souffla Jal, profondément secoué.

 Son autorité de seigneur avait reparu un instant et le troubadour, se sachant d'un rang inférieur, avait obéi. Mais Jal se sentait blessé. Ne pouvait-il lui faire confiance ?

 A partir de là, le reste du trajet fut encombré d'un silence gênant et gêné. La masse de Kimkaf devenait écrasante et Jal devait se tordre le cou pour en contempler le sommet. La ville semblait lui lancer un défi.

J'arrive. J'accomplirai ma mission, quoi que tu mettes sur mon chemin. J'ai escaladé des montagnes plus hautes que toi.

 Ces bravades masquaient l'appréhension qui grandissait le long de son dos. Le soir tombait, comble de guigne, et il allait devoir passer la nuit dans la cité.

 Les larges portes étaient ouvertes, sans aucun garde. Nul ne songerait à attaquer Kimkaf et malgré les remparts redoutables, la ville était mal défendue. Jal doutait même qu'un seul garde y circule. Seul le duc devait rester à l'abri dans son palais, derrière une milice complète de gardes du corps, laissant le champ libre à la lie qui grouillait en dessous. Les deux voyageurs pénétrèrent dans l'enceinte dans une grande respiration inquiète. Mélo se tendait un peu plus chaque seconde.

 Une cohue continue meublait les ruelles, venelles et placettes du bas de Kimkaf. La plupart des habitants levaient des yeux étonnés devant la figure propre et l'équipage rutilant du seigneur et du troubadour. L'ordimpe en particulier attirait des regards envieux ou méfiants. Jal ne risquait rien, mais Mélodrille se faisait bousculer continuellement par la foule.

  • Je crains que nos routes ne divergent ici, déclara soudain Mélo au milieu d'une place particulièrement sale. Je dois donc vous dire adieu.
  • Adieu, Mélodrille. Que votre Lune veille sur vous. Voyager en votre compagnie fut un plaisir.
  • Adieu, cher compagnon. Gardez-vous des recoins sombres. Ici, même votre Lune ne vous protège plus. Gardez la main sur votre dague.
  • Je m'en souviendrai.

 Ils se serrèrent la main. Jal chercha le regard de Mélo et le soutint avant de conclure :

  • J'ai votre parole.

 Le troubadour acquiesça silencieusement et s'éloigna. Jal le regardait partir, à la fois ému et soulagé, quand une voix féminine l'apostropha.

  • Hé, m'sire !

 Une jeune femme noire de suie et de crasse qui portait un panier d'herbes sous le bras et un fichu gris sur la tête venait de lui adresser la parole. Son regard était teinté de méfiance et de respect mêlés.

  • Z'êtes amis avec le sieur Heurtevent ?
  • Qui ça ?
  • Celui qui vient de partir.
  • Vous parlez de Mélodrille ?
  • Sais pas son prénom.

 Jal réalisa soudain qu'il ignorait le nom complet de son compagnon de voyage.

  • Peut-être, je ne connais pas son patronyme.

 La vendeuse d'herbes haussa les sourcils, incrédule, et fit un vague geste de la main.

  • Tant mieux pour vous.

 Elle fila d'une démarche chaloupée. Pourquoi cette crainte dans ses yeux ? Comment pouvait-elle connaître Mélodrille ? Sans que Jal sache pourquoi, cela lui déplaisait que Mélo s'appelle Heurtevent. Il n'arrivait pas à mettre le doigt dessus, mais il lui restait une impression désagréable.

 Il haussa les épaules et s'enfonça à son tour dans les ruelles mal tenues de la cité des Voleurs, en quête de l'impasse Nuit-des-Brumes.

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