VII. Chausse-trappe
Jal se prépara pour aller au rendez-vous le soir même. Il voulait passer le moins de temps possible ici, pour fuir ces effluves de saleté et de malveillance qui imprégnaient la ville. D'ailleurs, il fallait suivre la piste tant qu'elle était chaude. Cependant, il ne pouvait empêcher l'appréhension de lui grignoter le ventre. Il ne voulait pas mourir ici, pas avant d'avoir revu Lidwine et de l'avoir demandée en mariage, pas avant d'avoir vu Liz devenir mage, pas avant d'avoir l'assurance que Yoann serait libéré, pas avant d'avoir pu s'excuser devant Colombe, revu ses parents et le domaine d'Herzhir... Et surtout, comme il l'avait dit à Cilir, mourir dès sa première mission ferait une légende vraiment nulle.
Blanche rentra en milieu d'après-midi. Le messager avait osé parcourir les rues en quête d'un repas et il écrivait une lettre à ses parents quand il entendit les pas dans l'escalier. Il dissimula aussitôt le parchemin dans son sac. La jeune femme se figea sur le seuil envoyant l'épée et la dague dégainées et posées devant lui.
- Alors vous y allez ?
La ressemblance avec Colombe le frappa à nouveau. Il se composa une expression assurée et indifférente.
- Il faut bien. C'est la seule piste que nous ayons. Si ce sont ses collègues, j'aurai peut-être des informations. Sinon, je me battrai.
- Je ne pourrai pas vous attendre ici. Je dois travailler ce soir.
Sa voix n'accusait aucune faiblesse en prononçant ses mots, mais son expression ne trompait pas. Jal contint de toutes ses forces un frisson profond de malaise.
- Vous allez me trouver indiscret et sans doute impoli, mais qu'est-ce qui vous retient ici ? Dans cette cité, dans ce cabaret ?
Les yeux de la jeune femme devinrent flous et lointains.
- Une dette.
- Une dette ?
Soudain, elle tourna vers lui son regard bleu hostile et glacé.
- Mêlez-vous de vos fesses, monsieur Isaac. Je n'ai pas à vous raconter ma vie.
- Désolé.
Foutue curiosité ! Il s'en serait donné des gifles. Et pourtant, la question de cette dette lui chatouillait encore l'esprit. Il haussa les épaules. Une enquête à la fois.
Jal rengaina Valte et la dague. Pas facile de paraître assuré et détendu alors qu'il sentait son coeur battre jusque dans ses oreilles tant il avait peur. Mais au moins deux devoirs supérieurs, l'altruisme et son poste, lui enjoignaient de retrouver Audric.
Pourquoi ai-je choisi de devenir messager, déjà ?
Une poussée de regret l'envahit lorsqu'il songea que sans ce serment, il aurait pu vivre et régner au château d'Herzhir. Mais il n'aurait jamais rencontré Lidwine et ce souvenir emporta sa décision.
- Je vais retourner à la maison d'Audric, annonça-t-il à voix haute. Peut-être y trouverai-je quelque chose.
La danseuse ne répondit pas. Depuis la question du messager, elle restait prostrée. Il mit son chapeau et quitta la maison.
Comme il l'avait pressenti, il ne trouva rien. En quelques jours, la demeure avait été pillée et dévastée. Il n'avait pu trouver que l'emplacement vide des armes du jeune homme, prouvant que le commis devait savoir se défendre. Ce qui donnait encore moins envie de rencontrer ses ravisseurs.
Liz, où es-tu quand j'ai besoin de toi ?
Il rentra encore plus abattu, se sentant immensément seul. Le crépuscule tombait doucement, avec autant de légèreté pourtant que partout ailleurs. Jal gravit l'escalier menant chez Blanche les mains dans les poches, morose. Il entra d'un geste mécanique et s'immobilisa aussitôt.
La danseuse se préparait pour aller travailler au cabaret. Elle se tenait debout, devant le morceau de glace brisé, dans une robe rose qu'elle n'avait pas fini d'enfiler. L'une de ses épaules était encore découverte. Le messager rougit et s'empressa de reculer et de refermer la porte.
- Pardonnez-moi.
Il n'y eut pas de réponse pendant quelques instants, puis la voix lui parvint.
- Vous pouvez entrer.
Il obéit. La danseuse avait terminé d'enfiler sa tenue et relevait à présent ses cheveux dorés en un chignon serré. Elle avait passé un fond de teint pâle sur son visage, redessiné le contour de ses yeux à l'encre et souligné ses lèvres avec du rouge d'énamore. Elle portait deux boucles d'oreilles clinquantes. Le col de sa robe, un peu trop décolleté et garni de tulle froufroutante, avait pour objectif évident d'attirer l'oeil. Blanche termina sa coiffure en plantant un petit peigne en faux ivoire dans la masse du chignon.
Jal hésita. Devait-il la complimenter ou cela serait-il malvenu ? Il décida que non. Elle s'apprêtait avec des gestes fatigués et ne jetait qu'un regard las à son reflet. D'ailleurs les teintes criardes du maquillage et l'ostentation de la robe ne lui plaisaient pas vraiment. Blanche se retourna vers lui.
- J'imagine que je dois vous souhaiter bonne chance, Isaac. Vous allez prendre des risques, mais c'est aussi votre métier. Cependant, je fonde beaucoup d'espoirs sur vous. Alors, ne mourez pas.
- Vous faites bien de me le dire, j'allais oublier, grommela Jal. Merci, mademoiselle. Je vous souhaite une soirée... tranquille. La meilleure possible.
Elle eut un sourire résigné, triste et calme.
- Merci.
Blanche fit de son mieux pour masquer un long frisson, mais Jal le perçut.
- Est-ce que... je peux vous demander de m'accompagner jusqu'au cabaret ?
- Bien sûr.
Il songea après coup que cela ferait peut-être de lui une cible ; après tout, il devait toujours rester discret. Trop tard.
Ma galanterie me perdra.
Le jeune homme laissa la danseuse devant l'entrée du tripot. Elle lui adressa un signe de la main avant d'entrer et il répondit par un sourire qu'il espérait encourageant. La silhouette fine disparut dans la lumière des chandelles et les acclamations. Le messager resserra sa cape, renfonça sonchapeau, tâta de la main la garde de Valte et s'enfonça dans les ruelles froides vers les remparts de la ville.
Blanche lui avait décrit l'endroit exact. Il y avait une ancienne poterne qui ne s'ouvrait plus depuis des lustres, à proximité d'un puits. Pour le reste, c'était une impasse encadrée par des maisons lépreuses, dont le rempart constituait le fond.
L'endroit rêvé pour une embuscade, grommela intérieurement le messager.
Il reconnut aussitôt la place qui correspondait à la description. Il y avait déjà quatre hommes qui attendaient ou discutaient, appuyés sur le puits ou adossés aux murs. Tous tournèrent des yeux plus ou moins hostiles, mais uniformément curieux, vers le jeune homme dont la gorge se noua aussitôt.
C'était une très mauvaise idée.
Tous avaient des airs de spadassins entraînés, avec ce regard aigu et cette démarche sournoise, des moustaches en pointe et des baudriers de cuir couverts de lames diverses. Jal s'efforça d'avancer d'un pas délibéré vers eux, la tête haute.
- T'es qui ?
L'homme qui venait de parler ne se donnait même pas la peine de le regarder. Il se curait les ongles avec la pointe d'un poignard.
- J'ai été envoyé pour retrouver Audric Vontan. Je sais qu'il venait vous voir ici et j'ai besoin d'informations.
L'homme avait tourné la tête vers lui si vite que le jeune messager sursauta.
- Vontan ?
- Vous savez depuis combien de temps il était en danger ? Pourquoi ? Ou même s'il soupçonnait quelqu'un ?
- On cultive plutôt la discrétion, chez les commis, morveux, siffla un autre homme derrière lui.
Jal sentit la nervosité monter d'un cran dans son dos et crisper ses muscles.
- Peut-être, mais je suis missionné pour le trouver. Je ne vous soupçonne pas, j'aimerais juste quelques précisions sur Audric. Êtes-vous ses collègues ?
- Des connaissances, au plus. On échangeait des tuyaux, des infos, c'est tout. On bossait pas ensemble, répondit l'homme du puits.
- Arrête de lui répondre, Horgal ! Tu as oublié notre boulot ? protesta un troisième, de l'autre côté du puits.
- Non, je n'ai pas oublié. Mais c'est un gosse.
Jal sentait que quelque chose ne tournait pas rond. Le dénommé Horgal le regardait dans les yeux.
- File, petit.
La tension commençait à faire couler de grosses gouttes de sueur dans le dos du Ranedaminien. Mais il était têtu.
- S'il vous plaît. Il faut que je sache si Vontan était menacé.
- Comme nous tous.
- Vous savez par qui ?
- On a pas posé la question. Notre métier est dangereux, des commis qui disparaissent, y en a tous les jours.
- Horgal, qu'est-ce que tu fiches ? hurla l'homme qui était derrière Jal.
L'interpellé se contenta de se pencher vers le jeune homme.
- Baisse-toi, petit, murmura-t-il.
Jal reconnut le crissement caractéristique d'une lame tirée du fourreau et s'accroupit dans un réflexe fulgurant. Lorsqu'il releva les yeux, une épée courte et un cimeterre se croisaient au-dessus de lui. Horgal avait paré un coup qui lui était destiné.
- Fiente de trandine, siffla son collègue.
Pour toute réponse, le défenseur du messager arbora un sourire cruel.
Jal roula hors de portée aussi vite que possible et se releva, cherchant Valte à son côté. La fidèle épée trouva sa main et chanta en jaillissant hors du fourreau, comme animée par sa volonté propre. Le messager voulut prêter main-forte à son allié impromptu, mais une lame brilla devant ses yeux et il n'eut d'autre choix que de parer in extremis. Son ennemi portait deux glaives et l'autre volait déjà vers son flanc découvert. Jal se tordit presque le poignet pour interposer la garde de Valte entre la lame aiguisée et ses côtes. D'un mouvement de torsion, il se débarrassa des deux appuis et recula vers le puits.
Il fut assez rapide et chanceux pour parer le coup haut qui suivit, mais se souvint trop tard de la seconde arme et de son bas du corps exposé. Le glaive mordit le haut de sa cuisse. Un cri bref s'échappa de ses lèvres. Il abaissa Valte, forçant son adversaire à une retraite inopinée. Seul un réflexe quasi miraculeux lui fit esquiver le coup suivant en tordant son corps. Un son strident de métal contre métal retentit. L'arme avait heurté violemment l'arche surmontant le puits et sous le choc, le tueur l'avait laissée échapper. Le glaive disparut dans les profondeurs obscures.
Le combat tournait de nouveau à l'avantage de Jal, une lame contre une, Valte ayant une meilleure allonge. Il s'ensuivit d'une série de passes très rapides où il parvint à faire reculer l'ennemi mais jamais à le toucher. Du coin de l'oeil, il aperçut Horgal qui se mesurait aux deux autres avec une maîtrise consommée. Le jeune messager allongea un coup d'estoc préparé selon les grandes règles de l'art et Valte s'enfonça dans l'avant-bras de son adversaire que quelques centimètres. L'homme poussa un grondement de douleur et ne put empêcher sa main de laisser son second glaive tomber à terre. Jal ouvrait la bouche pour lui enjoindre de se rendre quand son adversaire exécuta une cabriole qui paraissait impossible et un violent coup de pied frappa la main du messager, envoyant son épée voler à plusieurs pas. Le bout de la botte était ferré et le messager sentit sa main s'engourdir. Se voyant déjà victorieux, l'ennemi le repoussa en arrière d'une bourrade. Le messager tomba sur le pavé, aussitôt suivi par le commis qui lui saisissait la gorge.
La peur prit le contrôle des gestes du jeune homme, qui prit à son flanc, cachée par la cape et la cotte, la dague qadi. La lame chuinta en glissant dans la chair aussi aisément que si elle rentrait dans son fourreau. De gros bouillons de sang vinrent tremper le gant d'escrime du messager tandis que le tueur s'étouffait dans une série de hoquets. Jal se débarrassa du corps agonisant et se releva. Il contempla un instant la lame courbée, le sang et l'homme à terre, puis il sourit. il pouvait à présent lui donner un nom.
Plus tard.
Son allié commençait à fatiguer, mais aucune brèche n'avait percé sa défense malgré les deux redoutables ennemis décidés à lui tailler la peau. Le messager courut ramasser Valte qu'il crut sentir vibrer d'indignation dans sa main. Un coup fouetté porté sur la nuque du plus proche, concentré sur son duel avec Horgal, suffit à lui faire détourner le regard suffisamment pour que le bretteur lui allonge une botte qui lui perça l'épaule. Le commis fit deux pas en arrière avec un hurlement rageur. Horgal ne perdit pas une seconde avec lui et redirigea toute sa hargne sur le deuxième, qu'il fit reculer jusqu'à l'adosser à la margelle du puits. Jal maintenait sous sa menace le blessé, lui-même ménageant sa cuisse douloureuse.
Horgal mettait en mauvaise posture son adversaire, lequel était obligé de se tordre en arrière pour éviter les redoutables cimeterres. Le tueur finit par sauter sur la margelle. De cette position haute, il fit voler d'un revers le couvre-chef de Horgal. Du sang macula la tempe du combattant, qui serra les dents. Il leva son cimeterre très haut et l'abattit verticalement. Son adversaire para rapidement, mais fut surpris par la puissance du coup. Les deux lames appuyées l'une contre l'autre, les ennemis se défiaient du regard, mesurant leur force. Un éclat brilla soudain dans les yeux d'Horgal. D'un mouvement habile et d'une rapidité confondante, il passa sa jambe derrière celles de son ennemi et tira. Le commis perdit l'équilibre et disparut dans le puits, dans un hurlement qui s'éteignit avec un son répugnant d'os brisés.
- File, maintenant.
- Mais...
- J'ai dit file, gronda Horgal.
- Pourquoi m'avez-vous aidé ?
- J'aime pas qu'on tue des gosses. Va t'en, je m'occupe de celui-là.
Il désignait le prisonnier blessé que détenait le jeune homme. Jal hocha la tête, hébété, repoussa son captif et fila aussi vite que sa plaie ouverte le lui permettait.
Il boita jusqu'à la maison de Blanche. Epuisé, souffrant, désespéré, il eut cependant assez de lucidité pour ne pas se perdre. Sa mission se soldait pas un échec complet. Il n'avait pas la moindre information et s'était fait attaquer. Ces hommes étaient-ils seulement réellement les commis prévus ? Rien ne le lui prouvait. Il gravit les marches menant à la chambrette dans un mélange d'abattement et de soulagement. Ici, au moins, il était en sûreté.
Le jeune homme poussa en titubant le battant. Personne. Il eut juste le temps de froncer des sourcils et d'avancer d'un pas lorsqu'un bras délicat jailllit de derrière lui et appuya un petit couteau contre sa trachée.
- Alors, monsieur Isaac qui ne s'appelle certainement pas Isaac et n'est pas mercenaire, c'est à cette heure-ci que vous rentrez ? fit la voix de Blanche d'un ton moqueur.
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