VIII. Au coeur de la Chape, première partie
- Alors, du coup, c'est parmi vos ennemis à vous qu'il faut chercher les coupables ?
Blanche et Jal déjeunaient, assis côte à côte sur le lit. La danseuse avait pu se procurer quelques quignons de pain et avait préparé deux tasses d'infusions. Jal s'était d'abord inquiété.
- Ce n'est pas du thulg, au moins ?
- Vous avez donc si peu confiance ? répondit la jeune femme, blessée.
Et il avait accepté la tasse. Il n'y avait dedans, à l'odeur, que de la morvandelle et de la jitine.
Il s'éclaircit la gorge avant de répondre.
- Il y a de grandes chances. La piège réside dans la ville elle-même, donc l'essentiel était qu'il disparaisse, pas qui l'a enlevé.
- Et qui sont vos ennemis ?
Le regard du messager s'était durci.
- La Chape.
- Et vous comptez l'affronter à vous tout seul ? se moqua Blanche.
Jal dut bien admettre que, présenté ainsi, cela paraissait suicidaire et l'était, sans doute.
- Je ne suis pas seul ! Je représente l'Ordre des Messagers, et à ce titre, le roi Oswald est de mon côté !
A peine l'eut-il prononcé qu'il réalisa combien cela sonnait faux. Blanche confirma ses craintes en grimaçant ironiquement.
- J'ai bien peur que le roi ne fasse pas peur à grand-monde à Kimkaf. Pas plus que votre ordre. En ces murs, nous sommes bel et bien seuls.
Le fait qu'elle ait dit "nous" et non pas "vous" réchauffa le coeur du Ranedaminien, qui ne put empêcher l'image du sourire de Colombe de surgir dans son esprit. Il fit un effort de volonté pour la remplacer par Lidwine en robe écarlate, Devra à la main, et sourit à cette vision.
- Quoi qu'il en soit, conclut Blanche en se resservant une tasse d'infusion, vous avez de la chance dans votre malheur. Le piège vous a mené tout proche de vos ennemis, donc au meilleur endroit pour les atteindre.
- C'est un point de vue.
- S'ils vous considèrent comme une menace prioritaire, Audric a dû être enlevé par les dirigeants même de la Chape. Sinon, ce sont des hommes de main ordinaires.
- Où est basée la Chape ?
- Au sommet de la cité, fit Blanche avec un geste de lassitude. Tout le palais appartient aux Heurtevent.
Jal se figea, comme frappé par la foudre. Voilà pourquoi le patronyme de Mélo le dérangeait.
Mélodrille Heurtevent.
Dirigeant de la Chape...
Le jeune messager passa une partie de la journée à se fournir en vêtements dignes d'un kimkafier ordinaire. Il portait suffisamment de richesses sur lui pour s'acheter à peu près n'importe quoi. Il revint donc avec des braies en toile grossière brune, suffisamment larges pour cacher sa dague, une chemise écrue lacée sur le devant et une veste de cuir ouverte. Il tint à conserver son chapeau à plume. Valte ne pouvait être dissimulée dans ses nippes. Il refusa cependant de la quitter, se disputant à ce sujet avec Blanche qui jugeait ce comportement complètement puéril. Cependant il dut troquer ses bottes laquées contre des souliers à demi-ouverts sur le devant, ce qui altéra son humeur déjà en chute libre.
Mélodrille faisait partie de la famille propriétaire de la Chape. A ce titre, il faisait donc partie de ses pires ennemis... Jal n'arrivait pas à déterminer ses sentiments exacts à cet égard. Il se sentait horriblement trahi et comprenait soudainement pourquoi le troubadour avait refusé de donner son nom et sa parole. Mais après tout, pendant le voyage, il aurait pu le tuer dix fois et il semblait terrorisé d'arriver à Kimkaf. Alors quoi ? Peut-être avait-il été envoyé pour le tuer et avait-il renoncé ? Voilà pourquoi il craignait tant de revenir, son attendrissement allait lui coûter cher... D'ailleurs, il devait s'agir d'une sorte de mise à l'épreuve. D'autre part, si le troubadour avait trahi sa parole, le messager serait sans doute déjà mort. A moins que l'attaque d'hier ne soit de son fait ? Restait que l'information cruciale était entre les mains du pire confident possible. A la seconde où Mélodrille cessait de se taire, Jal était mort.
Le jeune homme peinait à ordonner tous les éléments. Il se rendit alors compte, avec la brutalité d'un coup de poing dans le ventre, à quel point Lidwine lui manquait. Elle l'aurait épaulé sans condition. Elle serait même probablement déjà en route vers le château, l'arme au poing, pour exiger des explications de la part de Mélo. Pourquoi tout s'écroulait-il autour de lui ? Vivement qu'il quitte cette ville de malheur.
Peu à peu la certitude se fit dans son esprit : il devait monter au château des Heurtevent, que ce soit pour s'assurer de la parole de Mélo ou pour enquêter sur Audric. L'entreprise était à haut risque, certes, mais le messager avait l'impression que chacun de ses pas l'était. J'ai vécu pire, se persuada-t-il en tâtant la cicatrice laissée sur son torse par une flèche. Mais cette fois, ni la magie de Liz ni la science de Lénaïc ne seraient là pour le sauver.
Il fit part de son projet à Blanche, qui convint avec lui de sa nécéssité, mais insista pour qu'il se prépare. Elle voulut aussi venir et ce point fit l'objet d'une nouvelle dispute. De toute façon, il lui fallait attendre d'être guéri. Le château disposait sans nul doute d'une garde nombreuse et bien armée, en conséquence de quoi il lui faudrait s'infiltrer. Avec sa jambe claudiquante, c'était pour le moment hors de question. Le jeune messager rongeait donc son frein dans la petite chambrette. Liz avait été très claire ; depuis la flèche, il avait complètement épuisé ses capacités de cicatrisation. Il resterait boiteux pendant des jours et cette idée acheva de le mettre en rogne.
Le Ranedaminien mit ces quelques jours à profit pour en apprendre un peu plus sur la ville et sur la Chape en particulier. Il apprit où acheter de la nourriture saine, où se procurer de l'eau, quelles étaient les rues à éviter à la nuit tombée, dans quelle taverne on risquait le moins de mauvais coups. Des camarades éphémères de tablée lui apprirent quelques jeux de cartes. Il essaya de se renseigner sur la Chape, mais les risques grandissaient trop vite pour qu'il obtienne quelque chose de solide, mis à part l'emplacement du château central et toutes les ramifications qui en partaient. Quelque part, Blanche travaillait également pour la Chape, indirectement, puisque la prostitution reposait aussi dans leurs mains...
Il termina également la lettre à ses parents, bien qu'il dût attendre de quitter la ville pour la confier à quelqu'un de l'Ordre. Parfois, le soir, il s'entraînait à l'épée contre le mur du fond. Blanche l'observait avec un regard étrange, presque intimidée par ses compétences guerrières. Il devait savoir se servir à la fois de l'épée et de la dague dans un combat. Il songea à nouveau à baptiser l'arme qadi, mais aucun nom ne lui venait à l'esprit. Si Wenceslas ne lui en avait pas donné, ce n'était pas à lui de le faire.
Il put enfin marcher convenablement pour se rendre discret, mais continuait à légèrement boiter. A force, il ne tenait plus en place. Au moins, si personne ne l'avait dénoncé après plusieurs jours, c'était que Mélo respectait sa parole. Ou bien qu'il était mort...
Ce soir-là, une ombre maigre, unique, serrée dans une cape, gravit la rue Dixième vers le sommet de la cité des Voleurs. Il faisait un froid sec et mordant qui avait convaincu les piliers de bar de rester à l'intérieur. Jal ne croisa que peu de passants et aucun qui l'inquiète réellement. Les abords du château, eux, étaient complètement déserts. Le crépuscule confondait la pierre, les toits et le ciel, tous uniformément gris. Le messager posait sa main sur le mur et scrutait le haut. A l'arrière de l'édifice, une sorte de terrasse à balustres ouvragées lui offrit une entrée possible. Il retira ses chaussures pour une meilleure adhérence et commença à grimper.
Le domaine d'Herzhir fourmillait de parois abruptes, de failles vertigineuses et de blocs hérissant les plateaux et les vallées, que le jeune comte alors passait ses journées à escalader. Sans être particulièrement doué, il n'était jamais dernier dans les courses qui l'opposaient à ses amis du village. Coïncidence bienveillante, le château de Kimkaf semblait construit avec une pierre extraite des Monts Etoilés ; il en reconnaissait le grain sous ses doigts. C'était comme être guidé par une voix amie. Ses orteils s'insinuaient dans les faiblesses du mortier. Il se contentait de prier pour que personne ne le voie d'en bas et ne donne l'alarme. Contre toute attente, il atteignit la balustrade, les muscles rompus et la souffle court, sans que nul ne l'aie repéré. Il franchit le rebord en s'appuyant sur ses hanches et se laissa retomber sur la terrasse, accroupi. A priori personne, mais il y avait une rangée de fenêtres face à lui et des entrées de chaque côté.
Le coeur lui battait à tout rompre. C'était, à bien y réfléchir, la première fois qu'il tentait une opération aussi risquée seul. La finesse et l'aisance d'Hovandrell lui manquaient. Le stress envahissait ses muscles d'un flot d'adrénaline. Il prit le temps de respirer normalement et de déglutir avant de ramper vers la gauche pour ne pas être vu des fenêtres. Il crut entendre un son comme un craquement et se figea. Plus rien. Il attendit quelques longues minutes tout de même, par sécurité. Ses doigts s'engourdissaient sur la pierre froide. Il posa une main sur le loquet.
Les Lunes veillaient sur lui ; il pivotait.
Le messager se glissa à l'intérieur. Il était à présent dans le bastion de la Chape, l'oeil du cyclone, le pire endroit du monde où un messager puisse se trouver. Etrangement, c'était là sa seule chance.
Qu'Umea me protège...
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