IX. Garder le secret, première partie
Jal rentra noyé dans les brumes de la ville et de son esprit, plus opaques encore. Il avait accepté le marché dans ce palais étouffant, sentant les griffes de la mort dans son cou. Il le remettait en question à présent qu'il se retrouvait à l'air libre, seul sous la lumière bienveillante des Lunes. Il avait accepté d'assassiner un homme. Le ferait-il réellement ? Il avait déjà tué, bien sûr, mais uniquement pour se défendre, uniquement quand sa vie était en jeu. C'était ce que son père lui avait appris. Mais assassiner un homme qui ne le menaçait pas, de sang-froid... Que dirait Thierry Dernéant ? Pourrait-il encore regarder Lidwine dans les yeux ? Cilir et Arlye auraient-ils toujours envie de lui ressembler ?... Certes, il savait que Dagove Heurtevent ne faisait pas partie des innocents de ce monde... Qui pleurerait un criminel comme le chef de la Chape, si son propre fils voulait sa mort ?
Mais combien de victimes ferait l'affrontement qui s'ensuivrait ? Blanche serait-elle prise dans la tourmente ? Avait-il le droit de provoquer des évènements d'une telle ampleur pour survivre ? Même pas survivre, éviter la marque d'infamie. Il pourrait encore fuir, sur le dos de Phakt, foncer droit vers Herzhir et se réfugier dans les bras de sa magicienne de mère. Mais il ne supporterait pas de parjurer ainsi son engagement. "Sur ma Lune et sur ma vie."
Pouvait-il demander conseil à la danseuse ? Mieux valait la tenir en-dehors de cela. Elle aurait été capable de vouloir planter Dagove elle-même. En cela aussi, elle ressemblait assez à Colombe...
Le messager atteignit la maison de Blanche sans s'en apercevoir, perdu dans ses pensées et guidé par son instinct. Il prit soin, cette fois, de frapper à la porte. Aucune réponse.
- Blanche ?
Il entra. Personne. Avisant les affaires dispersées sur la commode et devant la glace, il en déduisit qu'elle avait dû partir travailler. Tant mieux, il ne se sentait pas le courage de l'affronter. La tête bouillonnante, il se débarassa de ses habits d'infiltration pour tomber littéralement sur le lit.
Une main ferme le secouant à l'épaule le tira violemment du sommeil. C'était Blanche, une bougie à la main. Elle portait encore sa robe de danse et son maquillage.
- Isaac ? Réveillez-vous...
Il se dressa et réalisa à quel point il faisait froid dans la chambrette.
- Heu, pardon, je vous ai pris le lit...
- Vous avez peut-être des ennuis. On m'a donné ceci, ce soir.
Elle exhibait une enveloppe cachetée. Jal la saisit et y lut :
Pour Mlle Blanche Besre,
A l'attention de son locataire.
Une sueur glacée naquit entre ses omoplates. Qui pouvait savoir qu'il se trouvait là ?
- Qui vous a donné ça ?
- Une elfe.
Jal soupira de soulagement, entièrement rassuré. C'était sans doute Hovandrell, et même dans le cas contraire, il n'avait pas d'ennemi parmi les elfes. Samuel était mort.
- Nous ne craignons rien, alors.
Il s'assit sur le lit, avant de réaliser qu'il était torse nu. Comme Blanche semblait entièrement concentrée sur la lettre, il décida de passer outre pour satisfaire sa curiosité. Le cachet soudain l'interpella. C'était celui du Conseil des Mages. Etait-il arrivé quelque chose à Liz ? A nouveau angoissé, il décacheta. Sous le rabat se trouvait inscrit à la plume :
Assurez-vous de lire cela seul.
Blanche croisa son regard.
- Très bien, je vais faire une infusion, grommela-t-elle.
Elle mit l'eau à chauffer sur son réchaud et se posta devant son miroir pour retirer son maquillage. Jal lut en s'efforçant de rester calme.
Seigneur messager,
Vous avez été ordonné selon la tradition séculaire. Gardez donc, sur votre voeu, le contenu de cette missive absolument secret.
Vous avez sans doute remarqué que l'écusson de votre fonction n'est pas exactement identique aux autres. Si vous aviez l'obligeance de revenir à Lonn dès votre mission terminée vous présenter devant le Conseil, nous serons ravis de vous en expliquer la raison. Le Conseil a réfléchi à votre cas et souhaiterait votre accord pour en informer Sa Majesté et vous confier une mission. La plus grande discrétion est nécessaire, c'est pourquoi nous avons attendu que vous quittiez la ville à la vue et au su de tous.
- Alors ? demanda Blanche.
Jal s'était graduellement apaisée ; il n'était aucunement question de Liz. Il se retourna machinalement pour répondre. Blanche se regardait, à demi nue, dans le miroir cassé, sa robe jetée par terre. Le messager détourna très vite les yeux et vira au rouge écarlate. Il se rassit de manière à lui tourner complètement le dos. Quand allait-elle cesser ça ? Même son corps, du peu qu'il en avaitaperçu du coin de l'oeil, lui rappelait dramatiquement Colombe. Il marmonna quelques reproches qu'il ne comprit pas lui-même.
- Alors ? insista la demoiselle curieuse.
Il s'éclaircit la gorge.
- Ca n'a pas l'air d'une mauvaise nouvelle.
- Tant mieux.
Vous pourrez nous retrouver au palais ou à la salle des secrets de l'académie. Vous serez bien évidemment libre de refuser notre proposition et auquel cas, vous recevrez un écusson identique à celui de vos camarades.
Avec nos sincères respects,
Mathurin Mirant.
Une mission ? Il se souvenait en effet que son écusson lui avait paru d'un autre métal que celui de Vivien. Une explication... "Le Conseil a réfléchi à votre cas." Qu'est-ce que cela signifiait ? Sa curiosité lui enjoignait de galoper jusqu'à Lonn. Mais il avait encore une mission à mener et un marché funèbre à honorer, à présent. Rien que l'idée lui nouait l'estomac. Quelque part, il était devenu le commis de Mélodrille...
Il laissa le lit à Blanche qui, heureusement pour lui, avait revêtu une robe de chambre. Il frissonna ; la chambre était mal chauffée et mal isolée, il y régnait une température déplaisante.
- Un de ces jours, on va geler, grommela-t-il.
- Vous voulez qu'on dorme ensemble ? lança Blanche sur le ton d'une plaisanterie acide.
- Non, bien sûr que non, se défendit Jal en battant en retraite vers le fauteuil.
La jeune femme rit et se glissa sous la couette réchauffée pendant que le messager s'arrangeait comme il put du fauteuil couvert d'une couverture. Il mit longtemps à fermer l'oeil cette fois, tant à cause du froid que des idées noires qui lui couraient dans la tête.
Jal s'attendait à attendre des nouvelles de Mélodrille plusieurs jours. Il n'eut pas ce loisir. Le surlendemain, alors qu'il rangeait et essayait de s'aménager une meilleure couche dans la chambre, des coups résonnèrent à la porte. Il savait que Blanche ne frappait jamais avant d'entrer. Prudent, il saisit la dague qadi et s'approcha à pas de loups du battant. En y collant l'oreille, il ne capta qu'une respiration essoufflée et légère. Il leva la dague et entrouvrit juste assez pour jeter un oeil. Il reconnut Louison, la compagne de Blanche.
- Que faites-vous ici ?
- Vous êtes un seigneur, non ?
- Pardon ?
- Est-ce que vous savez soigner ?
- Heu...
Il n'avait pas réellement de compétences, mais peut-être réussirait-il quelque chose avec un peu de magie.
- Blanche a besoin d'aide. Un client l'a frappée.
Jal déglutit.
- Je vous suis.
La jeune brune en robe bleue courut dans les ruelles à perdre haleine, s'assurant régulièrement que le Ranedaminien la suivait. Elle n'accordait pas un regard aux hommes qui la sifflaient au passage. Jal s'efforçait de la suivre, espérant qu'il aurait assez de force pour faire quelque chose. La révolte grondait dans son estomac.
Louison entra en trombe dans la taverne.
- Je l'ai trouvé, haleta-t-elle à l'adresse de la tenancière.
Celle-ci hocha la tête avec l'indifférence la plus totale. La danseuse grimpa les marches, suivie par Jal et le regard de la moitié des clients. Dans la chambre malsaine que Jal connaissait déjà, la jeune femme était étendue sur le côté. Elle avait une terrible balafre au niveau de la joue, si profonde de Jal retint un haut-le-coeur. Il y avait également des marques d'hématomes sur l'entièreté de son corps à demi-dévoilé par sa robe. Elle haletait et essaya de sourire en voyant entrer Jal.
- Vous n'avez...
- Ne parlez pas.
Sa joue saignait lorsqu'elle ouvrait les mâchoires. Le messager en eut le coeur serré.
- Que s'est-il passé ?
Louison lui répondit d'une voix cassée.
- Mon client voulait... des prestations qui sont interdites par notre règlement. Comme je refusais, il m'a giflée. Blanche est entrée et l'a frappée, avec son couteau. Elle a toujours un couteau sur elle, au cas où... Mais il était armé aussi. Le coup lui a fait ça. Elle est tombée. Il frappait encore, mais la patronne est entrée et il est parti...
Le jeune homme frissonna.
- Au moins, il ne reviendra pas de sitôt, grinça Blanche malgré la douleur. J'ai bien visé.
Jal s'agenouilla près du lit et posa ses mains sur le visage de la jeune femme. Il concentra ses forces magiques, tant bien que mal. Des filins de lumière se déployèrent autour de la blessure, sifflant et reconstituant peu à peu les tissus. La hideuse plaie diminua en même temps que l'énergie du messager. Il refusait d'abandonner. Sa tête tombait sur le lit, ses yeux se fermaient tout seuls. Bientôt, la blessure fut réduite à une cicatrice oblique. Il releva les mains et aspira un grand coup. Il n'avait plus la force de se lever. Il se sentit basculer sur le côté.
- Hé ! Seigneur !
Louison le rattrapa et l'allongea au sol. Blanche se dressa. Elle avait encore des hématomes partout, mais elle pouvait parler et ne saignait plus.
- Que lui arrive-t-il ?
- Je ne sais pas !
Un homme toqua et entrouvrit la porte.
- C'est occupé ! hurla la brune avec hargne.
Il disparut aussitôt.
- Ca va aller, bredouilla Jal.
- Tenez bon, Isaac.
Blanche saisit une gourde sur une des commodes et la déboucha. L'odeur de l'alcool flotta.
- Ca va vous ranimer.
Il voulut protester, mais la danseuse n'eut aucun mal à lui enfoncer le goulot dans la bouche de force. La brûlure et la chaleur le réveillèrent effectivement un peu. Il secoua la tête et dut s'appuyer sur les deux amies pour se lever. Elles le déposèrent à son tour sur le lit.
- Va chercher quelque chose à manger, Loui, demanda la danseuse.
La brune disparut aussitôt. Blanche s'assit à côté du messager, caressant sa joue mystérieusement réparée.
- Alors vous aviez de la magie depuis le début ? Pourquoi ne l'avez-vous pas utilisée pour votre jambe, l'autre jour ?
- Vous avez vu ce que cela me fait. Je voulais garder ça pour moi.
- Pourquoi l'avoir montré aujourd'hui, alors ?
- Parce que vous étiez blessée ! Il fallait bien que je fasse quelque chose.
La jeune femme sourit.
- Merci beaucoup, Isaac. C'était très gentil de venir.
- Je vous en prie, marmonna-t-il. La prochaine fois, dites à votre amie d'avoir un couteau elle aussi.
Blanche éclata d'un rire cristallin.
- J'y penserai.
La désignée rentra avec quelques biscuits salés et un morceau de pâté douteux, mais sur lesquels Jal se jeta avec avidité.
- Merci beaucoup, Louison.
Elle hocha la tête.
- Merci à vous. Vous êtes venu aider Blanche, qui m'a sauvée aussi... Vous êtes tous les deux très courageux.
- Il faut bien, répliqua l'autre danseuse.
Elle tâtait son bras douloureux.
- On rentre. Je ne pourrais plus travailler pour quelques temps.
Blanche et Jal se soutinrent mutuellement sur le chemin du retour.
Annotations
Versions