XII. Redevenir soi-même

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 La neige se déposait délicatement sur le chemin et commençait à brouiller les contours et noyer les traces de pas du messager. Ce n'était encore qu'une couche de peut-être un doigt d'épaisseur, mais qui blanchissait déjà les environs et dont la clarté semblait vouloir lutter avec l'obscurité du ciel. Ses mains cachées sous l'épaisseur de sa cape s'engourdissaient de froid.

 A pied, il rejoignit la pension où il avait laissé Phakt. Seul son sens inné de l'orientation le guidait dans le nuit. Il se souvenait des virages, des directions, des distances, même approximativement, et repéra dans le semi-pénombre dispensée par les Lunes levées la forme oblongue de la ferme. N'osant pas frapper à une heure aussi tardive, Jal se glissa dans l'écurie et s'endormit dans le grenier à foin. Il était heureux d'avoir quitté Kimkaf et de ne plus avoir à y retourner. Seule cette pensée tenait encore bon dans son esprit, embrumé par le vin et la fatigue. Malgré le froid et l'inconfort, il n'eut aucun mal à s'assoupir.

 Il ouvrit les yeux aux premiers rayons du petit jour. Une bonne partie de la neige avait disparu. Il ne subsistait plus que quelques plaques sous les ombres des bosquets et des bâtiments ; le reste formait une soupe boueuse à demi-fondue. S'étirant de tout son long, il se dégagea du foin entassé dans lequel il s'était blotti. La nuit passée avait rendu ses idées beaucoup plus claires.

 On l'attendait à Lonn. Avec un peu de chance, il pourrait même y revoir Lidwine. Son coeur bondissait de joie à cette éventualité. Mais tout d'abord, il lui fallait récupérer Phakt et rendre la dague à Wenceslas Irinor. Il s'efforçait de ne pas trop penser au reste, Colombe et Audric, la mort de Mélodrille, sa main tenant un poignard au-dessus d'un homme endormi. S'il n'y pensait plus, il finirait par croire qu'il ne s'agissait que de cauchemars qui se dissiperaient.

 D'un bond, il quitta le grenier et atterrit dans l'écurie. De nombreuses bêtes sortaient de leur sommeil, des flontirs, des canamelles, et sa monture n'était pas en vue. Il prit enfin le temps de se changer, de remettre ses vêtements de voyage et de réépingler avec une bouffée de fierté l'écusson des messagers à son torse. Enfin redevenu lui-même, il prit son air de seigneur le plus convaincant pour aller réclamer son ordimpe au propriétaire des lieux.

 Phat avait été logé dans une aile du bâtiment quasiment inoccupée. Il eut un râclement de gorge en le reconnaissant. Jal grimpa aussitôt sur son dos et se lança dans un galop joyeux de retrouvailles, tout heureux de laisser derrière lui la grisaille de la cité des Voleurs, ses fumées nauséabondes et ses risques insensés. Et même si la route était complètement détrempée à cause de la fonte de la neige de l'Amathuria, son enthousiasme n'en fut pas amoindri.

 Le jeune messager trouva asile dans un relais voyageur peu fréquenté, où il put se réchauffer autour d'un poêle avec un charretier très bavard et au rire facile, en buvant des infusions de morvandelle. Le climat devenait détestable, humide, glacial et venteux. Dormir dans une véritable chambre fut un délice sans nom. Il ne prenait pas le même chemin qu'à l'aller, d'abord parce que l'établissement où il avait laissé Phakt se trouvait de l'autre côté de la ville, et aussi parce qu'il ne voulait pas retourner chez Ode et Ielda. Il ne se voyait pas expliquer que le troubadour était mort et que jamais il ne s'était senti plus loin d'être un héros.

 Le lendemain, il traversa des landes boueuses qui maculèrent tout le ventre et les pattes de Phakt, se fit courser par un paysan dont il piétinait par mégarde les cultures et perdit plusieurs heures à suivre une rivière gonflée par la fonte des neiges pour trouver un pont. Il commençait à être affamé et frigorifié quand il aperçut un filet de fumée émanant d'un bosquet de nillois défeuillés.

 Jal ignorait tout à fait si l'hospitalité du Code s'étendait aux feux de camp, mais l'espoir le portait. Il avait l'impression que s'il pouvait seulement apercevoir ce feu, cela lui ferait un bien fou. Pourtant, arrivé à sa vue, il stoppa Phakt. Trois personnes, deux femmes et un homme, tous d'âge mûr, disertaient assis autour du feu avec véhémence. Un quartier entier de viande rôtissait au-dessus de la flamme, distillant une odeur absolument divine pour un estomac vide. Mais Jal repérait des armes sous les vêtements usés et de mauvaise facture et le regard que lui adressa une des femmes le fit déglutir. Etait-il tombé sur des voyageurs modestes ou des bandits de grand chemin ?

 Ils l'avaient tous vu, à présent. Tous s'étaient tus et l'observaient en silence. Jal sentit l'atmosphère de la clairière se tendre comme une corde. Il fallait qu'il désamorce ça très vite. Se retenant de toutes ses forces de faire un geste vers son épée, il leva le bras et s'efforça d'afficher un sourire.

  • Bonjour voyageurs ! Est-ce que je pourrais me réchauffer auprès de votre feu pour quelques instants ?

 Les inconnus se consultèrent du regard. Une femme, au visage parcouru d'une immense balafre, repéra le blason de messager sur son torse et se fendit d'un sourire que Jal trouva de mauvais augure.

  • Mais bien sûr, venez. Le froid n'épargne personne.

 Le ton de sa voix surprit le messager. Ni menaçant ni mielleux, il était tranquille, dépourvu de sous-entendus, presque indifférent. Il n'avait d'autre choix que d'accepter l'offre, à présent, même si son esprit était partagé entre l'envie de fuir ventre à terre et celle de tendre les mains vers le feu. Il mit pied à terre et, à pas comptés, rejoignit ses trois hôtes.

  • Merci infiniment.

 Il était si tendu qu'au moment de s'asseoir sur les pierres qui hérissaient la zone, il trébucha et faillit se retrouver dans la boue. Malgré tout, seul un silence lourd s'étendit sur le petit bosquet, recouvrant le doux silence habituel de la saison des Froids. Seul Phakt osa le briser en s'ébrouant sans gêne.

  • Belle bête, commenta un des deux hommes.

 Jal se contenta de hocher la tête. Il craignait de dire une bêtise et de se faire égorger. La femme la plus âgée, avec une terrible balafre en travers du visage, finit par décider de découper une part de la cuisse qui cuisait. Le messager tendit sa gourde. Elle contenait encore du vin épicé de la dernière auberge, qui avait été chaud mais devait à présent être à peine tiède. Il espérait que cela constituerait un cadeau suffisant. L'inconnue prit la gourde avec reconnaissance et en avala trois gorgées sans s'interrompre.

  • C'est du bon.

 Elle fit tourner la gourde à sa compagne et à l'homme assis, qui regardèrent aussitôt le messager d'un air plus amène. On lui offrit un morceau de la viande ruisselante de graisse. Jamais le flontir rôti n'avait eu autant de saveur. Jal mangeait avec les doigts, laissant le jus lui dégouliner sur le menton. Sa voracité déclencha les ricanements de ses camarades.

  • Il avait faim, le messager !
  • Vous venez d'où, comme ça ?
  • Kimkaf, répondit Jal de la voix la plus neutre possible.

 Un blanc suivit.

  • C'est pas vrai ? hasarda l'homme. Un messager à Kimkaf ?
  • Je n'ai fait qu'y passer...
  • Z'avez du culot ! Buvons à votre audace !

 Le jeune homme commença à se détendre. Il fallait qu'il arrête de voir du danger partout. Il avala une seconde lampée de vin aux épices avec enthousiasme.

 Rien de terrible ne se produisit pendant la demi-heure qui suivit, en-dehors de plaisanteries égrillardes qui firent rougir Jal jusqu'à la racine des cheveux. Ses trois camarades finirent par s'avérer être des braconniers, d'où la méfiance et la tension de leur premier abord. Le Ranedaminien éclata d'un rire libérateur à cette annonce. Ce n'était que ça ! L'ambiance de la Cité des Voleurs lui avait décidément atteint le cerveau.

 Il prit congé, une fois bien réchauffé et nourri, des trois compagnons qui commençaient à chanter d'une voix fausse. Ils avaient vidé sa gourde d'un cru erdentin de qualité, mais le jeu en valait la chandelle. Jal remonta donc en selle et s'éloigna le sourire aux lèvres, d'un pas bien plus tranquille.

 Il passa la nuit suivante blotti contre Phakt, dans une cabane de vignerons déserte. Il avait rêvé de meilleures hospitalités en devenant messager, mais il se sentait heureux pour la première fois depuis longtemps.

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