XIII. Les champs de neige, deuxième partie

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 La nuit commençait à tomber et Jal était définitivement perdu. A force de foncer droit devant lui, Phakt s'était vite fatigué dans l'épaisseur de la neige. Ils avaient quitté la route et marchaient maintenant au hasard dans l'étendu immaculée. Jal craignait de devoir passer la nuit dehors. Iln'en pouvait plus du froid et du vent, de la fatigue et de la faim. Il leur fallait un abri. Aussi continua-t-il à pousser sa monture en avant jusqu'à ce qu'il fasse nuit noire. Alors, il fallut bien s'arrêter. Le messager poussa un juron qui se perdit dans le vent. Il allait mourir de froid s'il se laissait endormir maintenant. Phakt s'énervait et agitait les rênes sans vouloir avancer davantage.

 Ronchonnant, le jeune homme mit un pied à terre et tira son ordimpe par la bride. Au moins, il avait cessé de neiger et il n'en avait pas au-delà des genoux. A l'aveuglette, d'un pas laborieux et lui sembla-t-il pendant une éternité, il força l'animal à avancer.

 Il poussa une exclamation soudainement. Il avait cru voir une lueur au loin, qui avait aussitôt disparu. Elle se remit à briller après quelques horribles secondes, faible, lointaine, mais constante. Trop heureux d'avoir un point de repère, le jeune homme se dirigea vers elle. Elle grossissait, chaude et enveloppante, et finit par dévoiler une lanterne suspendue devant un cabanon de fermier désert. Jal passa un instant à bénir les Lunes pour l'étourderie de l'homme qui avait oublié sa lanterne allumée. La porte grinçait et fermait mal, mais on y serait déjà infiniment mieux que dehors. Ne pouvant se résoudre à laisser Phakt geler dehors, il passa encore quelques précieuses minutes à le faire entrer. Il prit juste le temps de le desseller et de retirer son épée, gardant Wence contre lui au cas où, avant de sombrer dans un profond sommeil, blotti contre la fourrure.

 A son réveil, le vent et les nuages sombres avaient disparu. Un ciel d'un bleu cristallin surplombait une campagne bicolore, mais surtout blanche, vibrante de lumière sous un air parfaitement immobile. Au loin, dévoilée par la lumière matinale et la transparence, la silhouette des arbres de Roifeuille se dessinait. Jal poussa un cri de victoire et de soulagement. Il mourait de faim. Prochaine étape, rejoindre un village quelconque en traversant la forêt de Roifeuille et se ravitailler.

 Cette fois, il prit bien garde de ne pas s'éloigner de la route principale. Il n'y aurait pas toujours une âme charitable de troubadour pour le remettre sur le droit chemin. Le souvenir de Mélodrille l'attrista pendant une bonne part de la traversée. La forêt n'avait plus rien à voir pourtant avec ce qu'elle avait été quelques temps plus tôt. La neige l'avait recouverte, alourdi les branches, et dépouillé les arbres des dernières feuilles. Aucun passant ne s'y hasardait plus. Coup de chance pour Jal, juste à la sortie, le soir suivant, se dressait une petite ville pimpante qu'il avait esquivé la première fois. Il aurait juste à tourner vers l'ouest après la ville pour retrouver Lonn.

 Tout heureux, le jeune homme reprit des forces avec un dîner gargantuesque et une nuit fabuleuse dans, enfin, un lit douillet, propre et chaud. Il s'offrit même le luxe d'un bain brûlant et d'un barbier pour se refaire une beauté. L'éventualité de revoir Lidwine le tendait autant qu'elle l'attirait. Phakt fut nourri, réchauffé, soigné et peigné. Jal essayait de passer outre, d'effacer l'aventure de Kimkaf et ses traces, mais un bain ne suffisait pas. Le souvenir de Colombe, des plaies, des cris de Louison dans la chambre voisine, de la belle Léda qui assassinait un vieil homme, de Dagove, du poignard dans ses propres mains, du regard de Mélodrille avec un carreau en travers de sa cage thoracique... Seul le temps nettoierait son esprit.

 Il atteignit Lonn sous un soleil éclatant, la neige commençait à fondre et formait une soupe collante. Sous peu, les chemins seraient boueux et impraticables. Heureusement, la route restante était assez brève et Jal arriva assez vite en vue des remparts de la capitale. Après un détour pour confier Phakt aux bons soins de madame Temha, il passa les lourdes portes avec la sensation de rentrer en terrain connu.

 Le soir tombait, dans un mélange d'or et d'ardoise qui teintait le ciel et les reflets des vitres ainsi que des quelques flaques formées par la fonte. De toute évidence, l'Amathuria avait eu lieu à Lonn aussi. Des lanternes de papier flottaient encore suspendues au fenêtres, des confettis parsemaient la neige et des guirlandes trempées pendaient aux gouttières. Jal en éprouva une pointe de déception ; il aurait aimé assister à cette fête avec Liz et Lidwine... En aurait-il seulement eu le courage ?

 Il outrepassa cette question en essayant d'évaluer l'heure. Le conseil des mages l'avait fait appeler, mais il était de toute évidence trop tard pour réclamer une audience. Retourner à sa petite chambrette sous les toits ? Réclamer l'hospitalité à Liz ? Ou à Lidwine ?... Il tourna sur lui-même, indécis. Il finit par prendre le chemin de la rue des Barques. Passer la nuit sous le toit de Mildred Artanke le mettait profondément mal à l'aise.

 Les rues n'avaient pas changé et il parut au jeune homme qu'il était parti depuis une éternité lorsqu'il frappa à la porte de la petite chambre de Liz. Plusieurs secondes passèrent sans la moindre réaction. Il recommenca et la voix irritée de la jeune magicienne se fit entendre.

  • C'est bon, je vous ai entendu ! J'arrive ! Vous ne croyez pas que j'en ai déjà fait assez pour ce soir ?
  • C'est Jal, annonça le messager, comprenant qu'elle devait le prendre pour quelqu'un d'autre.
  • Sans blague ? fit la voix, plus proche, juste avant que la porte ne s'ouvre et que sa cousine ne lui saute au cou.
  • Jal ! C'est vraiment toi ! Alors tu t'en es sorti ?! Raconte, raconte ! Entre ! Qu'est-ce que tu fais ici ? Pourquoi j'ai pas eu de nouvelles ? Tu as vu Hovandrell ?

 Etourdi par l'avalanche de questions, le Ranedaminien éclata de rire et serra la sorcière contre lui. Qu'il était bon de se savoir enfin entouré d'alliés. Il la reposa et commença par retirer ses gants, son écharpe et son manteau qu'il laissa à la patère.

  • C'est bon de te revoir, ma princesse magique. Oui, je suis encore vivant, mais ça n'a pas été sans mal. Kimkaf est fidèle à sa réputation.

 Il eut un moment d'hésitation. Pouvait-il vraiment tout lui raconter ? Les morts, sa lâcheté, la terrible vie de Blanche et de tant d'autres ? Elle n'avait que quinze ans et l'innocence d'un oisillon.

Elle a tué Eurielle, se rappela-t-il en la regardant en coin pendant qu'elle rangeait à la hâte le bric-à-brac entassé sur son siège et son lit pour qu'ils puissent s'asseoir. C'est une dure à cuire.

  • D'abord, j'ai faim ! annonça-t-il d'un ton impérieux, avant d'ouvrir sa sacoche pour exhiber un splendide pâté aux herbes et un fromage à peine entamé, ainsi qu'une flasque de vin léger et un bocal de fruits confits.
  • Je suis rassurée, tu n'as pas changé, se moqua Liz, les yeux brillants. A table !

 Le messager s'assit à côté d'elle.

  • Autre chose. Où est Lidwine ?...

 La jeune femme perdit soudain sa bonne humeur.

  • Ah. Lidwine...
  • Qu'est-il arrivé ? bondit le jeune homme alarmé, s'imaginant déjà la Chape à ses trousses, un terrible accident ou un mariage avec Ulrich.
  • Elle est partie, annonça la magicienne d'un ton piteux. Elle a reçu une mission quelques jours après toi, elle est en route vers Padit à l'heure qu'il est.

 Jal poussa un intense soupir de soulagement. Rien d'inattendu, en somme. Mais inutile d'aller sonner chez les Artanke en espérant la revoir. Combien de temps s'écoulerait-il avant que leurs routes ne se recroisent ?...

La Longuarde est grande. Notre détermination est infinie.

 Liz lui donna un coup d'épaule complice.

  • Allons, elle va s'en sortir. Tu n'as qu'à aller lui courir après ! Il y a sûrement d'autres messages pour la Paditie.
  • Je dois aller au palais. Je ne suis pas sûr d'avoir le loisir de courtiser les demoiselles dans les jours qui viennent...
  • Comment ça ?

 Il se mit en devoir, la bouche pleine de pain et de pâté, de lui raconter son aventure kimkafière. Il omit les détails les plus sordides, et, il faut bien l'avouer, les plus honteux. Mais le contenu du message, censé rester secret, fut grossièrement esquissé : il était convoqué au palais. Ce récit les mena jusqu'à tard dans la nuit, puisque Liz ne cessait de l'interrompre pour poser des questions ou protester.

  • Mon pauvre Jal, rien ne t'aura épargné. Mais tu as raison, c'est forcément la Chape. Il faudrait pouvoir retrouver le type qui t'a confié le message...
  • Tu penses bien qu'ils ne prendraient pas un risque pareil. Ce doit être un émissaire qui ne sait rien des tenants et des aboutissants de l'affaire. Au fait, merci de m'avoir envoyé Hovandrell. Elle m'a encore sauvé la peau...
  • C'est une habitude, le taquina sa cousine. Tu te jettes dans tous les pièges !
  • Tu as des nouvelles de Vivien ?

 La jolie brunette grimaça.

  • Pas la moindre. Il a dû arriver à Ymmem, maintenant...

 Le souci plissait son front. A son tour, le messager la réconforta.

  • Il doit être débordé, et peut-être attend-il d'avoir des éléments encourageants pour t'en parler... Je suis sûr qu'il va bien. Tu connais Viv, c'est un homme débrouillard et costaud, pas vrai ?

 Elle se contenta de hocher la tête.

  • Et Lénaïc ?

 Jal savait bien que sa cousine n'était pas insensible à l'étudiant en magie.

  • On se voit de temps en temps, éluda-t-elle, mal à l'aise.

 Etrangement, elle ne paraissait pas troublée, ne rougissait pas. Quelque chose clochait entre eux, visiblement. Jal s'était suffisamment tourmenté avec ses propres sentiments dans sa jeunesse pour ne pas s'en mêler.

 S'apercevant que sa cousine bâillait à en avaler les Lunes, il s'aménagea grossièrement une couchette sur la banquette contre le mur du fond avec une couverture de rechange. Cela manquait de confort, mais l'idée d'avoir retrouvé Liz l'apaisait bien assez pour qu'il dorme comme une pierre. Pour une fois, il avait réussi àoublier Wenceslas et Mélodrille, qui n'aurait jamais la chance de reposer dans une sépulture sous les champs de neige.

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