XIX. Faire un choix, deuxième partie
- Tu peux me dire ce qui t'as pris ?
Jal sourit avec indulgence à sa cousine qui le fixait d'un air furibond sous ses mèches noires.
- Je ne veux pas être uniquement au service des puissants. J'ai fait prendre assez de risques à mes proches. Je ne veux pas vivre sous la menace de la Chape éternellement.
- Mais tu réalises le poste de rêve sur lequel tu t'assois ! Même en imaginant que tu fais ça par altruisme, tu imagines les services que tu pourrais rendre à toute la Longarde en gardant ces échanges secrets ? Tu serais comme un espion de Sa Majesté !
Le jeune homme fit une moue. C'était le seul argument qui affaiblissait sa décision. Il jouait le jeu de la Chape, en disparaissant. Pourquoi avait-il voulu devenir messager, déjà ? Pour la saveur de la ligne d'horizon, comme disait son grand-père, pour aider le peuple, comme il aimait à le croire, ou pour la gloire de sa famille et la grasse paye ? Peut-être aussi pour fuir la responsabilité de l'héritage du domaine ? D'où venait exactement son rêve d'enfant ?
- Tu n'as pas tort, princesse. Mais je ne veux pas affronter cette menace-là seul toute ma vie. s'il faut choisir un messager diplomatique, ça ne doit pas être moi. Je ne suis pas assez fort.
Elle s'assit à côté de lui. Le jardin de l'académie bruissait sous un vent sec et froid qui faisait s'entrechoquer les branches dénudées des grands pradaniers. Les colupiques avaient souffert de la première neige. Seule la fontaine gargouillait toujours, immuable.
- Mais le hasard ne t'a pas demandé ton avis, Jal... Tu es le seul à pouvoir le faire. Le seul qui passe sous le regard de la Chape. Tu as l'occasion de transformer le malheur de ta vie en une grande chance.
- Je ne la mérite pas.
Liz marmonna un juron qu'il n'entendit qu'à demi.
- La question n'est pas de mériter ou pas, abruti ! Tu crois que je l'ai méritée, ma magie, moi ?
Le messager soupira. Comment faisait sa cousine pour toujours ébranler ses plus profondes certitudes ?
- Mélodrille est mort, lâcha-t-il avec dureté, sans songer que Liz ne voyait absolument pas de qui il parlait. Il est mort en protégeant ma fuite, alors qu'il aurait pu diriger la Chape toute entière. Les gens vraiment utiles, personne n'en entend parler. Ils meurent au fond d'une oubliette et personne ne les regrette... Ce piège m'était destiné. Ca va arriver à d'autres. Je suis incapable de me débrouiller tout seul, mais ceux qui m'aident le payent à ma place. Je ne veux pas que ça se passe comme ça. Si je fais profil bas, moins de gens mourront à ma place. C'est mathématique. Je ne suis pas un atout stratégique à protéger au prix de vies humaines.
La jeune magicienne avait écouté le laïus, bras croisés, sceptique.
- Qui est mort ? finit-elle par demander. C'est ton ami, le fils Heurtevent, c'est ça ?
Jal hocha la tête.
- Il a pris un carreau d'arbalète, dans les souterrains pendant que nous fuyons.
- Tu m'avais dit que vous aviez été séparés !
- C'est la vérité.
Elle grimaça et tapota maladroitement son épaule.
- Je suis désolée, Jal. Vraiment désolée...
- Il n'aura même pas droit à un repos décent. Il vont donner son corps aux charognards ou le laisser pourrir inutilement dans une fosse d'aisance...
Cette fois, l'adolescente se tut.
- Moi, je suis contente que tu n'aie pas été à sa place, dit-elle à mi-voix après un long silence, avant de se lever pour quitter le jardin.
Jal grogna et donna un coup de pied dans un morceau de bois tombé. Il s'était peut-être trompé. De toute façon, il ne pouvait plus changer d'avis. Il n'allait pas retourner au palais et leur réclamer l'écusson, ce serait ridicule. Il allait falloir assumer sa décision.
Il resta assis là un moment, démoralisé. Et maintenant, que faire ? Il avait refusé la proposition des mages qui l'avait fait revenir ici. Il ne restait qu'à attendre une nouvelle mission, ou repartir. Il manquait de motivation pour voyager à travers le pays vide en plein hiver, à la recherche de Lidwine ou de Vivien, ou même pour retourner à Herzhir.
- Sire Jal ?
Un pas léger accompagnait cette voix et le messager sortit de sa rêverie pour constater ce qu'il savait déjà.
- Bonjour, Lénaïc.
Le magicien le regardait, la mine aussi défaite que son interlocuteur.
- Alors vous êtes revenu de Kimkaf. Ca n'a pas été trop dur ?
- Si.
Ils soupirèrent de concert et Lénaïc s'assit à côté de lui.
- Comment va Liz ? finit par demander l'étudiant.
- Je comptais vous poser la question, vous la voyez plus que moi...
Il secoua la tête et leva les yeux au ciel.
- Elle ne veut plus me parler.
- Tiens donc. Qu'est-ce que vous lui avez fait ?
Jal songea une seconde trop tard à museler sa fichue curiosité. Heureusement, Lénaïc ne semblait pas étonné.
- Nous nous sommes disputés, c'est tout. J'ai dit des choses horribles, qui ont dépassé ma pensée. J'ai été maladroit, c'est vrai.
- Elle va bien. Enfin, elle est fidèle à elle-même, en tout cas.
- Heureux de l'apprendre.
- Vous voulez que j'aille lui parler ?
- Non, non, ce serait encore pire. Je vais attendre qu'elle oublie.
Jal ricana à mi-voix.
- Liz n'oublie jamais.
- Elle me pardonnera ?
- Peut-être. Elle se fâche vite, mais elle a bon coeur.
- C'est sûrement un truc de famille, vous avez ça en commun, plaisanta Lénaïc.
Ils cachaient tous deux leurs mains dans leurs manches pour les protéger du vent sifflant.
- Et vous allez faire quoi, maintenant ?
Il avait mis le doigt sur le problème.
- Aucune idée. Je n'ai pas de mission à remplir et nulle part où aller.
Il ne voulait pas s'appesantir sur son sort et détourna la conversation.
- Et vous, comment se passent vos nouvelles études ?
Visiblement gêné, l'étudiant cacha ses mains entre ses genoux.
- Je me débrouille, mais... Je n'ai plus envie, je ne me sens pas utile. Liz me manque.
- Haut-les-coeurs ! l'encouragea Jal sans vraiment de conviction. Vous avez beaucoup de chance, Lénaïc.
- Je le sais, je suis désolé d'avoir l'air de me plaindre, messire.
- Arrêtez de m'appeler comme ça, voyons. Vous avez ouvert une partie de mon torse, je pense qu'on a franchi le stade des politesses.
La saillie fit sourire le jeune magicien.
- Vous avez sûrement raison. A plus tard, les cours vont recommencer.
Il se leva et salua avec maladresse.
- Prenez soin de Liz.
- J'essaierai. Merci, Lénaïc. A bientôt, peut-être.
L'étudiant s'éloigna dans le jardin et Jal l'imita quelques minutes plus tard. Les nuages épais recouvraient lentement le parc d'un matelas laiteux.
La nuit tombait avec délicatesse sur la ville en même temps que la neige cessait, au moment où Jal retrouva la chambre de Liz rue des Barques. La lumière d'une chandelle passait sous la porte. Il toqua avec douceur.
- Jal ?
- C'est moi.
Le petit visage tendu apparut dans l'encadrement.
- Tu veux dormir ici ?
- Si tu veux bien de moi, marmonna tristement le jeune homme.
- Entre. Il n'est pas dit qu'une Bertili laissera un Dernéant faire cette tête à sa porte, et encore moins dormir dehors !
Il obéit et constata qu'il avait dû l'interrompre en plein travail puisqu'une page à moitié couverte traînait sur l'écritoire, à côté d'une plume encrée qui commençait à sécher.
- Tu vas rester longtemps ?
- Je repars demain.
Elle s'immobilisa.
- Pour où ?
- Je ne sais pas, avoua le messager en passant une main dans ses cheveux. Peut-être la Paditie ?
- Tu cours après Lidwine ?
C'était donc si visible ? Il s'efforça de ne pas rougir, tout en sachant qu'il n'y arriverait pas.
- Peut-être, et alors ?
Elle s'installa en tailleur sur son lit et contempla le messager très sérieusement.
- Jal, il y a vraiment un truc que tu n'as pas compris. Cette fille est du genre femme fatale. Elle était déjà folle de toi. Mais maintenant qu'elle est partie, y a aucune garantie, tu comprends ?
- Ce n'est pas ce genre de femme... Ce qu'elle m'a dit, ça ressemblait à une promesse. Elle a un sens de l'honneur.
- Qui ne dure qu'un temps. Je te le dis, Jal, parce que j'ai peur que tu subisse une grosse désillusion.
Il secoua vigoureusement la tête.
- C'est impossible. Je finirai par la retrouver.
Elle soupira et parut abandonner en laissant tomber ses mains.
- Si tu le dis.
Elle retourna s'asseoir à son écritoire pour continuer son travail.
- Donc tu pars demain ? Tu peux me dire où ?
Jal s'aperçut qu'il avait repris cette manie de s'ébouriffer les cheveux en permanence. Il imitait là le geste de sa mère, et quelque part, cela le rassurait.
- Je pourrais rentrer à Herzhir...
Même s'il ne voulait pas se l'avouer, les mots de Liz l'avaient un peu ébranlé. Se pouvait-il qu'il se soit complètement trompé sur Lidwine ?
- Tiens, au fait, Vivien est arrivé à Ymmem. J'ai reçu une lettre qui disait qu'il commençait à enquêter. Le pauvre Yoann est dans un terrible état...
- Il n'a pas dit qu'il avait besoin d'aide ?
- Non, tu le connais, il ne dirait pas ça avant d'avoir été aspiré jusqu'à la taille dans des sables mouvants.
Il pouffa à mi-voix.
- Il va bien alors. Tout compte fait, maintenanrt que la Saison des Froids est installée, je ne vais plutôt partir vers le méridional. Pourquoi pas en Erdent ?
- Tu nous rapportera du bon vin ?
- T'es pas un peu jeune pour ça ? se moqua le cousin.
Elle se contenta de se retourner de sa chaise pour tirer la langue.
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