Chapitre 1 : Un bout de papier
« Cher journal,
Je suis navré, mais je ne vois guère par où commencer.
Peut-être sottement par le commencement, même si cela nous ramène loin en arrière.
Je m’en souviens toutefois comme si c’était hier. Comme si ces traces-là ne s’étaient jamais fait effacer par la tempête de sable qui s’est abattue sur ma vie. »
Une importante foule s’était tassée dans le hall de l’université genevoise, pour s’abriter de l’orage pré-estival qui se déchaînait à l’extérieur. Isaac avait la nausée : comme s’il ne faisait pas assez chaud, l’humidité étouffante et la proximité des autres amplifiait sa sensation de malaise. Tant pis pour le déluge ; il préférait prendre l’eau et l’air, plutôt qu’aucun des deux. De toute façon, la cérémonie de remise des diplômes ne semblait pas prête à commencer. Comme d’habitude dans cette fichue université, tout dysfonctionnait. Cela aurait été le cas jusqu’à son dernier jour ici, finalement.
La vue sur le lac Léman était aussi intimidante que magnifique : des averses d’une rare violence s’abattaient ça et là sur sa surface bleu sombre. Isaac s’amusait de voir le célèbre jet d’eau du port s’acharner à renvoyer la pluie aux nuages. Délicieux spectacle que d’être témoin de cette bataille de l’eau contre elle-même. Tous les affrontements d’égal à égal n’étaient pas aussi merveilleux à observer…
Le jeune homme passa ses doigts dans ses courts cheveux blonds, essayant de les recoiffer en arrière à l’aide de ses ongles. Le gel qu’il y appliquait tous les matins commençait à prendre une texture déplaisante à cause de la pluie. Dégoûté par cette mélasse visqueuse et collante, il finit par abandonner sa vaine tentative de se redonner un style capillaire et se frotta les mains pour les rincer. En vain : les deux collaient, maintenant. Décidément, rien de bon ne se passait dans cette journée : quelques heures plus tôt, sa cafetière électrique était tombée en panne. Cela aurait pu être anodin, sauf qu’elle avait décidé de rendre l’âme avant qu’il n’eût fait couler son précieux stimulant. Puis il avait passé une demi-heure à chercher ses clés, raté son bus de quelques secondes, pour finalement arriver en retard à l’université pour la cérémonie. Heureusement que le personnel de celle-ci était encore plus à la ramasse que lui.
Peut-être que tout ceci était arrivé à cause du stress induit par cet évènement si spécial. On ne se voyait pas remettre le plus important diplôme de sa vie tous les jours, après tout. Au moins y aurait-il ça de positif dans cette matinée.
« Oui, à ce stade, j’étais persuadé que ce bout de papier était la plus belle chose qu’il pût m’arriver dans toute mon existence.
Ce n’est que récemment que j’ai réalisé qu’il s’agissait en fait du pire évènement de cette fichue journée. »
— Azzetti, Eve.
Ils venaient de commencer l’appel au micro. La cérémonie démarrait enfin. Isaac resta toutefois là sans bouger, à profiter de la fraîche éclaircie qui venait de percer entre les nuages. C’était toujours mieux que d’être dans ce hall en train d’étouffer, entassé avec ses semblables et comprimé entre tous leurs corps transpirants. Il entendrait très bien lorsqu’ils l’appelleraient, d’ici.
Nécrovitalogue. Quel terme pompeux ! Le jeune homme aimait à se voir comme un futur « artisan de la vie », plutôt. Oui, il réanimerait des morts, mais il ne le ferait que pour le bonheur de familles brisées par le départ précoce d’un proche.
« Le bonheur.
Oui, j’étais persuadé que ce métier me permettrait de répandre le bonheur autour de moi, de rendre des personnes heureuses.
Quoi de plus magnifique que de retrouver en parfaite santé son enfant parti trop tôt, victime d’une leucémie foudroyante ?
Quoi de plus merveilleux que de revenir en arrière, pour annuler l’infarctus que nul n’avait vu venir et qui avait emporté un frère d’à peine quarante ans ?
Rien n’aurait su être plus magnifique que cela.
Sauf que ces petits moments de liesse isolés, offerts seulement à quelques familles fortunées, ne sont rien en comparaison du malheur qui s’abattra sur l’humanité toute entière si nous nous entêtons à jouer avec ces forces qui nous dépassent. »
— Berthel-Corte, Maxence.
Et peut-être un peu pour l’argent, aussi. Oui, les nécrovitalogues étaient grassement payés, malgré les énormes parts que ponctionnaient les gouvernements sur leurs services. Évidemment ! Si les pauvres avaient eu accès à cette science, la demande aurait été bien trop forte, ingérable même ! La démographie aurait été catastrophique. Non, les pays n’avaient pas taxé ces services afin de profiter du filon ; ils l’avaient juste fait dans un souci de régulation de la pratique ainsi que du nombre de ressuscités.
Un million d’euros en moyenne pour un retour à la vie. Dont quatre-vingt dix-neuf pour cent dans la poche des états, partagés équitablement entre le pays de résidence du nécrovitalogue et celui de l’ex-défunt. Cher payé ? Isaac n’en avait rien à faire. Il voyait seulement que l’unique pour cent restant suffirait à lui assurer une existence aisée et confortable.
— De Gente du Castel, Arthur.
« D ». Cela laissait le temps pour une cigarette. Isaac coinça le petit tube de tabac entre ses dents et approcha la flamme du briquet de son extrémité. Hélas, celle-ci n’atteignit pas son objectif : une énorme goutte de pluie s’écrasa dessus sans crier gare. La première d’une nouvelle averse, qui venait mettre fin à l’éclaircie bienfaitrice.
Isaac eut beau s’acharner sur le briquet, il put seulement constater que celui-ci était hors-service. L’eau s’était probablement infiltrée à l’intérieur et l’avait fichu en l’air. De rage, il le jeta au sol, et le petit objet se brisa en plusieurs morceaux au contact des dalles de granit du parvis de l’université.
— Quand je dis que c’est une journée de merde, putain ! grogna-t-il pour lui-même.
Inquiété par l’idée que quelqu’un ait pu percevoir son juron et son manque de classe, le jeune homme se retourna vers l’immense baie vitrée du hall. Deux filles étaient là à le regarder. Il esquissa un rapide sourire à leur attention : après tout, elles étaient plutôt mignonnes ; surtout celle de gauche, avec ses grands yeux noisette malicieux et ses longs cheveux châtains qui se déversaient jusque sur sa poitrine, bien apparente au milieu du décolleté de sa splendide robe jaune miel. D’ailleurs, elle lui sembla plus charmante encore lorsqu’elle murmura à l’oreille de son amie en rigolant, sans toutefois le quitter des yeux. Que lui avait-elle dit ? « Regarde-moi ce bel homme ! » peut-être ? Isaac imprima son visage dans sa mémoire, des fois qu’il la recroiserait au gala de fin d’année. Il sauterait sur l’occasion pour l’inviter à danser, et ne la laisserait pas lui filer entre les doigts.
— Hé, tu viens !?
Le jeune homme n’avait même pas réalisé qu’on tirait sur sa manche détrempée. C’était sa camarade, Sarah. Oh, il aurait pu dire « amie », ou plus encore s’il l’avait souhaité, sauf qu’il n’aimait pas s’afficher avec elle. Elle était sympathique, mais pas du tout à son goût, et visiblement, lui était bien trop au sien.
— Ça fait deux minutes qu’ils t’appellent, tu veux plus de ton diplôme ou quoi ?
« C’était là le moment où j’aurais dû dire : "Exact ! Je n’en ai plus rien à faire !"
Mais j’ai emboîté le pas à Sarah. Ou plutôt, je l’ai laissée m’entraîner vers le hall de l’université. »
La foule angoissait et répugnait Isaac. Si au moins les deux filles qu’il avait aperçues s’étaient trouvées sur le trajet entre l’entrée et l’estrade d’où se faisait l’appel, cela l’aurait rendu plus attractif… Mais non ; il n’y avait là que des parents d’étudiants quinquagénaires, en nage, bedonnants et repoussants. Ils semblaient suinter du gras qu’ils avaient en excès. Du moins, c’était là l’impression qu’ils donnaient au jeune homme.
— Hanub, Is…
— Ouais ouais, j’suis là, c’est bon ! s’écria l’intéressé en approchant, avec une attitude qu’il s’efforçait de rendre décontractée.
— Cela fait deux minutes qu’on vous appelle, jeune homme ! s’agaça la présidente de l’université en écartant son micro.
— J’étais sorti respirer un peu, on étouffe par ici.
— J’imagine qu’il ne faut pas s’attendre à des excuses de votre part ?
— Pas plus qu’à des aérations dans ce fichu hall d’ici la fin du monde. Notez que ça fait seulement cinq ans que je le fréquente, mais ça a suffi à me faire perdre tout espoir. Heureusement que c’est le dernier jour, hein ?
— À qui le dites-vous ! Votre arrogance est insupportable.
« Si elle avait su.
Si elle avait seulement su comme j’ai pu être encore plus arrogant par la suite, au point de défier, et même de narguer les dieux ; alors elle n’aurait pas pris cette remarque anodine comme telle. »
Isaac fixa la présidente de son regard le plus froid et provocateur en même temps. Il maîtrisait celui-ci à la perfection : peut-être grâce au sourire en coin duquel il l’accompagnait, ou simplement de par ses iris bleu pâle si perçants, qu’il affichait sans ciller.
— Vous pourriez baisser les yeux ! murmura la présidente qui essayait de contenir sa colère.
— Je ne suis pas un chevalier qu’on adoube, madame.
— Prenez donc ce diplôme et disparaissez : j’ai trop de retard pour continuer à perdre mon temps avec vous.
— Oh, j’avais bien remarqué, pour le retard… Merci, madame, ajouta finalement l’étudiant avec une expression narquoise avant de tourner les talons.
Redescendant de l’estrade sous les regards croisés de sa camarade Sarah et de quelques autres personnes alentour, Isaac, un grand sourire aux lèvres, n’avait de son côté d’yeux que pour ce « bout de papier » qui allait enfin lui ouvrir la porte de ses rêves.
« Et de mes cauchemars. »
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