Chapitre 3 : Un appel (parmi tant d’autres)
« Comme si la vie s’était amusée à remuer le couteau dans la plaie, elle se garda bien de m’apporter tout bonheur ou réconfort par la suite.
"On ne meurt pas d’un râteau !", avait lancé Sarah, comme si elle avait voulu me consoler… Une remarque un peu idiote, avec tout le respect que je lui dois a posteriori : la mort est finalement bien plus facile à soigner que le chagrin.
Toujours est-il que, pendant les semaines qui suivirent., j’ai tout fait pour éviter qu’elle ne m’adresse à nouveau la parole »
Cela faisait deux semaines que l’ultime année scolaire d’Isaac était terminée et l’été, aussi suisse et modéré fût-il, n’épargnait pas la capitale de sa chaleur.
L’ex-étudiant passait la majorité de ses journées à ressasser le premier échec de sa vie entière derrière les stores vénitiens mi-clos de son appartement du sixième étage. Il jonglait en permanence entre bouteille à la main, écran sous les yeux, cigarette aux lèvres ; et ces colporteurs d’illusions liquides, pixelisées ou vaporeuses lui faisaient le plus grand bien. Le doux sentiment d’évasion qui en découlait, pourtant factice, était tout ce dont il avait besoin.
Plusieurs fois par jour, pourtant, son téléphone sonnait, comme s’il essayait de raccrocher son propriétaire à la réalité.
— Encore elle... murmura le jeune homme en posant le regard sur l’écran de l’appareil.
Une fois le silence retombé sur la pièce, Isaac s’empressa malgré tout d’écouter le message vocal laissé sur son répondeur.
— Ouais, ben, Isaac… C’est Sarah. Je… Je voulais savoir comment tu allais. J’ai plus beaucoup de tes nouvelles, je suis un peu inquiète. Tu me rappelles dès que t’as ce message… O.K. ? S’il te plaît.
Il raccrocha et jeta l’appareil sur le canapé-convertible blanc dans lequel était souvent venue dormir la jeune femme. Sarah. Elle était bien gentille, c’est vrai. Peut-être était-ce ce qui clochait avec elle, finalement ? Y avait-il une place pour les gentils, dans ce monde cruel et assassin, où n’importe qui pouvait briser son prochain d’une paire de mots plus acérés que des poignards ?
Il avait passé de bonnes soirées dans cet appartement en sa compagnie, entre « explorations gustatives » de tous les rhums possibles et imaginables, soirées cinéma affalés dans le canapé, suivis de tendres moments de… Oh, et puis tout cela faisait partie du passé, désormais. Leurs chemins auraient tôt fait de se séparer : Sarah avait encore deux années à tirer dans cette université, tandis que lui volerait bien vite vers de nouveaux horizons.
« Beaucoup plus vite que je ne l’imaginais à cet instant, d’ailleurs… »
Depuis son écrin moelleux, la sonnerie étouffée du téléphone se mit à retentir à nouveau.
— Putain, mais encore !? C’est pas possible, elle va jamais me lâcher, cette…
D’un geste brusque qui trahissait sa colère, le jeune diplômé empoigna l’appareil, paré à décrocher et à envoyer balader Sarah.
« Numéro secret ? Qu’est-ce que… ? » pensa-t-il en posant son regard sur l’écran. « Elle en est vraiment rendue à ça pour réussir à m’avoir ? »
— Allô !? lança-t-il d’un ton presque hargneux dans le micro après avoir finalement décroché.
— Monsieur… Hanub ? Je ne vous dérange pas, j’espère ? tenta une voix timide à l’autre bout du fil.
Une voix masculine. La cinquantaine, à la louche.
— Heu, je… Non, non, je vous en prie, se ravisa rapidement Isaac. Que puis-je pour vous ?
— J’ai obtenu votre numéro dans le nouvel annuaire de l’université de nécrovitalogie. Major de votre promotion, hein ? Félicitations.
L’annuaire en question, édité à peine un ou deux jours plus tôt, se voulait précis, et listait les lauréats de chaque année avec leur classement aux examens probatoires. Certains clients, en effet, refusaient de faire appel à un nécrovitalogue qui ne faisait pas partie des meilleurs diplômés d’une promotion. Question de qualité du service.
— Je me présente, reprit l’interlocuteur téléphonique, Jacob Marigold, je suis directeur de…
Marigold ? C’était le même nom de famille qu’elle, sur laquelle il n’avait cessé d’enquêter – brisant tout espoir de l’oublier un jour – suite à son incompréhensible refus de sortir avec lui… Melody Marigold ! Se pouvait-il que cet homme fût son… père ? Il n’avait rien trouvé au sujet de sa famille… Le destin, qu’il avait imploré de le rapprocher de cette fille à tout prix, avait-il enfin entendu son appel ?
— … et donc, puis-je compter sur vous ?
— Je, heu… Oui, bien sûr, bien entendu monsieur, bafouilla Isaac qui n’avait rien écouté de sa demande.
Peu importait la nature de celle-ci, si elle pouvait lui permettre de se rapprocher de celle qu’il désirait tant.
— Ma fille est tout pour moi, monsieur Hanub ; vous comprendrez que je ne souhaite pas traîner. Pouvons-nous nous rencontrer à mon bureau, aujourd’hui même à dix-sept heures trente ? Je sais que cela laisse peu de temps, mais…
— C’est d’accord, monsieur Marigold. Envoyez-moi simplement l’adresse exacte par message.
— Je le fais tout de suite. À tout à l’heure, monsieur Hanub, ponctua son interlocuteur avant de raccrocher.
Sa fille ? Est-ce qu’il était arrivé quelque chose à Melody ? C’était l’occasion ou jamais d’être son héros, celui qui lui sauverait la vie – ou plutôt qui la lui rendrait –, et à qui elle offrirait son cœur sans hésiter.
« Moi non plus, je n’ai pas hésité. Peut-être était-ce là le premier problème : je m’apprêtais à annuler la mort de quelqu’un. À contredire un phénomène naturel, supposé irrévocable. À abolir la sentence divine.
Mais à cette époque, je n’y voyais qu’une évolution logique de la médecine, et pour cause : finalement, soigner une maladie mortelle, un cancer par exemple, n’était-ce pas déjà se mettre en travers de la route du destin ?
Il y avait une toutefois une différence, et de taille, que je n’avais pas analysée : barrer la route vers l’au-delà est une chose, mais y soustraire quelqu’un au nez et à la barbe de ses geôliers divins en est une autre bien plus grave… »
Comprenant vite qu’il avait affaire à quelqu’un des « hautes sphères », Isaac prit le temps de soigner son apparence avant de partir. Quelques minutes suffirent pour annuler deux semaines de négligence capillaire – et pour manquer pléthore de nouveaux appels de Sarah par la même occasion. Une fois son travail minutieux terminé, il passa longuement sa main droite sur son menton anguleux et ses joues pâles avant de valider son rasage. Une pointe de gel pour relever ses cheveux blonds endormis, et ce serait bon.
Il dévisagea un instant son image dans le miroir, à tel point qu’il eut du mal à soutenir son propre regard, rendu plus perçant par ses yeux bleu pâle. Il manquait quelque chose, mais rien qui fût visuel. Une pointe de parfum, bien évidemment ! « Désert », de Fragonard. Par cette chaleur, ce serait parfait.
Une fois satisfait, il enfila un pantalon beige, presque blanc, et une chemisette ocre dont il laissa les deux boutons du haut ouverts. Non, un seul en fait. Il ne fallait pas paraître négligé, même s’il était indispensable de rester décontracté. Un dernier coup d’œil au miroir ? Celui sur pied, cette fois-ci.
— Beau gosse, murmura-t-il à son reflet avant d’enfiler ses chaussures en cuir marron, et de quitter l’appartement.
Il profita de la courte marche qui le séparait de l’arrêt de bus pour supprimer les messages écrits de Sarah sans même les lire. Une fois sur place, il s’adossa à l’ombre d’un chêne centenaire pour se préserver un tant soit peu de la canicule, à l’écart des autres badauds en train de guetter l’arrivée de leur transport en commun.
« Je n’oublierai jamais ce moment. Je m’efforçais d’avoir l’air détendu, relax, zen… En réalité, j’étais en proie à une extrême panique. J’avais beau avoir passé cinq ans à me préparer à ce moment, l’idée même de ramener un cadavre à la vie me faisait frissonner, pour ne pas dire trembler d’effroi.
Je regardais les passants autour de moi, puis les passagers du bus à l’atmosphère torride et étouffante. Ils semblaient tous être en train de vivre une énième journée de leur quotidien. Est-ce que je leur donnais la même impression, moi aussi ? Sans doute. Et pourtant, si je voyageais à bord du même véhicule qu’eux, ma destination était toute autre : le royaume des morts, ni plus ni moins. »
Annotations