Chapitre 5
Le travail d’Archiviste est un grand privilège. Pouvoir manipuler des documents d’une si grande valeur n’est pas donné à tout le monde. Entre leurs mains, c’est l’héritage de nos ancêtres qu’ils perpétuent. Nos prédécesseurs, de fiers guerriers, les plus loyaux de tous, nous ont transmis leurs terres. Eux, si bons et si généreux, les autres peuples leur ont juré fidélité et ont signé un pacte de non-agression. Ainsi, les Archivistes transmettent ce savoir. Ce dernier nous protège de l’oubli aussi bien que la Muraille permet la paix entre nous et les créatures magiques, tenant à l’écart nos populations les plus vulnérables de leurs congénères les plus vils. Alors n’oublions pas ! Célébrons ces héros de la mémoire !
Extrait d’une interview de Charles Gossman à la radio SPELL
Je respire un bon coup et frappe à la porte trois fois. Les coups résonnent dans les couloirs vides des Archives.
Pas un souffle.
Ni aucun bruit derrière le battant. Il faut croire qu’Hari va me faire patienter encore aujourd’hui. Soupir. Mon front s’appuie contre la porte. Mes pieds sont lourds. Mes épaules tremblent. Je craque sous le poids de ce sac. Ah… Respire. Tout ça n’a pas d’importance. Concentre-toi. Sur toi et tes battements de cœur. Ici, ce sont les seuls à me donner encore un peu de substance. Encore un peu de vie. De… vie.
…
Mon ventre se tord. Douleur.
Allie. Qu’aurais-tu fait à ma place ? Est-ce que… tu te serais acharnée comme moi aujourd’hui ? Je… Harion… Hari’ a peut-être raison depuis le début : ça ne me regarde pas tout ça. De quel droit est-ce que je me permets de les juger, de décider à leur place ? Ils ont simplement chacun fait leur choix et voilà où ça les a menés.
…
Ah… ah ah. Je n’ai vraiment pas les épaules pour ça. Les yeux de Madame D me reviennent ; j’ai envie de vomir. Ce n’est pas moi qui devrais être là. Ici, devant cette porte. Toi, tu aurais parlé à Hari’, lui aurais dit des mots que je suis incapable de trouver. Toi, Allie, tu l’aurais sûrement convaincu depuis longtemps de renoncer à sa rancœur. Ils seraient déjà de nouveau une famille, dans les bras l’un de l’autre et cette chaleur ! Tout ça serait enfin fini !
…
Je me mords la lèvre.
– Dis-moi… Est-ce que j’ai fait les bons choix ce jour-là ? Ai-je fait assez pour te sauver ? Peut-être que j’aurais dû… !
– Sol…
Je relève la tête précipitamment.
– Allie ? C’est toi ?
Bam !
Sursaut. Je… Ah… Ma main tremblante replace une mèche folle. Ce n’est qu’Hari’. Il a dû faire tomber sa chaise en réalisant que quelqu’un avait toqué à la porte. Rien d’autre. Je secoue la tête, essaie de me donner une contenance. Sa voix me parvient déjà de l’autre côté du battant :
– J’arrive ! J’arrive !
Des mèches dépareillées apparaissent derrière le battant. Des yeux s’écarquillent en me voyant. Harion manque de tomber à la renverse, s’accrochant à la dernière seconde à la poignée.
– S-Sol ?! Qu’est-ce que tu viens faire ici ?
Un de mes sourcils se soulève.
– J’ai pris rendez-vous pour venir te voir. Tu n’as pas vérifié ton emploi du temps ?
Mon ami passe nerveusement sa main dans ses cheveux, évitant de me regarder en face.
– Oh…
Le regard d’Hari’ dérive sur la feuille pressée sous le plateau de verre de son bureau.
– Ah, je n’y ai pas pensé… Désolé.
Il soupire, embarrassé. Une légère teinte de rouge vient nuancer son visage pâle.
Juste un instant.
Rapidement, il remonte ses lunettes dorées sur son nez, son visage à nouveau composé. Il me sourit. Je lui souris.
– Enfin bref, je ne vais pas te faire patienter plus longtemps sur le palier. Viens, entre !
Hari’ s’écarte légèrement pour me laisser passer. J’entre. Immédiatement, le froid et l’odeur de renfermé m’assaillent. Un cocktail de vieux livres poussiéreux, de thé trop macéré. Et de fauve. Familière. Présente à chacune de mes visites. Mon doigt traîne sur un coin libre d’une commode. Pas un grain de poussière. Maniaquerie d’Hari’. Chaque pile de documents rectifiée en un parallélépipède rectangle parfait. Une bibliothèque scrupuleusement classée dans l’ordre chronologique de parution. Des vitrines de verre, un tableau noir recouvert de notes et divers post-it. Une étagère de produits ménagers et d’outils de précision. Tout est passé au peigne fin. Si on excepte cette horrible puanteur. Un coup d’œil à la grille dans un coin de la pièce ; ici, point de fenêtre pour aérer. Même si la ventilation était poussée à son paroxysme, elle serait bien incapable d’évacuer cette odeur déjà bien imbibée dans les murs et le mobilier. Le charme du bureau A-02.
– Alors, la lumière du jour ne te manque pas trop ?
Petit rire.
– Non non, ça va : je sais que c’est le prix à payer pour ne pas détériorer tous ces précieux ouvrages. Tu veux quelque chose à boire ?
– Volontiers.
Je m’installe à son bureau, le sac que je transporte à mes pieds, lui s’éloigne en direction d’un incongru robinet sortant du mur. Un plateau et deux tasses, un tour de poignet et de l’eau brûlante s’en écoule. Dans toute cette rigidité de conservation, c’est la seule exception qu’il a bien voulu faire : une voie d’eau pour s’abreuver à longueur de journée de théine. Comment aurait-il pu supporter la basse température de la pièce sinon ?
La préparation des boissons grignote à peine une minute, ses mains s’agitent, filent au-dessus des tasses avec délicatesse ; voilà Hari’ qui me rejoint déjà. Il s’assied face à moi, à nouveau un filet de fumée entre nous. Des frissons remontent le long de mon dos.
– Je crois que je te pose la question à chaque fois mais, comment peux-tu travailler dans des conditions pareilles ? À part cette odeur et lumière artificielle, le froid surtout.
Haussement d’épaules.
– C’est comme tout : on finit par s’y habituer. Et puis, j’arrive à mieux tenir avec une bonne tasse chaude et ça.
Ça. L’écharpe autour de son cou. Mes joues se réchauffent, comme à chaque fois que je la vois.
– P-pourquoi est-ce que tu portes encore ce truc ?!
– Quelle question ! Je l’adore, je la porte tous les jours. Mais, si ça peut te rassurer, je ne la mets qu’ici.
De vieux remords se réveillent en moi. À quoi ai-je bien pu penser à ce moment-là ? Le « truc » en question est un cadeau que j’ai offert à Hari’ il y a de ça bien dix ans : une vieille écharpe que je refusais absolument de porter et sur laquelle j’ai cousu maladroitement un cœur pour sauver les apparences. Un vieux concentré de mes enfantillages.
– Je… Hari’ ! Je peux savoir ce que tu aimes tant dans cette antiquité ? Tu sais pourtant très bien comment… enfin, son « origine ».
– Hum, et bien…
Le regard dans le vague. Une furtive caresse sur le tissu vieilli. Hari’ relève la tête et me fixe du regard, sourire flottant au coin des lèvres.
– C’est parce que c’est toi qui me l’as offerte, bien sûr.
Ah ! J’en suis muette.
– Je sais que c’est sans doute pas le présent le plus exceptionnel, le plus coûteux ou encore le plus longuement pensé, mais je ne peux m’empêcher d’y être attaché pour une quelconque raison.
Les gravillons dans ma gorge me donnent terriblement soif. Je me précipite sur ma tasse et en engloutis une bonne gorgée. À presque m’en étouffer. Harion, lui, doit bien rire de son côté. La honte !
– Bref, hum… ! Oublions tout ça : je ne suis absolument pas venue pour ça.
– Ah oui ? Pourtant j’étais sûr que tu ADORES parler de cette écharpe. Oh, si tu veux, on peut même faire un tour des bureaux et… !
– Hari’…
Ma voix menaçante étrangle la fin de sa phrase.
– Encore un mot de plus et tu peux être sûre que cette chose va finir incinérée dans ma cheminée. Compris ?
Je lui fais mon plus beau sourire d’ange. Si ses propos ne m’avaient pas autant agacé, je crois bien que je rirais de la tête que mon cher ami tire en ce moment.
– Oui, m’dame ! C’est noté.
– Très bien, comme cette affaire est close, passons aux réjouissances du jour, veux-tu ?
– Haha… tout ce que tu veux, Sol’ ! J’ai juste une question : quelles réjouissances ?
Sourire.
– Tu devrais vraiment sortir plus souvent de cette prison, Hari’.
Mon sac bondit du sol sur la table en un mouvement fluide. Éventré, il laisse à découvert son contenu : deux paquets joliment emballés. Un sobre, uni, nu de toute faribole ; un autre coloré et affublé d’un ruban rouge pétant. Les yeux d’Hari’ s’écarquillent.
– Joyeux anniversaire, Harinounet !
Ƹ§Ʒ
– Je ne savais pas qu’une infusion pouvait faire buller l’eau comme ça : c’est la première fois que je vois une chose pareille ! Où as-tu déniché cette boîte ?
– Oh et bien, c’est une caravane provenant de Tarn qui me l’a vendue. Une sorte de spécialité locale j’imagine.
– Tarn… je vois. Il faudrait qu’on y aille un jour pour remettre la main sur cette petite merveille. Je vais la chérir jusqu’à la dernière goutte, je te le promets !
Les tasses sont vides. Consommées. Hari’ s’accroche à sa boîte de thé comme à un doudou. Je suis heureuse que ça lui plaise. Vraiment. Mais… mon regard glisse. Le deuxième paquet, le coloré reste encore intouché.
– Un problème ?
Ah… Hari’ me regarde l’air innocent. Il me sourit comme si ce dernier cadeau tape-à-l’œil n’existait pas. Je le sens, le silence autour de nous tremble. Fragile. Est-ce que… Ma gorge est sèche. Est-ce que j’ose… ?
– Merci, ma petite Sol’. Je t’en suis infiniment reconnaissante. J’espère… J’espère que ça marchera !
Soupir.
– Ce paquet… Tu ne comptes pas l’ouvrir, lui aussi ?
Voilà, la question est lancée. Si faiblement dit. Si honteusement articulée.
…
Hésitation, frémissement. Les lèvres d’Harion se pincent à en devenir blanche. Tension. Je ne peux qu’attendre dans l’appréhension. Alors, quand elles lâchent une réponse, je me demande si je ne l’ai pas imaginée.
– Non.
…
Ah… Ah ah. Prévisible. À quoi je m’attendais aussi ?
– Tu ne voudrais même pas…
– Je suis sûr qu’elle t’a ressorti son petit numéro de « mère » incomprise. À tous les coups, elle a même fait semblant d’être gênée, de s’excuser de te demander ça chaque année pour te faire culpabiliser. Franchement…
Harion a ce regard dur, impitoyable. Mon cœur me fait mal. Pourquoi… ?
– … pourquoi tu te laisses manipuler comme ça, Sol’ ?
Non…
– J-je ne suis pas manipulée : je le fais de mon plein gré.
– Ah ! Allons bon…
Petit rire dans le camp adverse. Je le vois qui s’adosse à sa chaise, la tête en arrière. Affaissé. Comme après avoir livré bataille, on regarde le sang sur nos mains.
Non.
Je me mords la lèvre. Un cri remonte le long de ma gorge. Ce n’est pas… Il doit y avoir une erreur… Les choses changent avec… Pourquoi te… faire des choses qu’on regrette et… ! Je suis sûre que… Ta mère ne voulait pas… ! Pourquoi tu… Pourquoi ne pas… ? Tu… J’en… ! Elle… ! peux plus… ! Tout l’amour et la douleur de ta mère… !
Ah… !
Mais… mais à quoi est-ce que je pensais ? La tension retombe. Je n’ai plus envie de crier ; la honte s’agrippe à moi et fait flancher mes épaules. Je relève ma tête qui s’était instinctivement baissée. Hari’…
Excuse-moi. Ça doit être usant à force. De toujours entendre la même chose. De sentir son opinion piétiner, je t’assure : je ne voulais pas te forcer la main ! Mais… Ma gorge se serre. Une toute petite parcelle de moi… je suis sûre qu’Harion peut comprendre que…
– Tu sais, Sol’, je ne t’en veux pas de faire ça, même si ça m’agace comme tu ne peux même pas l’imaginer. Moi aussi, ça m’a pris du temps pour réaliser.
Hari’ se relève, me regarde droit dans les yeux. Je suis pendue au moindre de ses mots. Mon cœur bat vite, je ne suis pas sûre qu’il pourra supporter ce qui va venir.
Non…
– Cette vieille folle, elle sait user des mots comme personne d’autre. Elle les ponctue juste des bonnes mimiques pour te faire plier. Elle prend les gens par les sentiments et les persuade en un claquement de doigts. Pourquoi crois-tu que personne n’est au courant que j’ai été adopté ?
– Hari’…
Non…
– Tout le monde ici aurait pu fermer les yeux sur ce ridicule petit détail sans problème, parce que madame est une sainte. Alors pourquoi ? Pourquoi m’avoir fait ça ?! Pourquoi inventer mon… !
Les mots se prennent dans sa gorge. Les yeux humides, sa main se précipite pour les cacher.
– Je… Excuse-moi, Sol’. Je ne voulais pas être… aussi désagréable : tu n’as rien à voir avec tout ça. Je devrais le savoir mieux que quiconque.
Mords la lèvre, détourne le regard. Montre un peu de pudeur, c’est bien la seule chose que tu puisses faire.
Non.
Ah…
– Non, je… ne t’excuse pas : je n’aurais pas dû mettre ça sur la table en premier lieu. C’est moi qui te dois des excuses. Pardonne-moi.
Silence. Soupir.
Un faible sourire illumine le visage d’Hari’. Les yeux encore un peu humides. Le nez légèrement reniflant encore.
Non !
Mon cœur se tord. Vomir. J’ai envie de vomir. Je… Pourquoi… ?
– Évidemment que je te pardonne, Sol’. On est amis, non ?
Hari’ me tends sa main.
Ah… Légère hésitation.
Non.
Je la prends. Immédiatement, cette sensation de chaleur m’envahit. J’étire un sourire sur mes lèvres.
– Évidemment.
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