Chapitre 14
Les zones de travail existent pour maintenir l’ordre et la cohésion des différentes régions. Les effectifs de chaque caste sont comptabilisés chaque année ainsi que leur besoin en travailleurs. C’est donc comme cela que l’on peut attribuer aux nouveaux talents le jour de leur Alignement leur futur métier. Il va sans dire que c’est un honneur de travailler pour sa région, aussi petite et rustique soit-elle. L’ordre et la paix doivent régner partout, même dans les endroits les plus éloignés de la Capitale. Il n’y a donc aucune honte de n’avoir accompli aucun grand exploit, car la protection de la population est notre seul et unique devoir. Ainsi, où que l’on soit, nous pouvons contribuer à la vie communautaire.
Cependant, il existe tout de même deux exceptions à ces délimitations territoriales : les mutations et les Désalignés. Pour les premières, il est évident qu’un talent rare et des compétences avancées doivent être mis au service de là où on en a le plus besoin. Ce faisant, ses actes deviendront impactants pour toute la société et cela apportera gloire et respect non seulement à leur nom mais aussi à l’ensemble de leur caste.
Extrait de Guide du futur faiseur d’avenir
du Compte Zérontis, Chef des Gardes
Martha pousse un long soupir.
- Toutes mes excuses : ce n’était pas censé ressembler à ça…
Nous dévisageons toutes les deux le plat de gratin au milieu de la table. Sa magnifique croûte de fromage. Ses belles tranches fines de pomme terre. Sa crème, blanche et si fondante. Mais surtout, son immense trou béant. Une généreuse part a été découpée en son centre.
- Ce n’est pas grave, vous savez. Son goût n’est en rien détérioré.
C’est une vérité qui me semblait tout à fait plausible, cependant… L’air sombre de mon hôtesse m’indique tout autrement. Le malaise s’installe en moi.
- Non ?
Ma voix tendue me trahit. Expose mes véritables pensées. C’est le bordel. Nouveau soupir de Martha.
- Personne ne mange de poivre ici.
- Que voulez-vous dire par là ?
Pause. L’Aventurière est comme figée. Mortifiée. Cependant, en tant qu’hôtesse, elle ne peut me laisser dans l’ombre. C’est donc lentement, presque à contrecœur, qu’elle me montre du doigt la source de toutes ses inquiétudes. Des petits grains noirs répartis sur toute la surface du plat. Minuscules. Anodins, à première vue.
Oh…
Immédiatement défilent dans mon esprit toutes choses pouvant correspondre à ces petites taches. Et il y en a beaucoup. Surtout quand on réalise que presque tout ce qui est mou, puant, indigeste peut être durci et réduit instantanément en poudre grâce à l’aide d’un simple moulin à poivre. Un petit haut le cœur remonte le long de ma gorge.
- Il ne me laisse vraiment pas le choix…
- P-pardon ?
Mais ma chère hôtesse ne me répond pas. Son regard fixe, fixé sur une idée que je ne vois pas. Je l’observe qui marmonne tout bas. Fouillis de mots et de sons. Incompréhensible. Nerveusement, je la vois se ronger l’ongle du pouce.
- … mais si je… quel… ! Non, je devrais plutôt…
Est-elle en train de réfléchir à un repas de dernière minute ? Ou bien… de planifier la correction de ce garçon ? Frissons. Une capitaine comme elle doit en connaître un rayon sur les corrections.
- Je vous en prie !
Je ferme les yeux. Tente d’effacer de mon esprit le visage désespéré de ce marin. Tout ça n’a rien de réel. Vertige. Ma main se pose sur ma tête pour chasser ce début de malaise. En vain. C’est l’exclamation de Martha qui me tire de ce mal-être.
- Oui ! Je vais faire ça !
Elle, qui était jusqu’alors immobile, est lancée à toute vitesse. Avant même que je n’ai le temps de battre d’un cil, l’Aventurière disparaît dans le couloir. Me laissant seule. Encore. Est-ce que je devrais m’y habituer dès maintenant ? J’ai l’impression que ce genre de situation va devenir une sorte de rengaine pour moi. Soupir. Je m’écroule sur une chaise toute proche.
Maintenant que la Pourfendeuse des Mers m’a abandonnée, mon esprit est libre de toute distraction. Il vagabonde. Sauvagement. Mon corps tremble contre mon gré. Mais que puis-je y faire ? Quand la peur s’insinue en moi et que toutes mes pensées dérivent vers une seule image. Un navire, un marin. La mort se cachant sous la surface de l’eau. Je sens mon souffle s’accélérer et je ne peux m’empêcher de me poser une nouvelle fois la même question. Cette vision. Était-ce vraiment réel ? Mais comment pourrais-je voir un évènement dont je ne connais même pas l’existence ? C’est tout simplement impossible.
…
Mais, et si… La simple possibilité que cela ait vraiment pu se produire me fait chavirer. Sinon, comment expliquer mon comportement ? Jusqu’à présent, je ne voulais pas me l’avouer, mais… Frissons. Mes mains frottent mes bras, tentent de me débarrasser de cette horrible sensation. En vain. J’ai peur. Je suis terrifiée. Du moindre geste de Martha, de la moindre de ses paroles. Je tremble à chacun de ses mouvements. J’ai peur de ce qu’elle pourrait me faire.
- Ah…
Ce n’est pas ainsi que j’imaginais rencontrer mon idole.
Elle qui est si forte. Des bras capables de repousser des monstres à mains nues. Si intelligente. Un esprit clairvoyant pouvant déjouer n’importe quels pièges. Une telle source d’inspiration ! Des aventures à la mesure des flammes qu’elles allument dans les cœurs. Grandes et glorieuses ! C’est à cette femme-là que je rêve de ressembler !
…
- Ah… ah ah ah…
Encore une fois, je me surprends moi-même. En me raccrochant encore à ce rêve de petite fille. En y croyant encore. À m’en voiler la face. Même après toutes ces années, alors que je n’ai fait montre d’aucun talent, cette petite étincelle vit encore dans mon cœur. Elle survit en attendant le jour où elle pourrait enfin s’exprimer et se transformer en brasier !
Pitoyable.
Moi qui pensais ne pas pouvoir tomber plus bas. Comment pourrais-je encore prétendre à vouloir devenir comme Martha ? Mes yeux parcourent les lignes de mes mains. Banales. Comme toutes les autres. Et pourtant… n’est-ce donc pas les mains d’une tueuse ? Des mains qui ont pris une vie. Mes doigts se resserrent en un poing. Cette sensation parcourt mes veines et… c’est tout simplement exaltant. Cette adrénaline, ce sentiment de puissance quand l’autre est à votre merci !
…
Il est trop tard pour devenir quelqu’un de bien, n’est-ce pas ? Ah ! Même les habitants l’ont compris. Mes yeux balaient rapidement les lieux. Cette auberge, cette propriétaire… ce n’est pas dû au hasard. « Chez Martha et Luther » était l’endroit tout désigné pour leur plan. Pas étonnant que l’on m’ait recommandé ce gîte à plusieurs reprises. Ils se sont tous passé le mot. Cependant, ces moins que rien se sont bien gardé de m’informer de l’identité de la patronne. Qu’est-ce qu’ils doivent en rire de s’être ainsi débarrassés de moi ! Au mieux, la « délinquante » sera dénoncée aux Gardes par la célèbre Aventurière, au pire elle sera découragée de commettre des délits. Après tout, rien ne peut échapper au flair légendaire d’une combattante de sa trempe. Et même si c’était le cas, ils pourraient mettre tout ça sur le dos de l’héroïne de la nation. Ils auraient de quoi rire pendant des semaines.
- Quelle bande de lâches.
Je n’ai aucun moyen de me défendre. Ma nuque appuyée sur le dossier de la chaise, ma tête bascule en arrière. J’observe le luminaire. Un mot de Martha et c’est terminé pour moi. Les Gardes ne chercheront pas à comprendre quand ils m’embarqueront. Ils ne cherchent jamais.
- N’essaie pas de me mentir !
- C’est de sa faute ! Ils sont tous morts par sa faute !
- Et que fais-tu de tous ces témoignages contre toi, monstre !
Tout ce qu’ils veulent, c’est un moyen de booster leur carrière. Quoi de mieux qu’une criminelle livrée en personne par une Aventurière de confiance ? Ils m’interrogeront sans relâche.
- Aller, crache le morceau !
Jusqu’à avoir la version des faits qui leur conviennent. Ainsi pourront-ils peut-être se démarquer des centaines de milliers autres Gardes comme eux et décrocher le gros lot : une mutation. Loin, très loin de leur petite bourgade, tous les travailleurs dans la défense nationale rêvent d’être transférés à la capitale. Là où tout se joue. Là où on peut se faire un nom. L’endroit de tous les possibles. En comparaison, leur lieu de naissance, de vie, de travail paraît bien terne. Et ça, tout le monde le sait. Peut-être même est-ce là l’origine de toute cette haine, cette peur des étrangers ? « Pour arriver au sommet, il faut savoir marcher sur les autres » semble être un credo qui leur collent à la peau. Tu m’étonnes que personne ne veuille accueillir ce genre d’individu dans sa ville.
- Hmm ?
Alors que je n’observais jusqu’à maintenant que vaguement le luminaire, une vue étrange attire mon attention.
- Une lampe à huile ?
Qui aurait pu croire que sous cet abat-jour des plus classiques – un morceau de toile tendu entre deux cerceaux de fer – se cachait un tel objet ? Si démodé. Si vieux-jeu quand il suffit de toucher un bouton pour que la Brume fasse son effet. Et pourtant, il est bien là, accroché de manière artisanale au-dessus de ma tête. Je plisse les yeux. Pour mieux voir ses détails, pour mieux supporter cette lumière me brûlant les rétines. Des petites vagues. Grossiers tourbillons gravés sur le pied en terre cuite. Un semblant de navire, rectangle et triangles maladroits. Un produit fait main ?
- Et me revoilà !
- Ah !
Je manque de tomber de ma chaise.
- Ah, désolé, petite alouette. Ce n’était pas mon but de vous faire une frayeur pareille.
Clink clink !
Martha pose le plateau qu’elle portait sur la table. Je regarde dubitativement son contenu.
- Qu’est-ce ?
- Et bien, ça ne se voit pas ? J’ai apporté de quoi nous faire oublier notre faim !
- Pardon ?
Je vérifie une nouvelle fois ce que l’Aventurière vient de déposer devant moi et… Non, il s’agit toujours de la même chose.
- Je ne suis pas tout à fait sûre de comprendre votre raisonnement.
- Oh, mais c’est très simple…
Martha me fourre entre les mains une des bouteilles avant de s’en prendre une pour elle-même et de s’écrouler sur la chaise juste à côté de moi. Celle en tête de table.
- … buvons jusqu’à ne plus penser à rien !
Gloup gloup.
D’une traite, elle descend sa boisson, ne laissant pas la moindre goutte derrière.
- Ah !
Soupir de plaisir. Avant de s’en resservir une autre.
Pop ! Pop ! Pop !
Les bouchons sautent plus vite que je ne les compte. Et avant même que je n’ai le temps d’articuler le moindre son, l’alcool qu’elles renfermaient est avalé.
Glou glou !
En seulement quelques gorgées.
- M-madame… est-ce vraiment… raisonnable ?
Ma voix faiblit sur la fin. Il est trop tard.
- Hein ? Quoi ? Qu’est-ce que… hip ! vous avez dit ?
- Je…
Je ne sais pas.
En tant que Trappeuse, la moindre goutte d’alcool était proscrite, alors… Mes doigts nerveux retournent l’une des bouteilles vides sur la table.
- Cinq… ! Cinquante degrés !!!
J’en perds mes mots.
…
Ou presque. En fait, je ne suis pas sûre de pouvoir imaginer à quoi cela peut bien signifier. Mes yeux se posent sur l’exemplaire entre mes mains. Du verre non teinté renfermant un liquide ambré. Une étiquette dorée à l’écriture calligraphiée. Une bouteille brillant d’un éclat superbe.
…
Devrais-je en prendre une lichette ? Juste pour voir, juste pour goûter. Peut-être qu’ainsi je pourrais mieux comprendre dans quel état est Martha actuellement ?
- Vous ne… hip ! buvez pas ? hic ! A-aller, aller, je vais vous servir un verre.
D’une main maladroite, elle attrape un des verres sur le plateau et commence à y verser l’alcool en sa possession. La moitié s’écoule en dehors.
- Attendez Mar… ! madame… Ce n’est pas raisonnable de vous saouler autant !
J’essaie d’arracher le contenant de ses mains, mais… C’est à peine si j’arrive à desserrer ne serait-ce qu’un peu l’un de ses doigts. Terrifiant. Est-ce donc là la force d’une Aventurière de première classe ? Où est-ce mes muscles qui ne sont juste pas à la hauteur ?
- Et pourquoi pas ? Hip ! Je l’ai déjà fait des milliers de fois sur ma belle Chandre !
- Nous ne sommes pas sur votre bateau, Martha ! Et je doute que boire autant soit bon pour votre santé !
Je me fige. Elle me regarde comme si je venais de proférer les pires insanités.
- Vous ne savez pas ce que c’est de côtoyer… hip ! la mort à chaque minute de votre vie. Quand les cales sont vides et que votre moral est à zéro, il faut bien… hip ! pouvoir se raccrocher à quelque chose pour tenir jusqu’au retour au port.
- Mais Martha, vous n’allez pas me dire qu’il n’y avait que ce gratin à manger quand même ?
L’expression de l’Aventurière s’assombrit. Ses mains se croisent devant son visage, ses yeux se plissent. Son changement d’humeur plombant l’air dans toute la salle. J’avale nerveusement ma salive. Pourquoi fait-elle donc une tête pareille ? Que va-t-elle me dire ? Ai-je dépassé les bornes ? Alors que mon cerveau élabore de multiples plans pour fuir, mon hôtesse se décide enfin à parler.
- Les écureuils.
- Pardon ?
Ai-je bien entendu ?
- Les écureuils m’ont tout dévalisé. Hip ! Ils n’ont même pas laissé une seule miette derrière eux.
Peu à peu, les yeux de Martha perdent de leur concentration. Je les vois qui plongent lentement vers le sol et qui ne se relèvent pas.
- Ils entrent chez moi quand je n’y suis pas. Ils fouillent dans tous les placards et… hip ! embarquent tout ce qu’ils trouvent avant de mettre ça dans leur chariot et de filer au loin.
Soudain, je vois son corps qui bascule. Je me précipite pour la soutenir.
- Hmpf !
À grande peine. Le poids de ses membres lourds et musclés reposant entièrement sur moi. Mon corps se tend, s’arc-boute au maximum de ses capacités. C’est juste assez. Alors que mes bras et mes jambes tremblent sous l’effort, je cherche désespérément à ajuster ma position sans envoyer mon hôtesse au sol. Gigotant, me tortillant, j’arrive enfin à passer son bras autour de mon cou. Ouf ! Puis, à grand renfort de bruitage et d’essoufflement, j’arrive à tirer Martha jusqu’au canapé.
Plop !
Son corps tombe sans peine sur les coussins moelleux.
- Ah… je n’avais pas prévu de faire autant de sport aujourd’hui.
Mes jambes ne tiennent plus ; je m’agenouille au sol. D’une main, j’essuie la sueur perlant sur mon front. Alors que je reprends mon souffle, j’observe mon hôtesse saoul lentement s’endormir. Une vue que je n’aurais jamais cru contempler de ma vie. Rire. Martha me fait un grand sourire.
- Mais je ne leur en veux pas… hip ! ils sont si gentils, ces petits écureuils.
- Je vous crois, madame. Dormez maintenant.
Doucement, je tire la couverture sur le haut de son corps. Alors que je m’apprêtais à retirer mes mains, l’Aventurière en attrape une tout gentiment.
- Vous êtes une bonne personne, ma petite alouette. Je n’en ai aucun doute.
Mon corps se fige à ses paroles. Mes lèvres s’entrouvrent… mais je me ravise et change de phrase à la dernière seconde.
- Bonne nuit, madame.
- Hein ? Ah, bonne nuit, hip !
Ses paupières se referment. Je reste un moment à l’observant, guettant le moindre signe de réveil. Mais rien. À peine un petit ronflement. Soupir. Je crois que cette fois je peux dire que cette journée est terminée pour de bon. Lentement, je me relève et m’éloigne.
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