Chapitre 18

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Dans toute ma carrière, rares ont été ceux à qui j’ai retiré leur badge. Je me souviendrai toujours de ce regard qu’ils avaient quand je leur ai arraché cette reconnaissance et cette fierté qu’ils portaient tous les jours à leur uniforme. Tristesse, déception, trahison, je pense n’avoir réussi à garder contact avec aucun d’entre eux. Si ce choix lourd de conséquence était justifié, il n’en reste pas moins que son poids pèse encore aujourd’hui sur mon cœur.

Si pour certains ce petit bout de métal ne signifie rien de plus qu’un papier officiel, pour d’autres c’est la possibilité d’afficher sa réussite sociale et professionnelle au grand jour. Évidemment, il existe bien plus de points de vue sur cette question que je ne puis en présenter sur ces quelques lignes.

Pour ma part, c’était plus un rêve qui se réalisait : recevoir la caste dont j’avais toujours voulu faire partie. Cela peut paraître un peu bête à mon âge, mais je me crois me souvenir que quand, dans mes jeunes années, j’ai reçu pour la toute première fois ce petit bout de broche, je me suis immédiatement mis à courir dans tous les recoins de mon village pour le montrer à mes voisins en criant de toutes mes forces. Je crois bien avoir reçu par après une belle correction pour avoir dérangé tout le quartier. Quelle belle époque c’était.

Extrait de Essai et mémoire au crépuscule de ma vie

de Rafale


Un Marchand. L’homme qui vient de s’égosiller n’est autre qu’un Marchand. La broche à son veston ne laisse planer aucun doute là-dessus : une tête de renard la gueule grande ouverte. Brillante, aveuglante, prête à gober sa proie. Après tout, le monde du commerce n’est pas connu pour sa tendresse. Ruse, subterfuge, mensonge, tout est bon pour grimper au sommet du marché. Même si pour cela, il faut se salir les mains. Je serre les dents. Il ne faut pas que je baisse ma garde : si quelqu’un d’une classe aussi élitiste s’en prend à moi, c’est qu’il doit avoir une idée derrière la tête. Et sans aucun doute les moyens de la concrétiser.

Pas question de se démonter. Je défie du regard les yeux cachés derrière ces lunettes de soleil. D’un classique noir, elles les dérobent à ma vue. Mais pas leur hostilité. Tout chez cet individu en transpire. La posture de son corps, les micro-mouvements de sa forte corpulence, le bandana noué aux motifs tribaux sur son front. Ses longs cheveux blancs retenus en un chignon typique des gangs de la Capitale.

Le Marchand s’avance dans la boutique.

Crr ! Crr !

Le plancher vieillissant craque sous chacun de ses pas.

- Je suis Karibou ! Et je suis venu faire la justice !

Tonitruante, sa voix se répand dans toute la pièce.

Et au-delà.

- Que se passe-t-il ?

Quelques passants s’arrêtent.

- Ça venait de l’intérieur de ce magasin, non ?

Puis ils s’agrandissent en un groupe, puis en une foule. Rapidement, la curiosité se propage à toute la rue. Femmes, hommes, enfants, personnes âgées, tous sont atteints sans aucune distinction. La maladie passe de l’un à l’autre avec une telle facilité. C’est comme respirer. Ils s’avancent, s’amassent devant l’entrée de la boutique, la vitrine l’air innocent. Juste pour voir.

Mais personne n’est dupe.

Si leur visage ne semble pourtant n’avoir rien en commun, une chose les rassemble : leurs yeux glués à la scène devant eux. Voraces. Décortiquant, dévorant tout ce qui passe à leur portée. Ils épinglent le moindre détail, la moindre miette d’information. Je les sens. Se balader sur mes vêtements, mon corps, mon visage. Grouillant de partout. Je frissonne, me raidis à leur contact. À leur jugement.

Quelle tête est-ce que je fais ?

Suis-je bien habillée ?

Ai-je l’air normale ?

Est-ce que ça se voit que je ne suis pas d’ici ?

Comment vont-ils réagir s’ils savent que ce n’est pas le cas ?

Mais toutes ces questions restent sans réponse. Les mots que j’attrape perdent leur phrase, les débuts de question, leur fin et leur point sont orphelins de commencement. Un brouhaha. Permanent. Subjuguant sous son poids le moindre propos cohérent.

- Tu arrives à…

- Pourquoi ils pleurent ?

- Tu la connais ?

- … voir quelque chose, toi ?

-… cette fille, non ?

Le vacarme gronde, s’amplifie, grandit. À tel point qu’il me fait reculer de quelques pas, me fait trembler bien malgré moi. Une meute de carnassiers.

Je n’aime pas du tout ça.


- C’est l’orpheline, fait attention à elle : elle peut te maudire d’un seul regard et couic ! le lendemain tu seras raide mort !

- Beurk ! C’est quoi ces fringues dégueulasses ? Heureusement qu’on est là pour t’aider. J’ai pas raison, les filles ?

- Maman m’a dit que c’était à cause de toi que papa ne revient plus. C’est vrai ?


Non, non ! Je secoue la tête. Je ne suis plus à Mer’u. Ces gens… Ce n’est pas pareil : je peux encore leur faire une bonne impression. Il faut que je me reprenne.

- Une criminelle ? De quoi parlez-vous ?

Le dénommé Karibou sourit de toutes ses dents.

- Ne fais pas l’innocente : on sait tous ce que tu as fait ici.

- Dans ce cas, instruisez-moi, je vous en prie.

- Ha ! Ha ha ha !

Son rire assourdissant fait taire le bavardage de la foule.

- Oh oh, on essaie de jouer la plus maligne avec moi ? Dans ce cas, je vais me faire un plaisir de t’écraser devant tout ce beau monde.

- J-je suis impatiente de voir ça.

Bon sang ! Je me maudis pour ce bégaiement. Mais il est bien trop tard pour ça. L’homme au bandana l’a remarqué. Son sourire extatique se mue en euphorie. Sans attendre, il se tourne vers l’attroupement à l’extérieur. Empressé de me voir finir sous sa botte.

- Vous m’entendez tous bien ? Oui ? Parfait ! Car, voyez-vous, j’ai une annonce très importante à faire.

Il s’éclaircit la voix.

- Vous me connaissez certainement tous ici, même si ce n’est que de nom. Je me présente, je m’appelle Karibou. Je suis un habitant dévoué à sa ville et prêt à tout pour la protéger. Son patrimoine culturel, je le connais sur le bout des doigts. Ses rues, je pourrais m’y diriger les yeux fermés. Mes voisins, que dis-je, tout le beau monde vivant ici, des sœurs et des frères !

Ses bras s’écartent.

- Tous, ici présents ou non, sommes liés par un même cœur. Et ce cœur, je vous le dis, a été attaqué de la plus sournoise des façons.

Pause dramatique.

- Hier, un entrepôt a pris feu aux abords de la forêt. Nos valeureux Pompiers ont accouru sur le site du drame, mais, malheureusement, il était trop tard : les préparatifs pour la Danse des Feuilles n’ont pas pu être sauvés.

Les réponses ne se font pas attendre. Les discussions enflent, emplissent de nouveau l’espace en un instant.

- Quoi ? Comment est-ce possible ?

- C’est pas vrai ! J’avais passé une année entière à préparer ma lanterne !

- Comment vais-je expliquer cela à mes enfants ?

- Non, c’est impossible ! La dernière Danse des Feuilles de mamie ne peut pas être sans lanternes !

Ah… Il joue sur la corde sentimentale. Je n’ai aucune idée de ce qu’est la Danse des Feuilles, mais apparemment tous ici aiment cette célébration. Cependant, qu’est-ce que peut bien lui apporter de parler de cet accident.

J’ai un mauvais pressentiment.

- Du calme, je vous en prie. Du calme. Je n’ai pas fini.

Le silence revient. D’une main de maître, Caribou dirige l’audience avec quelques mots seulement.

- Si la disparition de ces précieux accessoires de fête nous pèse tous sur notre cœur et notre âme, il est un autre problème qui est tout aussi important : l’identité de la criminelle. Et il ne fait aucun doute, mes chers amis, qu’il s’agit de la jeune femme qui se tient juste derrière moi.

- Hein ?

- Quoi ?

- Comment pouvez-vous en être aussi sûr ?

Sourire carnassier. Canines déployées. Le Marchand n’attendait que ça. Me donner le coup de grâce. Et la foule lui sert cette opportunité sur un plateau rutilant. Le visage triomphant, sa main sort de sa poche un petit objet métallique. Je me fige. Non, c’est impossible.

- Voici la pièce déterminante de toute cette affaire. Un badge de Trappeur retrouvé sur les lieux du crime.

La petite broche étincelle fièrement entre ces doigts bourrus. Un dragon lové dans son triangle, symbole des Trappeurs. Pareil à celui que j’ai porté pendant des années sur mon cœur. Son numéro à jamais gravé dans ma mémoire.

Le même que je vois briller sur ce badge.


Désormais, mademoiselle Dorlémon, vous êtes relevée de vos fonctions de Trappeuse.


Il ne devrait pas être ici. En ce moment même, il devrait être en train de prendre la poussière dans un tiroir quelque part dans le quartier général de la CCM ! Pourtant, mes yeux ne me trompent pas, il s’agit bien de mon badge. Sous les quelques rayons de soleil pénétrant la boutique, je reconnais les impacts et les rayures que mes doigts ont parcourus des milliers de fois. C’est impossible…

- Après cette découverte, je suis moi-même allé vérifier l’identité de sa propriétaire. Et quelle surprise ça été d’apprendre que, non seulement il s’agissait de la nouvelle venue en ville, mais qu’en plus elle a été rayée de sa caste pour faute grave !

Surprise et indignation agitent la foule.

- Et oui, mesdames et messieurs, cette jeune femme a du sang sur les mains. Frustrée pendant des années d’être coincée au rang le plus bas de sa caste, désespérée après avoir été licenciée, elle a mis le feu à cet entrepôt et sa si précieuse marchandise pour se venger. Pourquoi me direz-vous ? Pour rien.

Il me pointe du doigt.

- Cette jeune femme est tout simplement la plus abjecte que j’ai jamais rencontrée. Quelques jours à peine après les funérailles de sa coéquipière, la voilà qui déambule comme si de rien n’était dans nos rues. Nos zones de travail, notre administration, elle leur rit au nez. Elle envie les autres, ceux qui ont réussi dans leur vie. Quoi de mieux que de leur pourrir la vie pour se soulager ?

Rictus au coin de ses lèvres.

- Je me demande même si l’incendie meurtrier qui l’a fait renvoyer n’était pas de son fait. La jalousie est la source de bien plus de crime qu’on ne le croit après tout.

- Ah… ah ah.

Cette situation est tout simplement ridicule.

- Quoi !? Tout est de sa faute !

Rage, cris et hurlements, ils se déchaînent. S’étripent. Visages tordus par la haine. Monstrueux amas de chair. Des bouches sortent de multiples insultes. De multiples menaces. Je suis pointée du doigt, désignée comme l’ennemie à abattre. Alors que l’innocence est mon seul crime. Je recule de quelques pas. Mon dos heurte le mur de la boutique. Sans issue.

C’est la fin.

La fin d’un rêve. Je sens des larmes me monter aux yeux. Que je me trouve stupide pour y avoir cru ne serait-ce qu’un instant ! Tarn ou Mer’u, la Capitale ou les Îles, rien n’a changé et rien ne changera jamais ; l’étiquette gravée sur mon front est toujours la même.

Étrangère.

Orpheline.

Meurtrière.

Les gens sont tous pareils. Où que j’aille.

Comment ai-je pu croire que je pouvais changer ? Changer ma vie.

Un fil invisible, une fin inéluctable. Le destin.

Comment suis-je censée combattre cela ? Avec mes poings ? Mes mots ? J’embrasse du regard cette foule crachant sur moi. Piétinant l’être humain que je suis. Sans vergogne. Peu importe mon arme : l’issue sera la même, n’est-ce pas ? Personne ne me croira. Face à un Marchand réputé, une inconnue comme moi ne fait pas le poids. La réputation et l’image qu’ont les gens de toi sont tout ce qui compte vraiment.


- Tu sais, j’ai tout mon temps. On peut rester là à se regarder dans le blanc des yeux pendant des heures, des jours, des semaines même que ça ne changera rien pour moi. En revanche, pour toi… je ne garantis rien.

- Mais… mais je n’ai rien fait.

Soupir.

- Gamine, qu’est-ce que tu comprends pas dans « je n’en ai rien à faire » ? Tu n’as juste qu’à signer ce papier et l’affaire sera réglée.

- Mais je les ai pas tués !

Bam !

- Tout le monde s’en fiche, t’as toujours pas compris !? Vérité, mensonge, ça se sont que des niaiseries pour des gamins dans ton genre. Dans la vraie vie, il faut prendre ses responsabilités. Et la tienne, là, tout de suite, c’est de soulager les familles des victimes. Tu crois vraiment que cette longue procédure leur fait du bien ? Tu ne penses pas qu’ils méritent d’arrêter de souffrir ?

- Je… mais je…

- Tu quoi ?

- … n-non, rien.


Ses arguments sont sans appel. Clairs et tranchants. Même si quelques mensonges y ont été mêlés, il n’en reste pas moins que c’est la stricte vérité. Que puis-je bien répondre à cela ? Que j’ai été kidnappée et envoyée dans un train contre mon gré ? Que ma coéquipière est effectivement morte dans un incendie mais que je n’y suis pour rien ? Merde ! Je tire sur mes cheveux. Je ne me rappelle même pas de son visage. Les raisons de mon renvoi, notre dernière mission, tout est si clair, pourtant… pourquoi je ne me souviens plus d’elle ?!

À la bonne heure, tu sembles enfin prendre le chemin de la raison.

La ferme !

Bah quoi ? C’est ta mauvaise conscience qui te rend si irritable ?

Laisse-moi tranquille !

Oh, mais on dirait que tu as encore du mordant. Pourquoi tu t’écrases devant eux alors ?

Ce n’est pas vrai ! Je m’écrase pas : je suis juste réaliste.

Réaliste ? C’est ça ton excuse bidon pour justifier ta lâcheté. Franchement, tu vaux mieux que ça.

Mieux que quoi ?

Que ce souffre-douleur que tu es en train de devenir. Tu sais très bien qu’ils ne s’arrêteront pas aujourd’hui ? Ils reviendront. Demain, après-demain et le jour encore d’après. Ils te suivront où que tu ailles. Ce sont des animaux. Il ne leur suffit que d’une fois où tu t’es mis à genoux devant eux pour qu’ils croient que tu es leur chose.

Qu’est-ce que tu essaies de faire en me disant tout ça ?

J’essaie de te libérer de ce destin qui te colle comme une deuxième peau, de ce rôle que l’on t’a assigné. On ne naît pas victime, Solfiana, on le devient. Et peu importe tous les services que tu leur rendras, toute l’affection et les efforts, au moindre pépin, tu seras toujours la coupable à leurs yeux.

C’est vrai.


- Tu as tué mon mari ! Tu les as tous tués !


Ils ne prendront jamais ma défense.


- Tsss ! Les gens dans ton genre finissent tous au même endroit.


Ils ne veulent connaître que leur version des faits.


- Je te déteste ! M’approche plus !


À quoi bon essayer de les démentir, qui voudra bien me croire ?


- Abandonne, ici, personne ne t’aidera. Tout ce que tu peux faire, c’est plaider coupable.


Tout ce qu’ils veulent, c’est un défouloir. Pour toute leur peine, leurs maux du cœur.


- Ah ! Ça fait du bien de se dépenser un peu après une mauvaise journée !


Ils se fichent bien de savoir ce que je ressens, ce que je subis.


- Tu n’es qu’un déchet ! Une pièce rapportée !

- Si tu disparaissais, personne ne s’en apercevrait.

- Va crever !


Seule ta mort pourra réellement arrêter ce supplice. Et toi, tu ne veux pas mourir, n’est-ce pas ?

Tout ce que tu as à faire pour éviter cela, c’est m’écouter et suivre mes directives.

- Sale garce !

Une femme sort dur lot. Son corps se tortille à travers la foule. Coup de coude, coup d’épaule. Elle se fraye un chemin par la violence. Finalement, elle émerge enfin dans la boutique. Sur les dents. Les yeux exorbités, les cheveux décoiffés. Elle ne prend même pas la peine de corriger sa tenue.

- Tu as gâché la première de Danse de l’automne de mes enfants !

La furie fonce sur moi. Mon corps se tend, prêt à passer à l’action.

Impact dans trois mètres.

Ses pas sont rapides, nullement ralentis par ses talons aiguilles. Sa main en l’air, déterminée à me frapper.

Impact dans deux mètres.

Mes doigts se crispent autour de la gâchette d’Éverine. Aucun droit à l’erreur. Le pan de ma veste cache l’arme sur le point d’être dégainée.

Impact dans un mètre.

Au diable tout le reste ! Si je dois mourir pour qu’ils arrêtent enfin de s’en prendre à moi…

Impact imminent.

… ils peuvent bien tous crever aussi !

Pam !

Qu’est-ce que… !?

- Allons, allons, ne recourons pas à la violence sans raison, voulez-vous ?

Clochette se tient devant moi. Nonchalant, toujours aussi fringant dans sa longue veste élimée jusqu’à la corde. Comme si tout était normal.

Sauf que rien ne l’est.

- Lâ-lâchez-moi !

Il vient d’empêcher cette femme de me frapper.

- Comme vous voudrez.

Sa main s’ouvre. Cependant, à peine a-t-il relâché sa prise, que la mégère revient à la charge.

- Ma parole, on dirait que c’est pathologique chez vous.

À nouveau, il arrête le coup. La femme se débat, en vain. Sa tentative de libération échoue lamentablement.

- M-mais d’où est-ce que vous sortez au juste ?!

Oui, moi aussi j’aimerais bien le savoir. N’était-il pas resté dehors ? Comment a-t-il pu entrer dans la boutique avec tout ce monde devant la porte ?

- Moi ? J’étais là depuis le début.

Menteur. Comment peut-il déblatérer de telle aberrations tout en gardant un air aussi sérieux ?

Je ne crois l’avoir encore jamais vu comme ça.

- Et puis, on peut savoir ce qui vous prend à tous de la martyriser ainsi ?

Avec un tel visage. Les yeux brillants, les lèvres dénuées de sourire niais. Déterminé.

- Mais c’est une meurtrière !

Il ne flanche pas une seconde. Son corps placé entre moi et la foule en un bouclier humain. Une voix qui ne laisse aucune ouverture à l’hésitation. Ce serait-ce parce que…


- Sache simplement que je serai toujours dans les parages en cas de pépin.


Non, impossible. C’était juste des paroles en l’air.

- Et vous en êtes sûr ? Parce que, jusqu’à preuve du contraire, elle est innocente.

Il n’est pas vraiment en train de prendre ma défense, là… non ?

- Jeune homme.

Karibou s’avance. Loin le rictus victorieux, le Marchand reprend tout de son sérieux. S’il ne laisse rien paraître sur son visage, l’apparition d’un nouveau challenger ne le laisse pas indifférent. Il lui faut éviter à tout prix un retournement de situation.

- On a retrouvé son badge sur les lieux de l’incendie, cela me paraît être une preuve décisive.

- Ah ! Ah ah ah !

Le rire de Clochette finit d’achever les quelques cris restant.

- Vous êtes bien drôle, mon cher ami.

- Pardon ?

Du bout de ses doigts, l’espion essuie quelques larmes au coin de ses yeux.

- C’est tout simplement impossible.

- Que voulez-vous dire ?

- Ce badge, là, celui que vous montrez si fièrement, il ne peut pas appartenir à la jeune femme derrière moi.

- Ah oui ? Et d’où tenez-vous cette certitude ?

Les bras de Karibou croisés sur sa poitrine se contractent. La situation l’agace. D’autant plus que des murmures se remettent à circuler derrière lui.

- Elle a été renvoyée : il est donc tout naturel qu’elle rende son badge à l’administration.

- Elle aurait très bien pu le garder et s’enfuir.

Clochette secoue la tête.

- Erreur, mon cher ami, c’est impossible.

- Quoi ?

Un sourire revient sur les lèvres du jeune homme.

- Seriez-vous en train d’insinuer que la CCM a mal fait son travail ? En tant que Trappeuse, elle avait accès à une tonne de matériel dangereux pour une personne lambda. De même, présenter un badge de cette caste lui permet d’exercer un certain pouvoir pareil à un Garde. Croyez-vous vraiment que les services de contrôle prennent cette question à la légère ?

- Non, je…

- Laissez-moi vous dire une chose, mon cher ami…

Clochette s’approche de l’homme au bandana. De sa haute stature il le domine. Menaçant. Son sourire toujours plaqué sur son visage.

- … vous vous êtes pris à la mauvaise personne.

Karibou recule de quelques pas.

- Cette jeune femme est restée dans son auberge toute la soirée d’hier, je peux l’en attester. Et si cela ne vous suffit pas, je suis persuadé que madame Vollenzosky sera ravie de témoigner en sa faveur.

En un rien de temps, le nom de l’Aventurière se balade sur toutes les lèvres. Même si son installation à Tarn n’a pas fait que des heureux, il n’en reste pas moins que sa réputation n’est plus à faire. Tous tremblent devant son nom. Un témoin de choix. D’autant plus qu’on raconte bien volontiers d’elle que de sa bouche ne sort toujours que la vérité.

- De plus, cher ami…

D’un geste rapide, il s’empare de la broche dans les mains du Marchand.

- … il ne fait aucun doute que ceci est une contrefaçon.

- C’est… C’est impossible !

- Tut tut ! Regardez bien : il n’y a pas la gravure officielle sur ce badge. Vous savez, ce petit « CC » que l’on retrouve sur toutes les broches dans ce genre.

Caribou tombe des nues.

- Non, je… c’est impossible.

Il se retourne vers la foule pour trouver du support. Mais il est déjà trop tard.

- Non, attendez ! Je peux tout vous expliquer…

Les faibles mots sortant de sa bouche n’intéressent plus personne. Si quelques minutes ils s’insurgeaient, hurlaient de me mettre à bas, devant ce célèbre Marchand, ils détournent le regard, se taisent. L’air penaud, ils n’osent plus me regarder. Ce n’est seulement en voyant ces expressions sur leurs visages que je réalise vraiment ce qui vient de se passer.

- J’ai gagné ?

Je ne suis plus la coupable ? Pendant des années, j’ai combattu avec hargne, arraché les victoires avec le bout de mes dents. Je passais des heures avec Hari’ pour répéter ma défense, notait mes moindres faits et gestes, mes déplacements. Je prenais toujours soin de me balader sur des endroits surveillés pour garder une preuve de mon passage.

- C’est vraiment terminé ?

Aussi facilement, aussi simplement ?

Mon regard se dirige vers Clochette. Comment a-t-il réussi à tous les calmer ? Il ne possède pourtant aucune influence, aucune notoriété. Pourtant, les gens l’ont écouté. Est-ce que… Si je sortais là, tout de suite au milieu de toutes ces personnes, rien ne m’arrivera ? Je pourrais vraiment marcher sans que l’on me crie dessus ? Sans un lancer de tomate pourrie ?

- L’incident est clos.

Clochette se retourne vers moi.

Je me fige.

Radiant. Ses yeux brillent de mille feux. Ses joues, rouges d’excitation. Son sourire, plus grand que jamais. Un grand enfant. Mon cœur tambourine dans ma poitrine. Cette facette de lui me surprend. Plus encore que celle de tout à l’heure. Un petit rien, un changement ridiculement petit. Presque imperceptible. Pourtant, je le perçois nettement. Comme s’il venait de retirer un masque, comme si je le voyais pour la première fois. Le vrai lui.

- Tu n’as plus rien à craindre : ton chevalier servant est arrivé !

Un être de lumière.

Ah…

Quelle phrase idiote. Qui s’auto-proclamerait ainsi de nos jours ? Pourtant…

- Pff !

Je sens les coins de mes lèvres se soulever. Juste un peu.

- Ravie de vous rencontrer, ô mon preux chevalier !

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