Chapitre 22

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Je ne le saurais sans doute jamais, ce qui détermine le destin d’un individu, et sans doute pousserais-je mon dernier soupir avant d’en avoir la réponse. Cependant, rien ne m’empêche de continuer d’y réfléchir. Même si, je dois bien l’avouer, je redoute de connaître la vérité.

Alors tous les soirs, je prie à la belle étoile. Si la vie n’est rien d’autre qu’une rivière suivant le cours de son lit tout tracé, n’est-il donc alors pas plausible de pouvoir dévier sa route en creusant un canal ? Je l’espère de tout mon cœur, car, voyez-vous, j’ai un rêve. Un rêve peut-être un peu fou et si simple à la fois : revoir une personne qui m’est chère.

Cette rencontre dans ma jeunesse a bouleversé toute mon existence, comme il y en a peu au cours d’une vie. Jamais je n’oublierais ce jeune homme brillant et un brin excentrique qui semblait tout savoir de l’avenir. J’étais tout simplement fasciné par le moindre mot sortant de la bouche de mon camarade : presque comme par magie, il prenait réalité. Les avancées de la science, les catastrophes, les crises. Comme s’il avait transcendé cette ligne continue qu’est le temps et qu’il en avait remonté le cours, il savait tout.

En contraste avec cela, il me parlait peu de ses plans futurs ou, plutôt, restait-il vague à ce sujet. Des recherches sur un sujet inconnu, des voyages je-ne-sais-où. Et puis, un beau jour, il me les expliqua en des termes très énigmatiques. Jamais je n’oublierai cette conversation et je tente tant bien que mal de vous la restituer sur les pages qui suivent.

« - Imagine, Rafale, que nous soyons tous des marionnettes appartenant à une entité supérieure, qu’elle décide de nos moindres faits et gestes sans aucun scrupule. Un être profondément sadique qui ne se préoccupe pas des vies qu’elle détruit et fauche par ses choix. Ne te viendrait-il pas à l’esprit de vouloir la renverser ou, au moins, la contrarier un tant soit peu ?

- Oui, bien sûr. Qui dirait le contraire ?

- Et bien, dans ce cas, que ferais-tu ?

- Je ne sais pas. Si cet être est supérieur, je suppose qu’il nous est impossible de l’atteindre, non ?

- C’est exact : chercher à t’en prendre personnellement à elle ne serait qu’une perte de temps colossale, c’est aussi ma conclusion. Cependant, cela ne veut pas dire que tu ne peux pas le faire indirectement.

- Indirectement ?

- Oui. Après tout, quelle meilleure vengeance que de détruire sa plus belle œuvre, n’est-ce pas ?

- Sa plus belle œuvre ?

- Sa marionnette favorite, celle autour de laquelle il a créé ce monde. Quoi de mieux que de détruire son ouvrage, la destinée qu’elle lui avait forgée et la retourner contre elle. En somme, lui tisser un nouveau destin.

- Je vois… j’ai un peu de peine à te suivre, mon ami, mais admettons. Pourquoi alors cet être surpuissant te laisserait-il faire une telle chose ?

Il éclata de rire.

- Parce que, ne trouves-tu pas ça ennuyant de regarder un insecte tourner en rond dans un bocal où tu l’as enfermé ? Il n’y a pas assez de divertissement, de dramatique. Non, ce qu’il faut, c’est qu’il soit lui-même le précurseur de sa tragédie. Tout comme ils sont attirés par la lumière des lampes qui leur sont mortelles, il n’y a pas plus grand malheur pour nous que de récolter les graines pourries que l’on sème soi-même.

- N’as-tu pas peur des conséquences que cela entraînera ?

- Bien sûr que j’ai peur, Rafale. Peut-être même qu’en faisant ceci, je détruirais absolument tout, mais peut-être aussi… si ça se trouve, ça pourrait être aussi le début de quelque chose de nouveau. »

Des idées farfelues, il en avait beaucoup d’autres comme celles-ci, et j’étais encore moins étonné du langage qu’il utilisait pour me les expliquer : c’est précisément ce que j’aimais chez lui. Ces quelques phrases sont celles qui me poussent encore aujourd’hui à faire de mon mieux, pour un monde meilleur. Parce que, même si nous ne sommes pas le centre du monde, nous pouvons contribuer à un grand changement. C’est la leçon que j’ai tirée de ces paroles, du moins, celle que j’ai cru qu’il avait voulu me transmettre. Allez savoir ce qui pouvait bien lui passer par la tête, après tout.

Extrait de Essai et mémoire au crépuscule de ma vie

de Rafale


- Ah…

Un soupir m’échappe. Bref, mais libérateur, il se condense en un petit nuage blanc qui s’élève vers le ciel en solitaire. Froid. Des frissons me parcourent tout le corps. L’air du dehors me fait l’effet d’une claque. Lourd. Comme pesant de tout son poids sur ma poitrine. Drainant mes dernières miettes d’énergie. Je suis lasse. Mon dos, puis ma tête viennent s’appuyer contre la porte derrière moi. J’ai à peine fait quelques pas, mes jambes tremblent, flageolent déjà. Mes forces me quittent. Cette conversation m’a épuisée, physiquement et moralement. Et elle risque de recommencer si je ne me hâte pas de m’éloigner de ce café.

- Ah !

Pourtant, je ne bouge pas. Qu’ai-je encore à craindre, après tout ? Je n’ai plus aucun passé à régurgiter pour son bon plaisir. Qu’il me croie ou non, ça m’est bien égal. Sourire. Mes épaules sont secouées par ce rire s’échappant de ma gorge.

Ploc. Ploc.

Et des larmes. Je les essuie maladroitement du bout des doigts. Respire. Souffle fébrile. Des battements de cœur frénétiques parvenant jusqu’à mes oreilles. Je ferme les yeux. Cela faisait longtemps. Longtemps que je ne m’étais pas remémoré cet incident. À quoi bon, après tout, personne n’était prêt à m’écouter. Et le temps file, les souvenirs s’effacent.

Sont réécrits.

- Ah !

À force, j’ai presque failli les croire, tous ces mensonges sur moi. Toutes ces atrocités, ces accusations, au prix de me perdre, moi. Franz… Il devait être vraiment excentrique pour m’aimer. Une étoile dans la nuit noire.


- Petite ! Tu es vraiment extraordinaire !


Je grimace. Ma tête tourne. Douleur. Mes doigts tremblants passent sur mon front. Aujourd’hui n’est… vraiment pas une bonne journée. J’efface un nouveau sillon salé sur ma joue. Comme des fantômes surgissant du passé, je me rends compte de ma mémoire défaillante. Les mauvaises nouvelles s’accumulent. D’abord, ma coéquipière, maintenant Franz, qui d’autres ai-je encore oublié ? Et comment ? Comment des personnes aussi importantes peuvent être aussi facilement effacées ?

- Quel était son nom déjà ?

Je me triture le cerveau, ignore la douleur s’intensifiant. Extrait le moindre flash significatif.

Des yeux couleur ambre.

Des cheveux frisés relevés au-dessus de sa tête.

Un sourire narquois.

Une peau sombre.

Une musculature à toute épreuve.

- Allie… Ah !

Soudain, mon corps se plie en deux. Je tombe à terre. L’air est expulsé de mes poumons. Je me tords de souffrance.

- All… ie…

Ce nom écorche ma gorge. Mes larmes redoublent. Un cri remonte jusqu’à mes lèvres… !

Et se meurt.

Plus aucun souffle n’est là pour le porter dans l’air.

- … !


- Après ça, nos souvenirs ensemble ne seront rien de plus qu’un tas de poussière emporté par le vent.


- Al… ette ?

J’empoigne ma tête à pleine main. Quel est ce souvenir ?

- … lou… ette ?

L’image commence à s’effacer. Non non non ! Je mobilise tout le peu de concentration que je peux trouver.

Une bougie.

Un objet porté à sa flamme.

Une odeur de brûlé.

Un sourire.

Moqueur.

- Petit alouette ? Vous allez bien ?

- Ah !

Soudain, je suis ramenée dans le présent.

- Ah… ah…

Respiration difficile. J’ai l’impression d’étouffer. La sueur imbibant mon front, le souffle haché menu. Mes doigts frôlent ma gorge désespérément sèche. Je tousse. Une fois, puis deux, puis trois. Ça ne s’arrête pas. Mal. Comme si ma cage thoracique était broyée.

J’ai l’impression de mourir.

- Attendez, laissez-moi vous aider.

La femme s’agenouille à mes côtés, me donne des petites tapes dans le dos. Délicates, pleines de bonne volonté. Mais inutiles. L’air commence à me manquer.

- Tonnerre de Chvir ! Ça ne semble pas passer. Essayez de boire ceci.

Une fiole se pose au bord de mes lèvres. Entre deux inspirations bancales, son contenu s’écoule dans ma bouche. Quelques gouttes remontent jusque dans mon nez ; je manque de tout recracher. Mais mon instinct de survie reprend le dessus, scelle mes lèvres pour que rien n’en sorte. Un goût amer, piquant. Un goût si désagréable qu’il fait redoubler les larmes coulant sur mes joues. Je me fais violence pour ne pas rendre le contenu de mon estomac. Mais quelle est cette horreur ?

- Hmmph !

- Encore un petit peu, ce n’est qu’un mauvais moment à passer.

Comme si ces mots prenaient vie, l’amertume rongeant ma bouche disparaît. Une note sucrée, douce et ronde, est venue la laver. Pour mon plus grand bonheur, plus aucune trace de son prédécesseur ne reste logé sur mon palais. Soulagement. Je reprends mon souffle. Ma crise est terminée. Mais…

- Qui… ?

Grimace. Ma gorge lancine encore de douleur.

- Je suis désolée, petite alouette, j’ai été prise de panique. Je m’excuse si je vous ai brusqué.

Une voix calme teintée d’inquiétude. Familière. Je me tourne dans sa direction, l’aperçois entre mes rideaux de larmes. Martha.

- Comment allez-vous ? Mieux, j’espère.

- Je…

Nouvelle crise retenue de justesse. Encore incapable d’utiliser ma voix, je lui réponds d’un hochement de la tête. Que fait-elle ici ?

- Très bien, ça me suffit alors.

Pourquoi fallait-il qu’elle me voit dans un état pareil ?

Sa main recouverte de cales se tend vers moi.

- Un peu d’aide pour vous relever ?

-…

Mes yeux la toisent. Je n’ai pas besoin de sa pitié.

Silence.

Nous restons tous deux figées dans notre position.

- Que se passe-t-il ?

- C’est la célèbre Aventurière, non ?

- Pourquoi elle est à terre ?

La scène attire à elle des spectateurs. Des mouches qui bourdonnent dans mes oreilles. Qui tournent en rond. Prêt à se repaître de nos cadavres. Ennuyant. N’ont-ils rien de mieux à faire que de jacasser toute la journée ?

Un courant d’air dans mon dos. Qui hérissent les cheveux sur ma nuque. La porte du café juste derrière moi vient de s’ouvrir.

- Mademoiselle Dorlémon.

La voix de l’Enquêteur vient se rajouter au-dessus du vacarme de la foule. D’une politesse délicate. Prête à craquer sous le poids des épines qu’elle cache. Il ne lui aura pas fallu beaucoup de temps pour réagir. A-t-il seulement digéré tout ce que je lui ai raconté ? J’en doute sincèrement. Si c’était le cas, il serait encore en train de réviser ses théories, tout génie qu’il est. Mes sourcils se froncent. Sa présence dans mon dos est agaçante. Son regard, qui pèse de tout son poids sur mes épaules, encore plus. Il est inutile de me retourner pour lui faire face : je sais déjà ce qu’il est en train de faire. Il me toise de haut. Prêt à me briser.

- Ah ! Monsieur Trần Hoàng, quel plaisir de vous revoir.

La voix de Martha. Calme et posée.

- Et en si bonne santé en plus. Quelle chance !

Je relève la tête. Le sourire sur son visage n’a pas changé d’un muscle, pourtant…

- Pareillement, madame Vollenzosky. Vous semblez n’avoir rien perdu de votre vigueur d’antan à ce que je vois.

- Oh oh, vous me flattez plus que de raison, mon cher.

La tension dans l’air est palpable. La foule observe, soudain muette.

- Quel dommage, cependant. Nous resterions bien papoter avec vous un peu plus longtemps, mais il se trouve que nous avons d’autres obligations à tenir.

Sans crier gare, Martha attrape l’une de mes mains et, avant même que je me rende compte être tirée, je me retrouve à nouveau sur pied. Relevée par un dosage de force à la précision étonnante. Sans vacillement, sans aucune peine de sa part. Tout ce qu’il y a de plus naturel pour une Aventurière de sa trempe. Son bras vient entourer mes épaules, m’attire à elle. En un bouclier pour me défendre.

- Je vois, vous m’en voyez déçu. Puis-je au moins connaître la nature de votre engagement ? Peut-être pourrais-je vous prêter main forte.

- Rien de très extraordinaire : un repas entre personnes vivant sous le même toit.

Les yeux de Liêm se plissent. Son sourire transpirant la fausse affection.

- Je vois. Il est bien dommage alors que je ne loge point chez vous, madame Vollenzosky. À l’occasion, cela vous dérangerait-il que je me réinvite à votre table ? Notre dernière conversation m’a laissé quelque peu sur ma faim : j’en redemande bien volontiers.

À cela, Martha lui répond de son sourire figé.

- Avec grand plaisir, venez donc nous retrouver dès que Luther sera rentré. Je suis sûre qu’il sera ravi de vous rencontrer.

Un nouveau nom. À peine est-il énoncé que les murmures parcourent à nouveau la foule.

- … disparu ?

- Qui… ?

-… mari.

Quelque chose me dit que l’Enquêteur ne sera pas le bienvenu chez l’Aventurière de si tôt. Pourtant, le jeune homme ne se démonte pas. Nonchalant, les mains dans les poches de son trench bien coupé, il accepte l’invitation l’air de rien.

- Très bien, c’est noté. Je vous dis donc à la prochaine, Madame Vollenzosky.

Petite courbette.

- Et mademoiselle Dorlémon.

Ses yeux noirs me fixent avec insistance une dernière, promesse de retrouvailles très prochaine. Avant de s’en aller, fendant la foule qui s’écarte devant lui. Peu à peu, sa silhouette se rétrécit au loin. Le jeune homme à la veste chic et au crâne rasé a disparu. Le spectacle est terminé. Aussitôt, les gens qui nous entouraient il y a encore quelques minutes se dispersent déjà sur la place. Reprenant le cours de leur discussion, leur cours de leur vie. Tout comme nous. Nous ne sommes plus que toutes les deux.

- Que diriez-vous de rentrer, petite alouette ?

Le bras encore enroulé autour de ma nuque, Martha se tourne vers moi. Sa mine fatiguée, son sourire affaibli.

Ah…

Mon cœur se serre en voyant cette expression. Je ne saurais tout à fait dire pourquoi. Cependant, même si la promesse d’un bon repas chaud me tente énormément, j’ai encore des choses à faire. Mon esprit ne sera pas serein si je rentre à l’auberge bredouille. Un jour de moins à travailler, c’est un jour de paie en moins. Mes lèvres se pincent. Et ça, je ne peux pas me le permettre. Pas avec mes moyens actuels. Et puis, il y a Hari’…

Ma bouche s’ouvre, je m’apprête à refuser poliment son offre…

Grmmbbl !

… mais mon estomac semble être d’un tout autre avis.

Silence.

La gêne enflamme mes joues. Mes mains recouvrent mon ventre comme pour dissimuler les sons qui pourraient encore en provenir. Petit rire.

- Ah, il semblerait que je tienne ma réponse !

Le visage de l’Aventurière retrouve quelques couleurs.

- Ce n’est pas ce que vous croyez, je… !

- Tut tut tut tut tut ! Je parie que vous n’avez rien avalé de la journée.

Un beau sourire illumine tout son visage.

- Allez, venez. Je vais nous cuisiner un bon repas tout chaud !

Bienveillant.

Les souvenirs de la matinée me reviennent. Ceux de ma fuite, de ce moment où j’ai laissé sa générosité sans réponse. Mon corps se tend de honte. Mon regard l’évite. Des mots d’excuses se bousculent dans ma tête, mais mes lèvres restent désespérément muettes. Minables. Soupir. Je me dégonfle. Non. Il n’y a rien que je puisse contredire, aucun moyen de m’enfuir cette fois. Ne pouvant rien arguer de plus, je me laisse traîner jusqu’à l’auberge.


Ƹ§Ʒ


Je fixe du regard la tasse fumante devant moi. Mes sourcils froncés, mes lèvres pincées. Dedans, mon reflet me renvoie ma contrariété en pleine face. Ce n’est pas l’endroit où je devrais être en ce moment. Je devrais être dehors, à faire tout mon possible pour retrouver Hari’, parce que… !


- Nous savons tous les deux que monsieur Harion était fou amoureux de vous.


Parce qu’il est… Mon esprit est tout emmêlé. Je ne sais plus quoi en penser. Était-il vraiment mon ami ? Cette question me hante, me dévore de l’intérieur. Je me masse les tempes dans l’espoir de faire disparaître ce malaise. En vain. Des réponses défilent, viennent et reviennent en boucle. Aucune d’entre elles ne me satisfait vraiment.

Il était là pour moi. Quand j’avais besoin d’une épaule pour pleurer, quand j’avais besoin de conseils. Il me débitait alors sans s’arrêter encouragements et bonne volonté. Il me montrait des possibilités auxquelles je n’avais alors pas imaginé et dans lesquels nous trouverions tous les deux notre compte. Nous… Mes doigts passent sur mon visage, massant, tentant d’adoucir mes traits tendus. C’est vrai ça… Pourquoi fallait-il toujours parler de projets à deux ?

L’humeur maussade, mais repue, mon regard se détache de ma tasse pour se diriger sur mon assiette. Vide. À peine quelques restes de crème par-ci, par-là. Le gratin était délicieux. Il n’en reste d’ailleurs plus une miette dans son plat en verre.

Crrr !

Les pieds de la chaise grincent contre le parquet.

- Je te laisserai ta part de dessert dans le frigo, mon ange. Pense à la manger demain.

Til’ ne répond rien. Il passe derrière Martha, sort de la pièce sans même un regard pour elle. Mais cela ne semble pas l’incommoder. L’air toujours aussi paisible, mon hôtesse savoure sa liqueur par petite gorgée. Soupir de plaisir. Elle ferme les yeux un bref instant pour prolonger la dégustation sur son palais.

Le silence règne autour de la table. Lourd, pesant. Le repas s’étant déroulé dans une ambiance similaire, je ne suis pas dépaysée. Cependant, je préférerais encore avoir le petit garçon me lançant des regards en coin furibond avec nous plutôt que de me retrouver seule avec l’Aventurière. Ma gorge se serre. Parce que maintenant, tout peut être dit.

- Je n’avais pas besoin de votre aide.

S’il est trop tard pour trouver du travail, autant que ce temps serve à quelque chose. Mes yeux plongent dans ceux de Martha. Un regard qui a dû voir bien du monde. De tous les milieux, de toutes les sortes, de tous les genres. Et, au fil du temps, elle aurait fini par acquérir cette compétence nécessaire : celle de juger les gens. Leur caractère, leurs capacités. Ce dont ils sont vraiment capables. Sans, jamais une Aventurière n’aurait pu survivre aussi longtemps. Elle doit donc forcément savoir. Et il n’y a donc qu’une seule réponse à donner.

- Je le sais bien.

- Alors, pourquoi ?

La question me brûle la gorge.

- Pourquoi m’aider si vous saviez parfaitement que je n’en avais pas besoin ?

- Parce que…

Son regard se perd un instant dans les reflets de son verre.

- Je ne doute pas un instant que vous ne seriez pas capable de vous en sortir seule face à cet Enquêteur, mais… Comment dire ?

Qu’y voit-elle exactement pour avoir une telle expression sur son visage ? La tristesse, l’amertume y transparaissent un instant. Avant de laisser la place pour une autre. Nostalgie. Ma mâchoire se contracte.

Je veux tout sauf de la pitié.

Rien que d’y penser, c’est insupportable. Je ne veux pas que l’on m’aide. Que l’on prenne soin de moi. Que l’on me montre de l’affection, de la tendresse. Tout ça, juste par pitié. C’est intolérable. Comment… Comment pourrais-je accepter cela ? Quand la seule chose que je veux voir dans ses yeux est de l’approbation ? Je me fige à cette pensée.

Ah… ah ah…

Sous la table, mes poings se serrent. Encore ce rêve de petite fille. Pourquoi ? Pourquoi ressort-il maintenant ? Un rêve si ridicule et stupide. Lointain. C’est ce qu’il aurait toujours dû rester. Est-ce c’est parce que la présence de Martha, en chair et en os, le rend soudain plus tangible ? Plus proche.

Stupide ! Stupide ! Stupide !

C’était censé être inatteignable, rien d’autre. Obtenir la reconnaissance de cette Aventurière de légende dont je ne connaissais que les récits. Une source de motivation pour voir les choses en grand. Un désir inavoué qui avec le temps aurait dû disparaître et ne jamais refaire surface. Parce qu’il était justement irréalisable.

Alors, que dois-je faire maintenant qu’il est à ma portée ? Que dois-je faire maintenant que mon cœur souffre de cette comparaison ? Pitié-approbation. La pire qui pouvait m’arriver. Pourquoi le piétiner encore davantage avec cet affreux sentiment dégoulinant ? Comme si jamais je ne pourrais en échapper, de cette image de fragilité. Comme si je ne pourrais jamais rien gagner par mes propres exploits, que tout devait m’être toujours donné. Comme si je n’aurais jamais la force d’accomplir quoi que ce soit qui mérite d’être raconté.

Et en même temps, j’ai envie de les entendre. Ces mots de réconfort qui poignardent autant qu’ils réchauffent mon cœur. Parce que j’ai envie d’être réconfortée, parce que j’ai de l’espoir. Celui d’entendre ces fameux mots qui résoudraient tout, qui sauraient guérir ce trou dans ma poitrine. Le parfait juste milieu, ni trop ni pas assez, qui ne déclencherait jamais en moi ce ressentiment viscéral propre au sentiment d’être incompris. Parce qu’il n’y a rien de pire que des mots qui se veulent guérissants, qui transpirent cette bonne volonté, mais qui ne touchent jamais leur cible. À cet égard, l’indifférence, froide et cruelle, fait beaucoup moins de ravages.

Encore perdue dans sa réflexion, Martha fait tourner pensivement sa coupe entre ses doigts. Elle semble chercher ses mots, chercher à mettre un nom sur ce sentiment qui la traverse. Moi, tout ce que je peux faire, c’est rester pendue à ses lèvres qui ne semblent rien vouloir dévoiler de ses pensées, élaborant mille scénarios et mille réactions à ces derniers. J’anticipe, tente de deviner ce qui se trame sous cette boite crânienne. Alors, quand enfin sa bouche daigne s’ouvrir…

- Vous me faites penser à moi plus jeune.

Hein ?

… seule la surprise et la confusion m’accueillent. Comment pourrais-je avoir ne serait-ce qu’un air de ressemblance avec une aussi grande Aventurière ? Même dans ses jeunes années, je serais bien incapable des mêmes exploits. Mais Martha continue sur sa lancée, gardant toujours cet air songeur sur son visage.

- Cette détermination, cette façon de faire, vouloir à tout prix s’en sortir par ses propres moyens sans rien devoir à personne, je sais très bien ce que l’on ressent dans ces moments-là. L’impression de devoir prouver au monde sa valeur, de se montrer au-dessus de cette étiquette que l’on vous a collée contre votre gré. Il existe tant de choses injustes dans ce monde pourtant merveilleux.

Son regard se détache de sa tasse, vadrouille à l’extérieur par le biais de la fenêtre toute proche. La nuit est déjà tombée.

- Si on ne rentre pas l’une de ces petites cases prédéfinies, les gens se mettent à se méfier de vous, vous épinglent pour la moindre erreur. Car, pour eux, toutes ces déviances ne sont que le résultat évident d’un destin tout tracé pour les gens comme nous. Parce que nous venons de tel endroit, parce que nous vivons d’une telle manière, il n’existe qu’un seul chemin de vie pour nous. Il est regrettable qu’une telle façon de penser soit aussi répandue.

Seule la faible lumière du luminaire au-dessus de nos têtes nous évitent de plonger dans l’obscurité. Ses rayons épars tremblotants, éclairant faiblement la table à manger. Le crépitement d’une flamme remplaçant le chuintement habituel de la Brume. Pourtant, je ne peux m’empêcher d’y trouver un certain charme. Un charme à la lumière de cette lampe à huile éclairant Martha. De l’or coulant sur l’Aventurière. Soulignant ses plus beaux profils et ses ridules aux coins de ses yeux, faisant étinceler ses iris de mille feux. Mettant en valeur la peau de son crâne rasé et le lustre de ses cheveux sur l’autre moitié. La dent de Charybde à son oreille paraît être faite de pierres précieuses fondues.

- Contrairement à ce que beaucoup croient, le terme de Désaligné ne désigne pas seulement ceux décidant de poursuivre une caste autre que celle qui leur a été assignée : toutes personnes déviant des règles de la normalité peut être affublé d’un tel nom. Je l’ai moi-même porté et je ne peux vous dire à quel point je le détestais. C’était comme une cicatrice qui jamais ne partirait peu importe combien de temps s’écoulait. Alors, à chaque petite occasion qui m’était donnée, je me surpassais pour donner tort à tous ces préjugés. Et j’ai réussi. Un beau jour, des foules entières m’acclamaient sur mon passage, on louait mes exploits sur tout le Continent. Aujourd’hui encore, je profite de ces privilèges gagner à la dure et je ne regrette aucun des choix que j’ai faits. Cependant…

Alors pourquoi ? Pourquoi une personne aussi accomplie…

- Je ne peux parfois m’empêcher de me souvenir de ces autres moments, seule, prostrée dans un coin d’une pièce, où la seule chose que je souhaitais était que l’on me sorte de là.

… arrive à trouver les bons mots ?

- Ce n’était peut-être qu’une envie purement égoïste de ma part de vous aider et je l’assume complètement. J’espère seulement que cela ne vous a pas trop contrarier.

Le regard de Martha se détache enfin de la fenêtre pour venir se fixer sur moi. Soudain ses yeux s’écarquillent.

- M-mais pourquoi pleurez-vous !?

Reniflements. Mes larmes dévalent mes joues sans aucune retenue. Dans cet état, je ne saurais lui donner une réponse cohérente. Tout ce que je peux faire, c’est laisser toute cette tristesse s’exprimer. Paniquée, l’Aventurière se précipite à mon chevet. Sa chaise envoyer valser, elle s’abaisse à mon niveau.

- Non, oubliez ce que je viens de dire. Pleurez autant que vous voulez.

Ses bras musclés se déploient autour de moi, m’entourent. En une étreinte délicate. Chaud. Sa peau contre la mienne. Elle me serre tout contre elle. Ses mains prudentes caressant mes cheveux emmêlés, atténuant par chacun de ses touchers les sanglots faisant trembler mon corps. Je ne me retiens plus. Mes pleurs redoublent. Mes gémissements assèchent ma gorge. Pourtant, ces quelques larmes ne sont rien comparées à toutes celles que j’ai versé ces dernières années. Blottie dans mes couvertures, je les ai laissées imbiber mes draps des nuits entières. Roulée en boule, les laissant se perdre dans le silence de cette maisonnée n’abritant plus que moi. Elles n’ont jamais trouvé l’ombre de réponse.

Cependant… Ma tête s’enfouit dans le creux de son cou. Cette fois-ci, c’est différent. Jamais pleurer ne m’avait autant libéré. Ce poids que j’ai porté des années sur mes épaules comme envolé. Comme si la seule chose qu’il attendait depuis toujours était ces quelques mots de Martha. Une oreille pour l’écouter. Je déballe tout. Mon passé à Mer’u, ma relation avec Hari’, cette nuit étrange et comment je me suis retrouvée dans ce train en direction de Tarn. Peu importe si elle me croit ou non. Les mots se déversent hors de ma bouche en un flot ininterrompu. Soulageant mon cœur et mon âme en partageant tout ce qu’elles ont toujours gardé pour elles. Martha ne répond rien. Peu importe. Les dernières syllabes meurent sur mes lèvres.

Il ne me reste plus rien à dire.

Mes paupières se ferment. Vidée. À mon tour, je serre cette femme contre moi, tentant de prolonger encore ce moment. Ses battements de cœur au creux de mon oreille, un battement régulier si apaisant. Les minutes s’égrènent. Peu à peu, mes tremblements s’apaisent. Ma respiration revient à la normale. Le calme et la paix investissent mon corps à nouveau. Seul le silence règne entre nous. Un silence confortable, bienveillant. Je voudrais ne jamais sortir d’entre ses bras. Ne jamais refaire face au monde. Mais…

- Comment allez-vous ? Mieux ?

La voix de mon hôtesse chatouille à nouveau mes oreilles. Douce, tendre. Un faible sourire se dessine sur mon visage. Même si ce monde est injuste, il n’en demeure pas moins qu’il y a encore tant de belles choses à voir.

- O-oui…

Ma voix vacille, mais pas ma réponse. Je sors de ma tête d’entre son cou et fais face à mon hôtesse. Cette fois, un grand sourire sur les lèvres.

- Tant mieux alors.

Soupir de soulagement. Sa main caresse avec douceur le haut de ma tête, puis mes joues.

- Je n’ose imaginer les épreuves que vous avez traversées ni même à quel point elles ont été dures pour vous. Je ne suis pas sûre que ce soit légitime de ma part de vous dire cela, mais sachez que je suis là pour vous si vous avez besoin de quoi que ce soit.

- Merci… !

Je retiens un dernier sanglot. Délicatement, elle essuie une dernière larme au coin de mes yeux.

- Il n’y a pas de quoi, petite alouette. Vous pouvez rester aussi longtemps que vous le voudrez ici.

Ses mains viennent entourer les miennes. Chaud.

- Alors, dites-moi, que souhaitez-vous faire maintenant ?

Ses yeux bruns brillent de mille feux. Un air doux et tendre que je n’aurais jamais cru voir sur le visage de cette Aventurière endurcie. On l’imagine bien plus volontiers crier de rage, exaltée par un combat épique, mais, pas avec une expression aussi courante du commun des mortels. J’envie Tiloméo pour cela : une mère aussi aimante ne peut être qu’extraordinaire.

- Je veux juste refaire ma vie ici, à Tarn. Manger des bons plats chauds, travailler. Vivre une vie des plus paisibles et banales.

Un grand sourire attendrit les traits bourrus de Martha.

- C’est un magnifique projet, petite alouette.

Elle m’attire à nouveau dans ses bras. Nos têtes l’une contre l’autre. Je m’y blottis. Ce rêve… Je vais faire tout mon possible pour le réaliser. Surtout maintenant que j’ai trouvé du soutien. Surtout en sachant ce qui m’attend.

- Madame Vollenzosky.

Parce que, pour repartir à zéro, pour faire table rase du passé…

- Oui ?

… il faut avoir mis à terme à toutes choses pouvant en ressurgir.

- S’il vous plaît, appelez-moi par mon prénom à partir de maintenant.

Et pour cela, il me faut retrouver Harion à tout prix.

- Avec grand plaisir !

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