Le huitième

5 minutes de lecture

Les départements de soins intensifs de psychiatrie sont souvent situés aux plus hauts étages des hôpitaux. Un seul ascenseur y mène. Une fois en haut, on doit manifester notre présence en sonnant et en affichant un air engageant et rassurant à la meurtrière de la porte au vitrage judicieusement renforcé, jusqu'à ce qu'on puisse justifier notre visite en ces lieux peu fréquentés.

Les patients y sont gardés en jaquette, n'ont droit qu'à des pantoufles. Les pièces sont étrangement nues, la télé est encastrée derrière un plexiglas, les fauteuils les plus lourds de l'unique salon bien fixés au sol. Le huitième, où je me présente aujourd'hui pour voir Li, héberge quelques hommes et quelques femmes, certains, comme ma résidente, sur ordre de la cour, le juge ayant bizarrement remplacé le psychiatre quand il s'agit d'évaluer les risques et la nécessité de garder le patient contre son gré. Le psychiatre a été relégué au rôle de consultant, et certains ont la qualité d'experts dans les causes délicates. Les débats entre celui de la couronne et celui de la défense dans les situations où l'on doit juger si l'accusé était sous l'emprise de la psychose au moment de passer à l'acte, nous poussent à nous interroger sur cette science d'apprentis sorciers.

À la demande de l'infirmière, une jeune femme me conduit d'un air mi-maussade à la chambre de Li. Je trouve ma résidente couchée, immobile sur son lit. Je me penche vers elle, elle me parle, dans son français approximatif, de ma beauté qui s'est fanée, mais dans ses mots, ce qui donne : « Pourquoi Mille est plus belle ? », observe le contour de mes yeux, apprécie l'état de ma peau. Si vous avez des tendances narcissiques (j'en ai), le travail en santé mentale vous garantit une cure à doses quotidiennes de vacheries. Mais aussi d'amour, ce qui compense quelque peu votre désespoir.

Je l'invite à se lever, à enfiler ses petites pantoufles de papier bleues. On se dirige au salon. Au centre de la pièce, une table ronde de deux mètres cinquante de diamètre, qui doit servir aux repas et aux activités, où sont installés deux hommes, à bonne distance l'un de l'autre. Ils discutent en anglais, ou plutôt l'un d'eux parle, tandis que l'autre écoute, y allant de temps en temps d'un court commentaire où son accent québécois ne trompe pas sur la complaisance dont il fait montre. Quatre-vingt-dix fois sur cent, le français s'abaisse devant l'anglais, par courtoisie, par atavisme, par automatisme.

Li et moi nous assoyons sur les fauteuils du fond, et j'essaie de me concentrer sur ses réponses à mes questions au milieu du flot de paroles de l'homme qui étoffe ses propos de plans et de graphiques dans la marge du magazine posé devant lui. Il se lève parfois, va vers l'autre pour lui montrer où sa maison se situe à Hollywood par rapport à celle de Justin Bieber. Il décrit la vie à Los Angeles, le trafic, la distance à parcourir pour aller au boulot. Je reviens à Li, qui se plaint comme d'habitude des nombreuses prises de sang. Elle me montre le creux de son bras gauche, où l'aiguille a creusé au fil des années une cavité révélatrice du supplice chinois qu'elle subit à chaque mois. Elle vient presque tous les jours au bureau me promettre des sommes d'argent assez importantes pour que je puisse prendre une retraite d'immortelle, si je réussis à lui épargner la médication et les prises de sang. Je lui explique depuis vingt ans que la décision ne m'appartient pas. Aujourd'hui, entre deux délires sur le troisième étage de la maison d'hébergement qui n'en compte que deux, elle pointe l'homme, et m'explique un truc nébuleux sur la coiffure de ce dernier, puis me montre la barbe du plus jeune qui écoute. Elle va mieux. Il y a peu de temps, elle crachait et elle essayait de frapper.

Je n'ai jamais vu Li aussi volubile. Délirante, oui, sinistre aussi, en particulier dans les premiers temps de son séjour. Il était souvent question des cercueils du sous-sol, qu'elle appelait clouds, qui nous attendaient, tous autant que nous étions. À son arrivée à la ressource, il y a vingt ans, elle avait interpellé madame Huguette, qui venait elle aussi d'emménager, lui lançant : « Tu es vieille. Tu vas mourir. » Huguette, heureusement, n'avait pas la langue dans sa poche.

Je remarque que tous les patients portent deux jaquettes, l'une attachée à l'avant et l'autre à l'arrière. Sage précaution. L'homme de Hollywood la porte nouée de telle sorte que la série de plis qui se forment sous la taille évoquent le vêtement des moines tibétains. Ses lunettes et sa calvitie accentuent la ressemblance. Je me laisse bercer par sa voix aux inflexions graves, aux douces élévations quand il s'anime en citant le nom d'un artiste. Fabulateur et narcissique ? Tous ses propos semblent vrais, les détails qu'il ajoute, prosaïques, cautionnent presque le reste, l'auto de Justin, qu'il a pu voir, et puis cette chanteuse qui habite aussi le quartier. Je dois continuer de temps en temps la discussion avec Li, qui me montre un portrait que l'homme a fait d'elle au crayon. Elle semble mécontente. Les yeux sont sans pupilles, uniformément gris.

Une jeune femme vient se joindre à nous. De longs cheveux châtains, une frange, le regard souligné d'un trait de mascara noir, presque oblique. J'essaie de voir le titre du livre qu'elle tient à la main. Nous engageons la conversation, elle lit Roland Barthes (Li se lève pour aller brusquement lui ôter le bouquin des mains pour que je puisse le voir).  Elle étudie en design graphique, me raconte qu'elle a vécu six nuits blanches avant l'exposition sur laquelle elle a travaillé pour un bar bien connu comme lieu de la culture émergente montréalaise. Cet épisode l'a menée aux soins intensifs où un diagnostic de trouble bipolaire l'attendait. Elle s'en dit soulagée. Elle est passée devant le juge pour défendre sa cause contre les psychiatres qui la maintiennent au huitième, et elle attend une place au sixième, tout en ayant peur de l'animation qui y règne, et de la consommation de cannabis des jeunes qui y sont admis. Comme on y est libre de sortir, on doit composer avec les tentations, fréquentes. Mauvais mix, médication et stupéfiants. On discute des effets du pot, de sa légalisation prochaine.

Je promets à Li de lui apporter des bonbons, sans avoir compris lesquels elle désire, et me rends au poste récupérer mon sac à main. Je demande l'ascenseur. Je sors dans la rue. En me dirigeant vers mon auto, je suis témoin d'une intervention de la part d'ambulanciers qui maintiennent au sol un homme en crise, qui hurle sa détresse et sa colère. Quelques curieux assistent à la scène, mais la plupart des gens, comme moi, passent leur chemin.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Mille Milles ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0