INTRODUCTION

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Une de mes meilleures amies, atteinte de schizophrénie, m'invite via Facebook ce matin à aller la visiter dans la maison que son amoureux et elle viennent de faire bâtir à la campagne. Ils ont fait leur premier feu hier soir, dans leur jardin en devenir, pour le moment à l'état boueux. La banalité du bonheur de Sylvie me fait presque verser des larmes. Qu'y aurait-il à raconter sur elle, sur son parcours chaotique, parfois terrible, et puis sur la paix qui a pris le dessus depuis deux ans, depuis sa décision de quitter son emploi et Montréal, de mettre son condo en location et de risquer le tout pour le tout de l'amour ? Raconter l'ordinaire de Sylvie, je ne sais pas. Cet ordinaire, je le vis dans mon cœur avec toute la grâce dont ce mot tout simple me fait don : si tu passes par Saint-Jude, viens voir ma maison.

Les schizophrènes, plutôt les personnes atteintes de schizophrénie, je les côtoie tous les jours à la maison d'hébergement que je dirige. Ceux que je vais décrire dans ces portraits ne ressemblent en rien à ma copine ou à la grande majorité de ceux qu'on peut rencontrer au cours de notre vie. Ces gens n'ont pas perdu la raison. On les dirait plutôt envoûtés, condamnés à vivre le jour de la marmotte, coincés dans une vie où personne n'a accès. Disons aussi qu'ils travaillent dur pour traverser la journée, cette journée qui ressemble à s'y méprendre à celle d'hier, d'avant-hier, et qui préfigure celle de demain. Contrairement à celle de ma copine, la banalité de leur vie tient dans leur paume, elle est si petite qu'on croirait pouvoir la serrer contre soi, pour limiter les dégâts. Elle est aussi terrible, si on la considère de notre point de vue, nous qui aimons, voyageons, travaillons, accueillons notre famille et nos amis. On prie pour qu'ils ne prennent pas conscience de leur état. Quand ils le font, on veut fuir. Un déchirement qui s'exprime heureusement rarement.

Car ils restent en suspens, obnubilés par leurs délires, leurs tics et leurs TOC, leurs espoirs sans issue. Fabulateurs, mythomanes, narcissiques, émotifs, maniaques, dépressifs (la switch du bonheur à off), ils présentent toute la gamme des pires excès. Si on devait les résumer, on dirait qu'ils sont fous. Pourtant, je le répète, ils n'ont pas perdu la raison. Ils regardent la télé, vont à la pharmacie, à la bibliothèque et à l'épicerie du coin où ils achètent des friandises ou des billets de loterie. Il leur arrive d'aimer. Jamais de travailler, de voyager, de voir des amis ou d'aller au cinéma. On les encourage à sortir, à se payer un repas dans un des restos du quartier, à retourner les livres de la bibliothèque qu'ils gardent sans les avoir lus depuis cinq ans, et que les commis renouvellent avec bonne grâce. Ils se querellent souvent, pour des bonbons, pour la salle de bains, ou encore pour des vols présumés ou réels.

Je pense depuis longtemps à ces portraits. Si je mène à bout mon projet, je vous décrirai un monde où aller au dépanneur est un pensez-y bien, où prendre un bain relève de l'exploit, où s'épiler les jambes implique de longues discussions avec le commis de la pharmacie, où le Pepsi a des vertus qu'on peut lire sur la cannette, où l'horoscope du journal tient lieu d'oracle, où détenir le secret de l'immortalité depuis une rencontre extraterrestre s'inscrit dans un parcours de vie où on a surtout connu la rue.

Dans ces textes, je n'inventerai rien. À quoi bon ? Bienvenue dans mon monde, le leur.

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