Chapitre 2 : La Sorcière de l'Infinie, Partie 1

8 minutes de lecture

N’importe qui avait déjà rêvé d’une existence différente : qui ne s’était pas déjà au moins une fois demandé comment se serait passé sa vie s’il avait été plus grand, plus riche, plus intelligent… S’il avait été américain ou espagnol plutôt que français, ou bien s’il était né femme plutôt qu’homme. Pour ma part, ma plus grande interrogation avait été de me demander comment ma vie aurait tourné si j’étais né légitime plutôt que hors mariage. Serais-je devenu un membre respectable de la famille Laufey plutôt qu’un paria dont on a renié l’existence ? Ma mère m’aurait-elle traité avec plus d’amour si j’avais été le fruit de son mariage avec l’homme le plus riche du monde, plutôt que la cause de leur rupture ?

Mais il s’agissait d’interrogations futiles, de rêveries sans conséquence, parce qu’elles étaient basées sur un passé qu’on ne pouvait changer. Bien sûr, rien ne m’empêchait de devenir riche ou de changer de nationalité. Rien n’empêchait même mon père, pris de remords soudains (je doute toutefois qu’il soit capable d’en éprouver), de décider de me reconnaître aux yeux de tous comme son fils légitime, et de ne plus me traiter comme un parasite honteux. Mais cela ne modifiera en rien mon passé. De même, certaines choses inhérentes à mon identité ne pouvaient être changées. J’étais né homme. Je ne pouvais pas avoir changé du jour au lendemain de sexe ! C’était juste impossible !

Et pourtant…

La jeune fille dans le miroir qui me rendait mon regard estomaqué et recopiait le moindre de mes mouvements, ne pouvait être que moi.

Je me suis redressé sur mes jambes devenues fines et élégantes pour toucher du doigt mon visage sur le miroir, ne quittant pas mon reflet des yeux.

« Impossible… » murmurais-je à nouveau en me frottant les yeux, puis en les rouvrant en espérant que mon cerveau me jouait des tours.

Mais quand je les ai rouverts, j’étais toujours une femme, et les questions se bousculaient dans ma tête. Comment était-ce possible ? Et qu’est-ce que je faisais dans cet endroit qui semblait tout droit sorti d’un conte de fée ? A ce niveau-là, toutes les théories les plus farfelues étaient en train de me passer par la tête : l’enlèvement par des aliens, la téléportation dans une réalité alternative, une punition infligée par le dieu du rugby après mon blasphème de la veille…

La panique s’empara de moi et me comprima la gorge, m’empêchant de respirer. Il fallait que je sorte d’ici. Pour aller où ? Pour faire quoi ? Je n’en savais rien. Mais si je ne sortais pas d’ici très vite, j’allais étouffer.

Je me suis précipité vers la porte de ma chambre. Pendant une demi-seconde, je me suis demandé avec frayeur si elle n’était pas fermée à clé pour m’empêcher de sortir. Mais heureusement, la poignée tourna sans difficulté et la porte s’ouvrit. Je suis alors sorti en trombe dans un grand couloir qui s’étendait à ma droite comme à ma gauche. Il y avait des dizaines de portes différentes de chaque côté. Impossible de savoir où aller.

  • En voilà une qui s’est réveillée de bonne humeur, à c’que j’vois, grommela une voix bourrue juste derrière moi.

Je me suis retourné d’un bond, puis j’ai baissé les yeux sur mon interlocuteur. Il s’agissait d’un nain qui m’arrivait à peine au niveau du nombril. Cependant il avait beau être petit, son corps musclé demeurait bâti comme une armoire… ou plutôt une commode vue sa taille (mais une commode solide et à l’air revêche). Son crâne était chauve, mais il possédait en revanche une abondante barbe rousse tressée avec soin et même parsemée de perles colorées, ainsi que des sourcils broussailleux que perçait un regard revêche. Derrière lui, le suivait un chariot à deux étages rempli de linges, de chiffons et de fioles contenant des liquides de différentes couleurs. Curieuse manière de transporter ses produits de ménage… Il y en avait même un qui bouillonnait dans son flacon, ressemblant plus à de l’acide mortel qu’à un nettoyant toute surface. Je remarquais également son uniforme or et argent impeccable qui aurait très bien pu convenir à un domestique de la reine d’Angleterre, et enfin la lance qu’il tenait entre ses mains.

Attendez… Une lance ?!

Je fis aussitôt un pas de recul en jetant un coup d’œil inquiet à l’arme de mon interlocuteur.

  • Ça y est, la demoiselle a fini de me dévisager ? lâcha le nain avec agacement. Elle veut peut-être un autographe ? Non ? Dans ce cas elle pourrait peut-être se pousser ? Y’en a qui ont du travail à faire ici.
  • Vous… balbutiai-je. Vous êtes un nain…
  • Bonne déduction.
  • Non, ce n’est pas ce que… Qu’est-ce que vous faites ici ?
  • Mon travail.
  • Qui… est ?
  • Je fais le ménage. La demoiselle sait ce que c’est, tout de même ?
  • Je suis un homme, répliquai-je en reprenant contenance, plus irrité qu’effrayé désormais par mon interlocuteur très peu coopératif.
  • M’avez tout l’air d’être une demoiselle, Monsieur

Bon, là pour le coup, il commençait vraiment à m’énerver... Mais comme il avait une lance entre ses mains et que je n’avais pas envie de me faire à nouveau embroché, je pris sur moi pour lui demander d’un ton plus calme :

  • Si vous faites le ménage, je peux savoir pourquoi est-ce que vous avez une lance dans les mains au lieu d’une serpillière ou d’un balai ?

Le nain haussa les sourcils.

  • De quoi parlez-vous, Mademoiselle ? C’est un balai.
  • C’est clairement une lance !

Le nain pressa l’une des pierres qui ornaient son arme. Sous mon regard ébahi apparut alors à l’autre bout de la lance, la brosse d’un balai !

  • Comment… vous avez fait ça ? murmurai-je.
  • En appuyant sur ce…
  • Ne me prenez pas pour un idiot ! Cette brosse est apparue comme par magie ! Comment vous avez fait ça ?!
  • Par… magie, répondit le nain.

J’ai observé attentivement ses traits, mais ce nabot semblait on ne peut plus sérieux.

  • Magie ? répétais-je, oscillant entre stupeur et incrédulité.
  • Magie, confirma-t-il en hochant la tête.
  • Et… la pointe, alors ? Elle sert à quoi ?
  • Oh, ça ? C’est pour les rats et les cafards, si jamais j’en trouve. J’ai beau les exterminer, ils reviennent toujours. Il faut dire que le château est immense, alors…
  • Attendez deux secondes : vous avez bien dit “le château” ?
  • Oui, Mademoiselle.
  • Quel château ? demandais-je en fouillant dans ma mémoire pour me rappeler tous ceux que j’avais déjà visités (c’est-à-dire très peu) ou dont j’avais entendu parler.
  • Gawain, bien sûr. Le château de la Sorcière.

Encore une fois, mon interlocuteur semblait on ne peut plus sérieux. Et il finit par s’agacer devant mon air ahuri, alors que je tentais désespérément de relier ce nom à un lieu que je connaissais.

  • Bon, si la demoiselle a fini avec les questions, j’ai du travail qui m’attend, lâcha-t-il d’un ton revêche en passant à côté de moi, le chariot le suivant docilement comme s’il était poussé par une main invisible.
  • Attendez ! repris-je en revenant à sa hauteur pour l’arrêter après avoir jeté un coup d’œil incrédule au chariot. J’ai encore plein de questions ! Où se trouve ce château ? Et qu’est-ce que je fais ici ?
  • Désolé Mademoiselle, mais il y en a qui n’ont pas le loisir de dormir jusqu’en début d’après-midi, me répondit le nain d’un ton sec. Certains ont un emploi du temps chargé.

J’avais donc dormi une demi-journée entière ?! Pour quelqu’un qui comme moi, avait du mal à fermer les yeux sans revivre aussitôt les pires moments de sa vie, c’était un véritable choc… Ceci dit à la réflexion, le fait de me faire poignarder avait dû m’aider à sombrer plus rapidement dans l’inconscience.

J’ai réprimé un frisson en me rappelant le couteau dans ma poitrine. Inutile de penser à ça. Le nain parut prendre pitié de moi et de ma détresse, car il ajouta avec un grognement :

  • Si vous voulez des réponses, vous n’avez qu’à demander à la maîtresse.
  • La maîtresse ? ai-je aussitôt réagi en me raccrochant à cette nouvelle bride d’information providentielle. Qui est-ce ? Où puis-je la trouver ?
  • La maîtresse est celle qui possède le château, bien sûr ! Quant à la trouver… vous n’avez qu’à suivre la musique.

Sur ces dernières paroles, le nain ouvrit la porte de la chambre que je venais de quitter et s’y engouffra, avec le chariot à sa suite.

  • Attendez ! lui demandai-je encore une fois. Ce château est immense ! Vous ne pouvez pas me conduire jusqu’à elle ?
  • Nan, répondit brièvement le nain en me claquant la porte au nez.

Je suis resté ainsi à fixer la porte pendant quelques secondes, luttant contre l’envie de prendre le nain pour le balancer dans le lac que j’avais aperçu depuis mon balcon. Mais il semblait très bien manier son balai-lance… et j’avais toujours des réponses à chercher. Après avoir inspiré longuement et réajusté ma tunique, je suis donc parti à l’aventure dans ce château inconnu.

Le long couloir se mit bientôt à s’incurver pour arriver jusqu’à un escalier à double-colimaçon gigantesque qui desservait les différents étages du château sans que l’une ou l’autre de ses hélices ne se touche jamais. Je me suis vaguement souvenu avoir vu quelque chose de semblable, lorsque ma mère et mon beau-père (oui, elle avait fini par se remarier après s’être séparée de mon père biologique) nous avaient emmenés, moi et mon demi-frère, au Château de Chambord. Mais ce qui m’éblouit le plus, c’était la baie vitrée contre laquelle était appuyé l’escalier, et qui donnait une vue absolument saisissante sur le lac géant et ses alentours. Subjugué, je me suis rapproché de la vitre pour admirer le paysage.

C’est alors qu’un son ténu, lointain, parvînt jusqu’à mes oreilles. Intrigué, j’ai tourné la tête vers la direction du bruit en descendant les marches de l’escalier pour m’arrêter un étage plus bas. Le son se fit plus clair, et je me suis alors aperçu qu’il s’agissait d’une mélodie… du piano, précisément. Dans mon enfance, j’avais appris à jouer du violon avec ma grand-mère maternelle qui adorait la musique. Elle me prêtait le sien, et m’accompagnait ensuite au piano, pour lequel elle avait un véritable don. Ces moments passés ensemble étaient les plus heureux de ma vie… jusqu’à ce que ma grand-mère développe le syndrome d’Alzheimer et perde peu à peu le contrôle de sa vie en oubliant jusqu’à son propre nom…

J’ai chassé ces tristes souvenirs de mon esprit pour me concentrer sur la mélodie. C’était un air entrainant, mais qui respirait la tristesse et la solitude… Cependant rien qu’en l’écoutant, je pouvais en déduire que la personne qui en jouait était un maître dans l’art. Un bon musicien était capable de faire ressentir ses émotions dans la moindre de ses partitions après tout, et celui-là… me faisait ressentir comme si elle était mienne toute la tristesse qui imprégnait chacune de ses notes.

« Vous n’avez qu’à suivre la musique », m’avait dit le nain.

Une partie de moi, très franchement, avait peur. Je me trouvais toujours dans un lieu inconnu, avec un corps qui n’était pas le mien, et je sortais tout juste d’une expérience traumatisante qui avait bien failli me coûter la vie. Tout cela m’incitait à éviter autant que possible de nouvelles rencontres et à faire profil bas. Mais si je voulais des réponses aux questions qui me tenaillaient l’esprit et entrevoir une issue à ma situation pour le moins… étrange, je n’avais pas le choix.

Alors, j’ai pris mon courage à deux mains, et je me suis enfoncé dans les entrailles du château en suivant la musique qui résonnait dans l’air.

A suivre...

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Guillaume Houël ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0