Chapitre 5 : Le Lac Viviane, Partie 3
Nous avons commencé à descendre le grand escalier menant sur la berge du lac en silence. Cela me convenait. J’en ai profité pour examiner avec attention les alentours.
Je m’en doutais avec la vue que j’avais dessus depuis ma chambre… mais ce lac était véritablement immense, à tel point qu’il rendait les montagnes au nord ridiculement petites en comparaison. Sa surface était tranquille et l’eau d’une parfaite clarté… ce qui, par cette chaleur, me donnait une irrépressible envie de plonger dedans. Difficile toutefois d’imaginer traverser le lac à la nage pour échapper à Gwenaëlle ; je me noierai surement bien avant d’atteindre le rivage opposé, si tant est que la sorcière ne m’attrape pas avant.
A l’est, la forêt que j’avais aperçu semblait toujours aussi dense, telle une véritable muraille silvestre bordant le lac. Nous étions encore loin… mais je pouvais voir que les arbres démesurés atteignaient aisément la taille d’un immeuble de six ou sept étages. Je pourrais peut-être m’y cacher, mais qui sait quels dangers se cachaient dans l’ombre de cette forêt…
- Je… tiens à m’excuser pour hier, me dit soudain Gwenaëlle, m’arrachant à mes rêveries alors que nous arrivions au bas de l’escalier. Je me suis emportée, et je n’aurais pas dû…
- …Me geler sur place ?
- Oui. C’est normal que tu aies du mal à t’habituer à tous ces changements. Ce serait bouleversant pour n’importe qui. J’aurais dû… être plus compréhensive, au lieu de me braquer comme ça. C’est pourquoi je tenais à te dire que je suis désolée, Morgane.
J’étais tenté de lui dire que si elle était vraiment désolée, elle n’avait qu’à me renvoyer chez moi. Mais Gwenaëlle faisait des efforts pour se racheter, et c’était là l’occasion parfaite de glaner des informations importantes pour mon projet d’évasion.
- C’est bon, ai-je donc répondu d’un ton un peu revêche, avant d’ajouter avec plus de douceur. Je suppose que moi aussi, je n’aurais pas dû te provoquer inutilement.
- Non, c’est de ma faute, insista Gwenaëlle en secouant la tête. Je sais que tu ne comprends pas bien pourquoi tu dois rester ici… mais crois-moi : c’est pour ton bien que je fais ça.
J’ai détourné les yeux vers le lac en serrant les poings, craignant de ne pas parvenir à dissimuler ma colère. « C’est pour ton bien »… J’en avais assez qu’on décide de mon destin à ma place. Combien d’autres méfaits avaient été justifiés avec cette formule magique ?
- C’est le Lac Viviane, m’informa soudain Gwenaëlle, m’arrachant à mes pensées.
- Quoi ? ai-je réagi en me tournant vers elle.
- Ce lac. C’est son nom. Ou du moins c’est le seul que les gens ont retenu. On raconte qu’il a été créé il y a quatre mille ans lorsqu’un éclair rouge a frappé le sol par une nuit de pleine lune.
Je me suis soudain rappelé ce que Tendoris m’avait dit sur le lac : il y avait ici un dolmen spécial, le seul d’Avalon capable d’ouvrir un passage vers la Terre… Mais j’avais beau cherché aussi loin que pouvait porter mon regard, je ne le voyais nulle part.
- C’est… remarquable, j’imagine, ai-je laissé tomber, avant d’ajouter. Et il a quoi de spécial, ce lac ?
- Oh, beaucoup de chose : il guérit les blessures, éradique les maladies… Et son eau constitue une excellente base pour les potions ou les élixirs d’alchimie. Nombreux sont ceux qui l’ont cherché pour ses propriétés magiques. Il y a même un vieux roi breton qui était tellement obnubilé par ce lac qu’il a passé des années à le chercher avec son armée dans l’espoir de récupérer sa jeunesse. Bien sûr, il est mort avant d’avoir réussi, et son royaume s’est effondré avec lui… C’est une histoire très drôle, quand on y pense, car alors qu’il ne restait plus que lui de cette folle expédition, il a fini par tomber sur le lac lorsqu’il était sur le point de mourir d’épuisement. Le roi a utilisé ses dernières forces pour ramper jusqu’à la rive du lac… mais il est mort alors qu’il était à deux doigts de toucher l’eau et de regagner sa santé.
- Attends deux secondes, me suis-je soudain exclamé en me tournant vers Gwenaëlle, soudain intrigué. Quand tu dis « un vieux roi breton »… Tu parles des bretons de Bretagne ? En France ?
- La Bretagne existait bien avant que le royaume de France ne vienne au monde, Morgan… me réprimanda la sorcière.
- Ouais, je sais… Mais comment se fait-il qu’il y ait eu des bretons ici, à Avalon ? Tu as dit que le roi avait trouvé le lac… et jusqu’à preuve du contraire, les bretons n’avaient pas de vaisseau spatial !
- Oh, c’est vrai : j’ai oublié de mentionner que le Lac Viviane se situait à l’origine dans la forêt de Brocéliande, en Bretagne, souligna Gwenaëlle avec un petit sourire malicieux. C’est moi qui l’ai déplacé jusqu’ici, avec la forêt que tu peux voir à l’est. Ce n’est pas la seule chose que j’ai arraché à Gaïa, d’ailleurs : certaines des montagnes du nord, par exemple… Ah et j’ai aussi pris un fleuve.
- A t’entendre, on dirait que tu as façonné la Lune toi-même pour créer tout ça, ai-je commenté d’un ton railleur.
- C’est exactement ce que j’ai fait.
Je l’ai regardé pendant quelques secondes, bouche bée. Gwenaëlle soutint mon regard, on ne peut plus sérieuse.
- Avant, la Lune était plus ou moins ce que les humains pensaient qu’elle était : un désert rocheux sans grand intérêt. Je l’ai, disons… un peu amélioré.
- « Un peu amélioré » ? ai-je répété, avec une pointe d’incrédulité dans la voix.
Gwenaëlle émit un petit rire amusé, manifestement ravi de l’air impressionné que j’arborais.
- Et pourquoi diable as-tu décidé de t’installer sur la Lune ?
Son sourire se figea brusquement. La sorcière ralentit le pas, tournant lentement son regard vers le Lac.
- J’avais… envie de changer d’air, finit-elle par déclarer sur un ton mystérieux.
Je n’ai rien dit, mais mon cerveau tournait à plein régime. Sa réponse évasive me laissait envisager que la vérité était bien plus compliquée qu’une simple envie de « changer d’air »… Pourquoi alors la puissante Sorcière de l’Infinie s’était-elle exilée sur la Lune ? Je sentais que cela avait un rapport avec la fameuse guerre qu’avait évoqué Tendoris.
Soudain, une ombre passa au-dessus de nous. J’ai levé la tête, juste à temps pour apercevoir deux espèces de grands lézards ailés survoler le château. J’ai aussitôt étouffé une exclamation. Le dos et la tête hérissés de pics dorsaux, la longue queue de serpent et une gueule reptilienne remplie de crocs, ces créatures ressemblaient à…
- Des dragons !
- Pas tout à fait, rectifia Gwenaëlle. Ce sont des vouivres. Il y en a beaucoup dans les montagnes du nord.
- Quel est la différence avec les dragons ? lui ai-je demandé, sans quitter des yeux les deux créatures qui s’éloignaient à présent vers la forêt à l’est.
- Pour commencer, les vouivres n’ont pas de pattes avants, contrairement à leurs cousins draconiques. Elles ne crachent pas de feu non plus, mais leurs crocs produisent un venin très corrosif.
- Alors les vouivres sont plus dangereuses ?
- Oh non ! Un millier de vouivres n’arriveraient pas à blesser un dragon, répondit Gwenaëlle avec un petit rire amusé, avant d’ajouter d’un ton plus sérieux. Le jour où tu en rencontreras un, tu comprendras la différence.
- Parce qu’il existe des… Parce qu’il existe encore des dragons ?
Gwenaëlle acquiesça, coulant un regard vers le lac.
- Il en existe encore au moins un, et il vit ici.
« Et j’espère ne pas le rencontrer… » ai-je songé intérieurement.
J’ai alors remarqué que nous approchions d’un autre bâtiment qui semblait flotter sur le lac. C’était un grand pavillon circulaire qui paraissait avoir été taillé dans un pur cristal bleu, relié à la terre ferme par un ponton du même matériaux.
- Voilà ce que je voulais te montrer, me dit Gwenaëlle en arborant un petit sourire ravi devant mon air stupéfait. Voici l’Autel de Glace. Il a été taillé dans la glace éternelle du plus haut sommet de Gaïa.
- L’Everest ?
- Non… Quoi que tu n’as pas totalement tort, puisqu’il est de facto aujourd’hui le plus grand sommet de Gaïa. Mais avant que je ne l’en enlève, cet honneur revenait au Mont Sacrifice, que tu peux voir là-bas.
Suivant son doigt pointé vers le massif de montagnes au nord du lac, j’ai rapidement distingué l’une d’entre elles qui dominait effectivement toutes les autres, et dont le sommet se perdait dans les nuages… le seul endroit où il semblait y en avoir, d’ailleurs, dans le ciel parfaitement clair d’Avalon. Sans savoir pourquoi, la vue de cette montagne m’arracha un frisson d’appréhension. J’avais une désagréable impression de déjà-vu…
- Et pourquoi s’appelle-t-elle le Mont Sacrifice ? ai-je relevé avant d’ajouter après un instant de réflexion. Tu sais quoi, finalement je préfère ne pas le savoir…
Gwenaëlle éclata de rire pour la seconde fois, m’arrachant un sourire amusé. J’avais manifestement un don pour améliorer son humeur…
- Son ancien nom te plairait peut-être mieux : à l’aube des temps, il s’appelait le Mont Kurunenn. En ancien breton, cela veut dire « couronne ». Quand à la raison pour laquelle il a été rebaptisé… Tu as raison, je te conterai cette histoire une autre fois.
Le visage de Gwenaëlle s’était à nouveau assombri. Allait-elle alterner entre rire et larmes pendant toute la promenade ?
Subitement, j’ai senti que j’avais besoin d’effacer cet air sombre de son visage.
- J’espère que cet autel est aussi beau à l’intérieur qu’à l’extérieur, ai-je alors déclaré en prenant les devants jusqu’au ponton. Bon sang, je n’arrive pas à croire que c’est de la glace ! Comment se fait-il qu’elle n’ait pas fondu avec un soleil pareil ?
Le visage de Gwenaëlle s’éclaira aussitôt.
- On ne l’appelle pas « glace éternelle » pour rien, tu sais, répondit-elle d’un ton narquois en me rattrapant. Elle ne fond jamais, peu importe la chaleur à laquelle elle est exposée.
Nous sommes arrivés au centre de la construction circulaire. La première chose qui m’a frappé fut la nudité des lieux : il n’y avait rien… hormis une grande cloche dorée gravée de runes, et qui semblait flotter dans le vide. Je me suis avancé en la détaillant, fasciné par l’impression de grâce et de légèreté qui s’en dégageait malgré son imposante apparence.
Le parquet, illuminé par la lumière du jour qui se répercutait sur les piliers de glace et l’eau cristalline en dessous, représentait le système solaire. Mais ce n’était pas le plus étrange : chaque planète gravée dans la glace semblait bouger sous le sol, comme si elles se déplaçaient lentement autour du soleil au centre de la pièce.
- Waouh, n’ai-je pu m’empêcher de commenter.
- Et tu n’as encore rien vu, me glissa Gwenaëlle avec un sourire mutin avant de passer devant moi.
La sorcière se tint au centre de la pièce, et leva la main vers la cloche. Cette dernière s’illumina d’un éclat dorée, et se mit à se balancer d’avant en arrière comme si elle était poussée par une main invisible. La cloche sonna enfin.
Une seule note, claire comme du cristal, résonna dans l’autel. D’abord léger mais de plus en plus insistant, le son de la cloche fit onduler la surface du lac, comme s’il s’éveillait d’un long sommeil.
- Je tenais à te montrer cela, continua la sorcière tandis que j’observais avec une légère inquiétude le lac s’agiter sous mes pieds. Crois-moi Morgan, cela va te plaire : tu vas avoir le privilège d’expérimenter quelque chose dont l’Humanité ne peut encore que rêver…
Sentant soudain une ombre recouvrir tout l’autel, j’ai levé la tête en faisant de mon mieux pour ne pas montrer mon appréhension. Une étoile faite d’argent et d’or était en train de transpercer le ciel d’Avalon.
Et elle fonçait droit sur nous.
A suivre...
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