Une vocation
Quand les plus preux des chevaliers échouaient, qui envoyait-on ? La piétaille. Et j'en étais un, de piéton, le plus humble parmi les humbles. Cependant, une de mes plus grandes fiertés était aussi ma malédiction : j'avais par le passé débarrassé le village d'un centaure adipeux qui en terrorisait les habitants. Aussi, quand les rumeurs ont commencé à courir sur un dragon qui aurait élu domicile dans les collines de pierre, les regards se sont tournés vers moi. Et ils sont devenus plus insistants quand les escouades de soldats envoyées par le seigneur sont revenues soit bredouilles, soit les pieds devant, soit pas du tout. Je n'avais plus le choix. Plus qu'une question de réputation, il en allait de ma tranquillité, et, détail non négligeable, l'affaire possédait un côté lucratif qui me faisait de l'œil. Car au tueur du dragon appartient la tête du monstre et ses griffes ; à tout revendre aux alchimistes, on pouvait rapidement devenir aussi riche qu'un marchand d'épices. À défaut d'être courageux, j'étais pragmatique : si je parvenais à m'acquitter de ma tâche, je pourrais quitter ce trou perdu et vivre une belle vie à la capitale. Depuis le temps que j'en rêvais !
Là où les colosses caparaçonnés d'acier avaient failli, je pouvais réussir. Il me suffisait d'étudier leur façon de faire, et d'agir à l'inverse. Ils avaient tout misé sur la force brute ? Je me contenterai de ma ruse, qui m'avait sorti d'affaire plus d'une fois. En fanfare ? J'y opposais ma prudente discrétion. Mais par quel biais un simple cordonnier pouvait-il occire un dragon ? Faute de muscles ou d'épée enchantée, j'allais devoir improviser. Point trop : j'en parlais à un aventurier de mes amis, expérimenté mais trop trouillard pour s'y risquer, et il me fournit quelques informations d'importance. La taille démesurée des dragons était selon lui une de leurs faiblesses, ils gagnaient en puissance ce qu'ils perdaient en agilité. Autre point : leur goût pour les flammes ne les rendaient pas insensibles pour autant. Maigre piste, me diriez-vous. J'aurais été de votre avis si la providence ne m'avait fait un clin d'œil de fort bon présage : en échange de certaines parties de la bête, l'alchimiste seigneurial m'avait fourni un plein sac de ses confections, de quoi faire exploser toute la montagne et foutre le feu à la moitié de la forêt. Il va sans dire que ces jouets valaient une petite fortune, que j'aurais à rembourser en cas de vaine utilisation. Le pari était risqué, mais à mes yeux le jeu en valait la chandelle.
Mon départ ne connut aucune effusion de sentiments, aucune larme ou pleur ne vint égayer la petite foule qui me regardait partir avec curiosité. Je n'étais aimé d'aucun, et simplement toléré par la plupart. C'était pour cela que je voulais quitter ce trou au plus tôt : rien ne m'y retenait. En guise d'adieux, je ne leur offrais qu'un sourire sardonique, avant que les bois ne masquent mon avancée.
Une trouille bleue faisait trembler chaque fibre de mon corps tandis que je me lançais à l'assaut de la pente abrupte. Mon sac accroché en bandoulière battait régulièrement contre mon flanc, et à chaque fois je craignais que ce mouvement ne fasse exploser les divers flacons qui le remplissait. J'avais pourtant pris soin de bien les envelopper, pour éviter la fin prématurée de mon aventure - et celle de ma vie, soit dit en passant. Sur mon épaule se balançait une vieille carcasse de mouton, dont la présence encourageait celle d'un nuage de mouches grasses et vertes, qui parfois se trompaient de cible et venaient harceler mon visage déjà couvert de sueur.
Deux heures de marche plus tard, j'étais arrivé à proximité de l'antre. Une grimace de dégoût plissa mon visage tandis que, le cœur au bord des lèvres, j'enfilais mon déguisement. Destiné à masquer mon odeur et dissimuler ma présence, il me donnait l'allure d'une créature fantastique, entre le faune fraîchement déterré et le barbare cannibale. Tous mes sens en éveil, je scrutais la montagne pour y trouver une ouverture, dédaignant le large trou jonché de cadavres. Je finis par déceler un tunnel étroit, m'y glissai avec tout mon attirail.
Jouant des coudes et des genoux, je débouchai sur une large caverne plongée dans la pénombre et laissant échapper d'ignobles remugles. Ce connard de dragon connaissait-il l'existence du savon ? J'en doutais fort. Remarquez, j'étais fort mal placé pour lui en faire la remarque : je puais la charogne, moi aussi, et pas qu'un peu ! Mes yeux rougis par toutes ces odeurs, je discernai enfin l'immense silhouette étendue à quelques toises de ma planque. Le fameux dragon, immobile et silencieux. Mais pourtant des éclats de voix parvenaient à mes oreilles, trop aigus pour être draconiques. Des enfants ?
Aussi discret qu'un maître assassin, je longeais la paroi rocheuse en prenant garde de ne pas trébucher sur les débris dont le sol était parsemé. J'aperçus finalement trois petites silhouettes, non loin de la gueule ouverte du monstre, entre un énorme tas d'or et une grande mare. Interloqué, j'assistais à cette scène étrange sans parvenir à la comprendre. Et finalement la lumière se fit : le dragon était mort. Aussi mort qu'on pouvait l'être avec une dizaine de lances plantées dans le corps, deux dans un œil, et les ailes criblées de flèches et de carreaux. Quel soulagement ! Je pouvais m'en attribuer le mérite, puisque personne n'était revenu pour le faire. Encore fallait-il savoir ce que foutaient trois enfants dans l'antre de la bête...
Une grande brune, une petite blonde, et un garçon aux étranges cheveux gris. Quel âge pouvaient-ils avoir ? De dix à vingt ans, si j'en croyais mes yeux habitués à la pénombre. Ils parlaient de leur maître, de leur peur, d'un voyage ... Peut-être étaient-ils venus ici dans le sillage d'un magicien ? Je voulus en avoir le coeur net, et sortis des ombres en les apostrophant d'un ton qui se voulait amical.
Leur réaction ne se fit pas attendre : après un regard stupéfait dans ma direction, ils s'éparpillèrent en un clin d'oeil. Un plongeon dans l'eau, un autre dans la montagne de pièces, tandis que la plus grande disparaissait derrière les rochers. D'une voix rassurante je tentai de les rappeler à moi, et j'eus bientôt la satisfaction d'entendre des bruits de plus en plus proches. Des pièces roulant sur le sol, signe qu'une des gamines s'était décidée à se montrer. Mais le museau qui apparut à quelques empans de mon visage n'avait rien d'humain, et j'effectuai un vif mouvement de recul en trébuchant à demi. Un autre dragon ! Bien plus petit que son comparse envoyé ad patres, il avait la taille d'un cheval de bataille, et ses écailles dorées luisaient autant que son regard jaune. Ou était-ce l'inverse ?
Mon instinct de survie prit le dessus, je me ruai vers le petit lac dans l'espoir de me soustraire à des griffes que j'imaginais bien trop tranchantes pour ma peau sensible. Des ondes surgit un autre cauchemar d'écailles et de crocs : un dragon grisâtre aux yeux d'un bleu perçant me barrait la route, affolant davantage mon pauvre coeur déjà mis à rude épreuve. Faisant volte-face, je me mis à courir comme jamais, pressé de rejoindre l'étroit tunnel par lequel j'étais venu. Un inquiétant battement d'ailes se fit entendre au-dessus de moi, et une seconde plus tard un énorme dragon couleur terre me rugissait au nez, couvrant mon visage de brûlants postillons. Je tombai sur les fesses, poussant un cri de douleur et de détresse. Fait comme un rat, encerclé par les monstres, j'allais finir comme tous les soldats dont les ossements ornaient les lieux. Fermant les yeux, j'eus une dernière pensée pour le fabuleux magot qui m'échappait, pour mes espoirs détruits et mes rêves brisés. Adieu, richesses et plaisirs ! Adieu, amour et bonheur ! Puissent les dragons réduire en cendres le pays ...
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