Négociations

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Manque de bol, la table seigneuriale était bien fournie. Une dizaine de personnages importants, devant les restes d’un festin, et ils me dévisageaient du même air qu’ont les maquignons pour une vieille mule venant de remporter une course. Quelle gemme y avait-il au fond de ce tas de merde ? Semblaient-ils exprimer. Et y en avait-il vraiment une ? Je leur rendis leurs regards inquisiteurs, avec un aplomb frisant l’insolence. Mais je n’en avais cure : j’étais le tueur du dragon, et eux une bande de parvenus obligés de lécher les bottes de leur seigneur pour gagner leur croûte. J’en reconnaissais la plupart, car la vallée n’était pas si grande ; le légat royal, le collecteur d’impôt, l’intendant du seigneur, son maître de chasse, le capitaine de sa garde … et l’alchimiste, qui me scrutait avec une désagréable intensité. Mais j’oubliai tout ce beau monde pour m’intéresser au seul qui importait réellement, le seigneur.


Avachi sur son fauteuil, il avait le visage rouge de ceux portés à la picole – et la posture de celui venant de s’adonner à ce vice. Il avait de la gueule, cependant, et pas qu’un peu ! Grand et blond, ses larges épaules témoignaient d’une respectable carrière militaire. Et si quelques rides et cheveux blancs indiquaient à quel point ses vertes années étaient loin, je me gardai bien de le croire sénile. Il tenait son fief d’une main de fer, dans un gant … de fer, aussi ; il fallait croire que ce matériau avait sa préférence, et qu’il ne s’embarrassait guère de finesse pour arriver à ses fins. Lesquelles étaient, en l’occurrence, son enrichissement personnel. Car ses yeux d’un beau bleu océan étincelaient d’une convoitise que je ne lui connaissais pas, et celle-ci ne pouvait être due à ma simple présence, pourtant exceptionnellement remarquable.


Ricanant intérieurement à mon humour pour le moins décapant, j’eus le malheur de croiser le regard éteint d’une volaille sérieusement amochée. Lui manquaient ses plumes, une aile et ses deux cuisses, et ce spectacle navrant éveillait en moi une foule d’émotions et surtout de sensations. Mon estomac s’était instantanément mis à gargouiller, me rappelant que je n’avais pas mangé grand-chose au cours de cette trop longue journée. Dire que j’allais devoir rester dans ce lieu de délices sans pouvoir grignoter une seule miette de ce banquet … Quel supplice !


- Jeune homme ! m'apostropha le seigneur, et je compris à son ton qu’il aurait aussi bien pu dire « vilain » ou même « sac à foutre ». Je compris aussi que j’étais resté un peu trop longtemps immobile et silencieux, faisant montre d’une inconcevable grossiéreté.


- Votre seigneurie, répondis-je aussitôt en m’inclinant aussi bas que mes genoux fatigués me le permettaient.

- Tu prétends avoir occis le dragon. Est-ce vrai ?

- Pour sûr, Messire, et en voici la preuve irréfutable : sa langue – le reste était trop lourd pour le pauvre homme que je suis.

Sortant la dite preuve et feignant la fatigue du guerrier ayant combattu l’enfer, j’exprimai mon respect d’une énième courbette avant d’observer les regards posés sur moi. Incapable de dire s’ils me croyaient ou non, je jugeai bon de briser le léger silence incrédule.


- Le dragon était mal en point, grâce aux assauts précédents. J’ai pu lui tendre un piège, en usant des artifices gracieusement offerts par Messire votre alchimiste.

M’inclinant devant l’homme des sciences magiques, je vis que ce dernier attendait quelque chose de ma part. Je ne tardai pas à comprendre quoi.

- Avez-vous tout utilisé ? s'enquit-il avec véhémence, son long cou de tortue sorti de sa robe ample comme s’il voulait me mordre.

- Oui, malheureusement, rétorquai-je en prenant une voix désolée, et en courbant l’échine une fois de plus (décidément, ma nuque allait souffrir lors de cette discussion). Mais j’ai pu préserver la bête toute entière, vous aurez donc la contrepartie requise. Et vous, mon seigneur, aurez une magnifique tête de dragon rouge sang à clouer à votre mur. Du plus bel effet, croyez-moi !


Pris dans l’instant, j’avais dépassé les limites à plusieurs reprises et m’en rendis compte après coup. Alors je me tus et me prosternai plus bas, attendant les inévitables questions allant fuser de part et d’autres.

- Avant de parler du cadavre, parle-moi de ton exploit, me somma le seigneur agacé. Comment toi, vulgaire paysan, tu aurais pu venir à bout d’un monstre pareil ? Alors que des dizaines de soldats entraînés, bien armés et armurés, se sont succédés en vain et parfois même sont morts ?


Incrédulité, méfiance et doutes : voilà que s’attroupaient mes ennemis du jour. Mais j’étais avant tout un baratineur, et nul ne pouvait m’impressionner.


- Comme je l’ai dit à votre seigneurie, le monstre n’était pas sorti indemne des autres affrontements. Je n’avais ni armure ni épée, mais un sac de fioles fort efficaces.

… ainsi qu’une subtilité plus adaptée que la force brute, ajoutai-je au dernier moment, moins pour me vanter que pour paraître crédible. Je suis entré sans bruit par le tunnel, jonché de cadavres. Je n’allais évidemment pas parler de l’accès secret, c’eut été une grave erreur.

- J’ai vu le dragon assoupi, dans une petite grotte nichée au coeur de la montagne.


Puis les mots me manquèrent soudainement. Je n’avais toujours pas décidé si j’allais trahir ou non le semblant de promesse fait sous la menace d’un trio de dragons, si j’allais mentir à un homme puissant pour préserver l’existence de trois enfants. Que dire ? Que faire ? Le dilemme irrésolu faisait bouillonner mon esprit, à tel point que je n’étais plus capable d’aucune pensée cohérente. Pourquoi protégerais-je des inconnus ? Ma parole n’avait aucune valeur, et je n’éprouvais aucune honte à ce sujet. La seule personne dont je me souciais était la mienne, et les notions de morale m’échappaient – pour la plupart. N’avais-je pas menti devant le tribunal, au sujet de mon maître mort ? Prétendûment tombé seul dans les escaliers, alors que je l’y avais poussé sans le moindre remords. Je n’avais pas supporté ses gestes et ses avances, alors j’avais fait ce qui était le mieux pour moi, pour moi et pour moi seul, sans me soucier d’éventuelles autres victimes. Et là, où était mon intérêt ? Car un trésor dormait non loin, ainsi que des dragons vivants – qui valaient à eux-seuls mille fois la fortune du seigneur.


Perdu dans mes pensées j’en avais oublié mon auditoire, et il se rappela brutalement à mon bon souvenir.

- Et puis ? Parle, gamin ! J’ai d’autres griffons à fouetter …


Un sursaut fit tressauter mes épaules, un frisson de peur glissa le long de ma colonne vertébrale. Je n’avais plus le temps de peser soigneusement le pour et le contre, c’était trop tard.

- Et puis … dans cette grotte, j’ai vu …


Je m’apprêtai à vendre mes « associés » à la pire des crapules, qui les asservirait ou les massacrerait. Était-ce l’homme que je voulais être ? Une part de moi répliqua : « tu l’es déjà, cet homme ignoble ; alors pourquoi hésites-tu ? Tu pourrais devenir si riche ! » Et puis la grande brune m’avait traité avec mépris, me prenait pour un moins que rien. Un moins que rien qui pouvait devenir plus, grâce à elle.

La richesse … un rêve inatteignable, pour chaque crasseux de la vallée. Combien meurent sans avoir vu l’ombre d’une pièce d’or, après une morne existence ? Je ne voulais plus être un crasseux. Serais-je alors un marchand d’esclaves ?


- J’ai vu …

Je bafouillais, perdant pied. Ce que j’avais vu ? Trois gamins, qui devenaient dragons. Un immense tas d’or, dans lequel j’aurais pu cacher ma maison. Suffisamment de richesses pour satisfaire les envies du seigneur et de ses larbins, et pour me garantir une vie de rêve jusqu’à la fin de mes jours. J’avais rêvé de cette opportunité depuis gamin, et seul un scrupule stupide me séparait de ce rêve.

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