3.
Trois heures plus tard, leurs visages s’étaient à nouveau éteints et leurs esprits, emplis de doutes. Robert se concentrait sur sa boussole. Aucune trace de la cité, si ce n’est quelques débris de statues éparses autour d’eux, de plus en plus nombreux au fur et à mesure de leur avancée. Il jeta un coup d’œil discret à sa femme. Anna était sur le point d’exploser. Elle tournait en rond en fronçant ses sourcils bruns et épais, d’habitude parfaitement épilés. Elle fulminait en secouant ses cheveux châtains emmêlés dans un chignon mal fait et donnait des coups de pied à des blocs de pierres gravés. Elle aurait fait fuir tous les autres hommes avec ce genre de comportements inappropriés pour une dame de son rang. Mais pas Robert. Non, lui s'était habitué à ses humeurs, aussi versatiles qu’un ciel d’Irlande. Et même si parfois l’envie de la gifler le démangeait, il se reprenait bien vite. C’était son binôme après tout, sa partenaire de vie et de travail. Lui, le botaniste à la recherche de célébrité et, elle, la biologiste aspirant à la reconnaissance. Quel beau couple singulier ils formaient ! Robert parvenait souvent à l’apaiser dans ses moments de tourmente tandis qu’elle menait la danse et l'aidait à avoir confiance en lui. Complémentarité exquise. Cette fois, c’était à lui de la soutenir.
Robert referma la boussole d’un coup sec en apercevant sa femme tomber à genoux, hagarde, comme si tout espoir l’avait quittée. Il s’accroupit devant elle et agrippa ses mains moites et sales.
— Eh bien, mon colibri, te découragerais-tu ? Tu es pourtant une battante !
Elle leva vers lui des yeux vidés de toute énergie tout comme sa voix, monotone. Éteinte.
— Charleston me manque, mon labo me manque… mon père aussi. Merde ! Je veux rentrer. Je veux rentrer !
Anna s’effondra en larmes. Des larmes de rage, d’exaspération et de détresse. Elle n’était décidément pas une femme d’aventures. Elle détestait déjà la campagne en temps normal, mais là… cela dépassait l'entendement. Jamais elle n’aurait pensé un jour tomber si bas. La faiblesse est un luxe qu’on ne peut pas se permettre, Anna, lui souffla un souvenir. Dix ans après sa mort, sa mère exerçait toujours autant d’influence sur elle.
— Examinons encore le journal, nous ne devons plus être très loin et le soleil est encore haut dans le ciel, proposa Robert. Et tu devrais vraiment arrêter de jurer, c’est indigne de toi.
Aucun effet, sa femme continuait de sangloter en enchaînant les grossièretés. Robert changea de tactique, visiblement agacé.
— Allons, Anna West, s’exclama-t-il d’une voix forte, crois-tu que Marie Curie se serait lamentée sur son sort dans de telles conditions ?
Anna releva la tête à l’évocation du nom de son héroïne. Et jamais son époux ne l’avait appelée par son nom complet depuis leur mariage. Elle l’écoutait maintenant avec attention.
— Ne s’est-elle pas battue après la mort de son mari pour faire valoir à tous son génie ?
Robert se releva et la toisa de haut, comme il n’avait jamais osé le faire auparavant.
— Elle, elle n’aurait jamais abandonné, conclut-il d’un ton glacial avant de se détourner.
Ses dernières paroles eurent l’effet escompté sur Anna qui cessa aussitôt de pleurer. Elle essuya ses larmes avec la manche de sa chemise. « Évidemment que Marie Curie n’aurait jamais laissé tomber. Allez, Anna, tu es forte, pas une pleurnicheuse. Marie, donne-moi ton courage ! »
Anna West ouvrit le carnet de son père à la recherche du moindre indice. Elle essaya de déchiffrer les pattes de mouches sur le papier jauni. Elle lança un regard vers son mari, occupé à observer un rocher gravé. Un frisson la parcourut, elle compara le dessin du journal avec le rocher à plusieurs reprises. Anna étouffa un cri, rassembla ses affaires et s’élança vers Robert.
— Père est passé par ici ! Tu avais raison, les ruines de Naachtun sont à peine à cinq cents mètres.
Le regard à nouveau vif, Anna enfonça son chapeau sur la tête et marcha à grandes enjambées tout en examinant le carnet de temps à autres. Robert la suivait quelques pas derrière, occupé à photographier des espèces végétales rares ou encore inconnues.
— Si les données du journal sont exactes, nous devrions trouver un ancien puits maya quelque part ici, dit Anna en s’affairant à regarder partout autour d’elle.
Elle écarta une grosse branche touffue derrière laquelle trônait, à quelques dizaines de mètres, un bloc circulaire de pierres érodées par le temps. Le puits.
— Robert ! Je l’ai trouvé ! s’écria Anna, enjouée.
Elle se précipita vers sa découverte, mais glissa soudain dans un trou dissimulé en grande partie par la végétation. Robert accourut immédiatement quand il entendit sa femme crier. Nulle trace d’elle.
— Anna ! Où es-tu ?
Une voix étouffée lui répondit des entrailles de la terre.
— Robert ! Je suis tombée dans un putain de trou. Attention où tu mets les pieds !
Anna aperçut enfin la tête de son mari nimbée de lumière au-dessus de l’ouverture.
— Tu es blessée ?
La biologiste avait réussi à ralentir sa chute en s’agrippant à des racines le long de la paroi, hélas sa cheville droite n’avait pu éviter la torsion à la réception.
— Je crois que ma cheville est foulée, gémit-elle.
Anna tenta de grimper en s’aidant des racines, mais peine perdue. Elle finissait toujours par retomber. Cheville inutile. . La douleur était supportable, mais elle ne parviendrait jamais à remonter seule à la surface. Sans cordages, il ne fallait pas y compter. Elle commença à paniquer.
— Sors-moi de là, Robert !
Elle avisa les lieux avec effroi. Outre une forte humidité et une odeur végétale entêtante, elle distingua une galerie souterraine visiblement creusée de main d’homme. Elle ne supporterait pas de rester dans cet endroit sombre, certainement empli de bestioles répugnantes.
— Je vais trouver quelque chose pour te sortir de là ! Je reviens le plus vite possible !
— Quoi ? Non ! Ne m’abandonne pas ici, Robert ! Robeeert !
Mais son mari avait déjà disparu de sa vue. . Anna n’entendit bientôt plus que vent souffler dans les arbres et les oiseaux siffler. Elle se retrouva seule, blessée, prisonnière dans un monde hostile. Anna s’assit contre la paroi, désespérée, et relut le journal de Victor Brainford à plusieurs reprises avant de sentir ses paupières s’alourdir et sa tête s’affaisser contre sa poitrine.
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