Chapitre VIII

10 minutes de lecture

Quelques minutes. Juste le temps de m’allonger, de respirer, de laisser mon cœur redescendre.

La chambre était encore vide, presque impersonnelle, mais elle m’avait accueillie avec plus de chaleur que n’importe quel lieu ces derniers mois. J’y avais trouvé un silence qui ne jugeait pas, des murs qui ne m’épiaient pas, une lumière douce comme un murmure.

Le lit avait craqué doucement sous mon poids, comme s’il m’acceptait. La couette sentait la lavande et quelque chose d’indéfinissable, comme une note ancienne, oubliée. Peut-être un parfum de foyer. J’avais fermé les yeux, et pendant un instant, mon corps s’était cru en sécurité. Je ne m’étais pas autorisée à pleurer, mais j’aurais pu. Les larmes s’étaient logées quelque part entre mes côtes, juste assez profond pour m’étouffer sans m’engloutir.

Quand je rouvris les paupières, le silence semblait s’être épaissi, devenu presque liquide. Une lueur pâle filtrait entre les rideaux, étirant des ombres délicates sur le parquet. Il était temps de bouger.

Je me levai lentement, chaque mouvement semblant réveiller les muscles figés de mon dos. Mes jambes protestaient à peine, mais mon cœur, lui, pesait toujours trop lourd. J’attrapai l’uniforme suspendu à la porte de l’armoire. Inutile de le détailler à nouveau — je connaissais déjà ses matières, ses textures, sa coupe trop large. Il m’attendait comme un costume mal cousu pour un rôle que je n’étais pas certaine d’avoir accepté.

Je l’enfilai sans trop penser, en grimaçant un peu devant le miroir. Les manches pendaient légèrement, la jupe me tombait au niveau des genoux, étouffant ma silhouette dans un tissu trop raide. Rien de catastrophique, mais rien qui ne me donne l’air d’être à ma place non plus. J’eus un soupir discret. J’étais fatiguée de ne jamais me fondre.

C’est à ce moment-là que Naïma passa la tête par l’entrebâillement, un sourire en coin sur le visage, comme si elle sentait exactement quand frapper pour dérider l’air.

— T’as piqué celui d’un garçon ou c’est vraiment ta taille ?

Je levai les yeux au ciel, plus amusée qu’agacée.

— Il tombe mal. C’est tout.

Elle entra sans attendre d’invitation, comme si les frontières n’existaient pas pour elle. Ses doigts s’agitaient déjà dans l’air, dessinant un patron invisible, avec l’aisance d’une couturière pressée par l’inspiration.

Une lueur douce commença à émaner du bout de ses doigts, dorée et légèrement pailletée, comme des poussières d’étoile suspendues dans l’air. La magie de Naïma avait quelque chose de solaire — pas écrasante, mais chaude, vibrante, vivante.

Je sentis une brise tiède me frôler la peau, comme une caresse légère au creux du dos, puis le tissu répondit. L’uniforme frissonna contre moi, ses fibres semblant se tendre, se modeler, se resserrer. Les manches se raccourcirent d’elles-mêmes, la jupe remonta légèrement pour s’ajuster à mes hanches, les coutures se redessinèrent comme si une main invisible les traçait à même ma peau.

En une seconde, l’uniforme se colla parfaitement à ma silhouette. Même le tissu semblait plus souple, comme s’il avait compris qu’il m’appartenait désormais.

— Voilà. Parfait, déclara-t-elle, satisfaite, en croisant les bras.

Je tournai sur moi-même, une main glissant sur la couture impeccable.

— Tu fais ça souvent ?

— Seulement quand j’aime bien quelqu’un.

Je ne sus quoi répondre. Alors je souris, simplement.

— T’es prête pour la visite guidée ?

— Je suppose que j’ai pas trop le choix, hein ?

— Exactement. Et puis, on finit au réfectoire. Je te préviens, si tu fais la fine bouche, je t’oblige à goûter tout ce qu’ils servent. Même les épinards.

— Cruauté.

— Magie, corrigea-t-elle avec un clin d’œil.

Je ne pus m’empêcher de sourire. Son enthousiasme était contagieux. Presque vital. Elle m’attendait déjà dans le couloir, mains sur les hanches, le pied tapotant doucement le sol comme si elle battait la mesure d’une musique que j’étais la seule à ne pas entendre encore.

Et pourtant… je la suivis.

Les couloirs de l’académie étaient plus vastes que je ne l’avais imaginé. Pas froids, mais solennels. Ils avaient quelque chose d’intemporel, d’inaltérable. Comme si chaque pierre avait été témoin d’histoires que personne n’avait osé écrire.

Les murs en pierre beige étaient veinés de runes anciennes, incrustées dans la matière elle-même. Certaines pulsaient doucement, d’un éclat doré à peine perceptible, comme des veines magiques vibrant au rythme de l’école elle-même. À chaque pas, j’avais l’impression d’être observée, mais pas d’un regard hostile — plutôt une vigilance ancienne, patiente.

Le sol en bois sombre craquait sous nos pas, comme pour nous rappeler que nous étions bien réelles, bien là. Par les hautes fenêtres, la lumière filtrée laissait entrevoir des jardins suspendus — invisibles depuis la cour d’entrée — qui s’étendaient en terrasses verdoyantes. Des sentiers pavés serpentaient entre des arbustes taillés en spirale, des statues de créatures magiques figées dans des postures majestueuses ou farfelues, et de grandes serres aux vitres embuées, dont certaines luisaient d’une condensation aux reflets étrangement colorés.

— Là-bas, expliqua Naïma, c’est le jardin d’herboristerie. On y cultive des plantes magiques, mais aussi quelques fruits et légumes pour le réfectoire. Et les serres sont à moitié interdites — sauf si t’es dans le club de botanique, évidemment.

Je tournai légèrement la tête.

— À moitié interdites ?

— Disons… surveillées à moitié. L’école aime bien les règles floues.

Son ton me fit sourire. Ici, même l’interdit semblait avoir un parfum d’invitation.

Un peu plus loin, une porte en fer forgé s’ouvrait sur une volée de marches en colimaçon. Au-dessus, un panneau indiquait : Tour des Langues et de la Philosophie magique. Une jeune fille descendait les marches sans les toucher, un livre lévitant doucement à côté d’elle, les pages tournant d’elles-mêmes comme bercées par une brise invisible.

— Chaque tour est dédiée à une spécialité, reprit Naïma avec entrain. Celle-ci, c’est pour les têtes pensantes. La Tour Est, c’est les potions. La Tour Ouest, les études magiques anciennes. Et la plus haute, la Tour Nord, c’est les disciplines de combat.

Je haussai un sourcil.

— Tu y vas souvent ?

— Tous les matins. C’est obligatoire pour les classes avec un niveau avancé en défense. D’ailleurs, tu y seras aussi, paraît-il.

— Comment tu sais ça ?

Elle haussa un sourcil, énigmatique.

— Disons que j’ai mes sources.

Je notai dans un coin de ma tête de lui poser plus de questions. Plus tard. Quand je serai moins fatiguée de toutes les informations, et moins étourdie par le silence vibrant des lieux.

Nous passâmes ensuite devant la grande bibliothèque centrale. Les portes en bois d’acacia, hautes comme une cathédrale, s’ouvraient sur un hall aux dimensions vertigineuses. Les rayonnages s’élevaient jusqu’au plafond, et certains semblaient s’étirer au-delà de ce que permettaient les lois de la logique spatiale. Des élèves y circulaient en silence, le regard avide, certains installés dans des fauteuils moelleux, d’autres accroupis sur le sol, entourés de piles de livres anciens.

Une lumière dorée baignait la pièce, tamisée comme un coucher de soleil figé. L’air sentait le parchemin ancien, la cannelle et… une odeur d’encre fraîche, presque rassurante.

Le calme était presque religieux. Je n’osai même pas souffler.

— On y va souvent pour les recherches ou les devoirs, chuchota Naïma à mon oreille. Les bibliothécaires entendent tout. Ne t’avise pas de faire du bruit ici.

Je hochai la tête sans répondre, comme si le moindre mot pouvait déranger les sorts eux-mêmes.

Puis, enfin, le réfectoire.

La double porte en bois clair s’ouvrit sur une salle immense, baignée d’une lumière dorée projetée par des sphères flottant au plafond. Leurs reflets dansaient sur les murs, rythmés par les conversations lointaines et les rires étouffés.

Une centaine de places s’y répartissaient en tables longues ou rondes, dans une harmonie subtile entre intimité et communauté. Certains élèves mangeaient seuls, d’autres en cercle serré, et d’autres encore échangeaient des livres tout en grignotant. Sur les murs, des fresques racontaient l’histoire de l’Académie, animées par une magie silencieuse : des silhouettes en mouvement, des duels figés dans le marbre, des rituels oubliés capturés dans la pierre.

L’air était chargé d’odeurs délicieuses : pain encore chaud, ragoûts épicés, fruits confits. Mon ventre gronda doucement, trahissant ma fatigue plus que ma faim.

— Bon, on a fait le tour. Tu survivras à cette jungle ?

— Peut-être, soufflai-je, un mince sourire aux lèvres.

Pour la première fois depuis longtemps, c’était un sourire sans amertume.

— Naïma ?

— Hm ?

— Merci...

Elle haussa les épaules, faussement détachée.

— Je suis ta coloc. Et puis, t’as l’air paumée. Je fais une bonne action.

Je ris doucement. Elle aussi. Un rire clair, presque cristallin.

Et quelque chose, très légèrement, se dénoua à l’intérieur de moi.
Pas tout. Pas encore.
Mais assez pour croire que je pourrais, peut-être, rester.

▼△▼△▼△▼△▼△▼△▼△▼△▼△▼

Le reste de la journée se passa dans un entre-deux, suspendu comme un fil entre deux mondes.
Ni vraiment là, ni tout à fait ailleurs.
Un flottement étrange où chaque geste semblait résonner un peu trop fort dans l’espace encore neuf.

Je rangeai mes quelques affaires avec des gestes calmes, presque lents, comme si chaque pliage, chaque objet posé avait le pouvoir de m’ancrer ici. Une forme de rituel — silencieux, maladroit — mais nécessaire. Les murs de la chambre, nus quelques heures plus tôt, prirent une teinte plus douce. Pas grâce à la décoration, non, mais à cette manière que j’avais de m’y imprimer, un souffle à la fois.

J’y plaçai un carnet à la couverture abîmée — rempli de croquis inachevés et de notes griffonnées dans le noir —, une fiole vide que je n’arrivais pas à jeter — peut-être parce qu’elle avait contenu un espoir, autrefois — et ce vieux gilet que je refusais d’abandonner, même s’il ne sentait plus que le passé. Il sentait la poussière d’une autre vie, celle que j’avais laissée derrière sans vraiment la quitter.

Naïma parlait. Beaucoup. De tout, de rien, de l’école, des professeurs, des ragots, des potins sans importance qu’elle transformait en récits épiques. Sa voix emplissait l’espace sans jamais le saturer, comme une pluie légère qui tombe sur un toit de verre. Parfois, je répondais. Parfois non. Mais elle ne s’en formalisait jamais. Elle vivait dans un monde où le silence ne blessait pas, où l’on pouvait simplement… être là.

Son rire venait parfois éclater contre les murs, léger, sincère, et je me surpris à sourire, en cachette. J’ignorais si elle était consciente de la douceur qu’elle m’offrait, ou si elle était ainsi par nature. Mais je la remerciais, intérieurement, de ne pas poser de questions. De ne pas me demander pourquoi mes gestes étaient lents, pourquoi mes yeux évitaient parfois les siens.

Quand la lumière déclina, je m’allongeai à nouveau, cette fois sans honte.
Mon corps tout entier criait encore sa fatigue — pas seulement celle du voyage ou de la nouveauté, mais celle de l’âme. Une fatigue ancienne, profonde, qui ne se disait pas. Une lassitude que même le sommeil ne savait pas effacer.

Je m’endormis sans rêve.

Et ce fut peut-être cela, la plus étrange des magies.

▼△▼△▼△▼△▼△▼△▼△▼△▼△▼

Le lendemain, je me réveillai avant l’aube.

Aucune vision. Aucun murmure. Aucun souffle de magie dans l’air.
Juste la lumière froide du matin naissant, pâle et argentée, qui caressait les rideaux tirés. Et le silence. Un silence complet, presque parfait, comme si le monde retenait son souffle avant de recommencer.

Je restai là, allongée, les yeux ouverts, le souffle lent, comme pour savourer cette absence.
Ce vide. Il était apaisant. Il ne réclamait rien. Ne menaçait rien.

Je me levai doucement, mes mouvements enveloppés dans une lenteur volontaire.
Je choisis mes vêtements avec soin, et mes gants glissèrent sur mes mains avec la précision d’un rituel. Je les ajustai sans y penser, comme on vérifie une barrière invisible.
Chaque couture devait tenir. Chaque rempart devait rester intact.

Naïma émergea à peine quelques minutes plus tard, décoiffée mais rayonnante, comme toujours. Une lumière d’intérieur.
— T’as pas eu de cauchemar ? demanda-t-elle en bâillant.
— Non.
— Miracle. Tu viens à la cafet ?

J’acquiesçai, trop nerveuse pour parler. Mon ventre se tordait déjà sous l’angoisse, un nœud discret mais bien réel. Une pression sourde, en arrière-plan, comme si mon corps lui-même savait que ce jour comptait.

Les couloirs étaient encore calmes. Les premiers élèves marchaient en silence ou échangeaient à voix basse. Rien ne semblait urgent. Rien ne paraissait effrayant. Et pourtant, mon cœur battait à contretemps du monde.

À la cafétéria, les regards se tournèrent.
Quelques chuchotements. Quelques sourires en coin. Quelques messes basses, murmurées dans l’ombre de tasses à moitié vides.
Je me figeai une seconde, l’espace d’un souffle. Puis posai les yeux sur mes mains gantées, comme si elles seules pouvaient me sauver.

Je ne répondis pas. Je respirai.

Naïma, elle, semblait ignorer tout. Ou refuser de leur donner de l’importance. Elle me guida comme un phare dans la brume, m’entraîna vers une table près de la verrière, choisie, j’en étais sûre, pour la lumière. La chaleur. L’impression d’un dehors, même dedans.

Je mangeai peu. Une pomme, un morceau de pain chaud.
Le goût m’échappait. Mais l’instant me tenait debout.

Et puis l’heure sonna.

Premier cours. Première épreuve.


▼△▼△▼△▼△▼△▼△▼△▼△▼△▼

La salle d’Histoire Contemporaine était vaste, circulaire, construite comme un amphithéâtre d’anciennes ruines restaurées. Les gradins en pierre claire s’élevaient en demi-cercle, baignés d’une lumière tamisée. Au centre, un tableau flottait, suspendu dans l’air, sur lequel les mots s’inscrivaient à mesure que le professeur parlait.

L’homme entra sans salutation.
Grand, le dos droit, les cheveux poivre et sel attachés à la nuque.
Un regard vif. Une voix lente, articulée, précise comme une incantation.
Et dès ses premières phrases, je sus.

Je n’étais pas prête.

Les dates, les noms, les courants magiques, les grandes réformes, les noms des traités… tout me glissa dessus comme de l’eau sur une pierre trop lisse. Je notais, mécaniquement, enchaînais les mots sans comprendre. Comme si j’écrivais dans une langue que je n’avais jamais apprise.

Et très vite, une vérité brute s’imposa.
Je ne connaissais rien.

Pas les événements. Pas les lois.
Pas même les bases.

J’étais une étrangère. Une intruse.

Et pourtant, j’étais là.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Nétael ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0