Chapitre 03

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— Donc, tu ne te souviens de rien …

C’est au moins la dixième fois qu’il me pose la question. Mais je le comprends. C’est difficile à croire. On a même pas envie d’y croire.

— Pas de rien, je rectifie. Je me souviens encore que tu me dois un hamburger, par exemple !

— Zut. J’aurais essayé. Mais du coup, tu dirais que tu te souviens de quel pourcentage de l’année ?

— Je sais pas … trente pourcents ? Genre, je me rappelle ce que j’ai fait avec toi. Les vacances en famille aussi. Mais c’est tout.

— Ok. Dur …

— Et … c’est pas tout.

— Parce qu’il y a pire qu’oublier soixante-dix pourcents d’une année ? me demande-t-il incrédule.

Mon pauvre, tu n’imagines même pas.

— Tu sais le mec de ce matin. Qui est arrivé en retard. Je n’ai pas un seul souvenir de lui. Je ne sais absolument pas qui il est. Ni son nom, ni depuis quand il est dans notre classe.

— Rien du tout ?

— Nada !

— Ça craint.

— Je te le fais pas dire.

On se regarde et éclate de rire. La pression diminue. Enfin. On reste allongé côte à côte à observer le plafond. Qu’est-ce qu’on aurait pu rajouter à tout ça ? Reece est aussi perdu que moi. Lui non plus ne comprend pas pourquoi je n’ai plus de souvenir de ce mec. Je ne connais même pas son nom en plus de tout ça.

— Riley.

Je tourne la tête vers lui, un sourcil haussé.

— Le mec que tu as oublié. C’est Riley. Il est dans notre classe depuis le début de l’année. On a pas mal trainé avec lui à un moment je crois. J’en ai quelques brides.

— Ça craint, je répète.

Et je pourrais le répéter autant de fois que je le voudrais, ça restera toujours aussi véridique. Mais je me sens déjà mieux maintenant que Reece est au courant et que je sais qu’il est plus avancé que moi. Il pourra m’aider. Il va m’aider, je n’en doute même pas.

Et son aide a commencé sans tarder. Il m’a raconté son année. Tout ce dont il se souvient pour voir ce que j’ai oublié. Sans trop de surprise, j’ai oublié les moments où Riley était avec nous, que nous ayons été en groupe ou tous les trois. Reece a passé la moitié de la nuit à me parler. Etrangement, même si je découvre concrètement que j’ai vraiment oublié énormément de choses, ça m’a fait du bien de l’écouter, d’avoir l’impression de reprendre un peu pied avec la réalité. Même si les souvenirs ne reviennent pas, les faits sont là. Dans ce que me raconte mon meilleur ami, je ne vois pas de mauvaises choses qui peuvent justifier mon amnésie.

Alors d’un côté ça me rassure. On ne dirait pas que j’ai été un sale type l’année dernière.

Mais du coup ... ça m’inquiète aussi. Pourquoi m’avoir supprimé des souvenirs qui ont aussi peu d’importance. En quoi me rappeler que j’ai fait un devoir en groupe sur la reproduction des mouches peut être mauvais ? ça n’a aucun sens.

Reece continue à m’aider pendant le deuxième jour de cours. Si quelqu’un parle d’un truc que j’ai oublié, il me fait un topo le plus discrètement possible. C’est clairement grâce à lui que j’ai réussi à ne pas me faire gauler. Par contre, s’il y en a bien un qui pourrait se poser des questions, c’est Riley. Je n’arrive pas à détacher mon regard de lui. Je ne comprends pas ce qu’il a de particulier, ce qui peut expliquer que me souvenir de lui est une mauvaise chose. A première vue il est cool. Puis il se souvient de moi.

Ça aussi, je ne comprends pas. Une Léthé à sens unique ? C’est improbable. Soit quelque chose doit être totalement effacé dans l’esprit des personnes, soit il doit y rester. Il n’est pas censé y avoir de demi-mesure en mode on l’enlève de l’esprit d’une personne mais pas de l’autre personne concernée. Après, il a dû oublier pas mal de trucs quand même, sinon ma présence ne lui paraîtrait pas normale.

Je n’y comprends rien. J’ai la tête qui commence à tourner à plein régime et à me faire mal. En plus, on a quasiment pas dormi avec Reece puisqu’il était occupé à tout me raconter. Mais lui a toujours eu plus l’habitude de découcher que moi.

Ma tête me lance vraiment de plus en plus. Je commence même à me demander si m’endormir sur ma table n’est pas une meilleure idée que d'écouter le cours. Cours de français en plus. Sincèrement, à quoi ça peut servir de savoir pourquoi l’auteur a mis une virgule à un endroit précis d’une phrase ? Qu’on nous explique plutôt pourquoi les romans parlant de banditismes existent toujours alors que la moindre trace de délinquance est effacée lors de la Léthé. Ça n’a aucune logique. Est-ce que c’est pour que tout le monde se rappelle que ça existe et qu’il faille faire attention ? Pourquoi ne pas totalement supprimer la notion de délinquance, même des livres ? Mais même si on ne connaît pas une notion, on peut en être adepte …

Il faut que j’arrête de réfléchir. Ça n’aide en rien mon mal de tête. C’est même pire que tout à l’heure. Je ne pense pas pouvoir en supporter plus alors je demande au prof si je peux aller à l’infirmerie. Il m’y autorise d’un simple geste de la main et ne cherche même pas à savoir si je peux y aller seul. Génial. Super prof. Il a dû ressentir que son cours était loin de me passionner. Mais bon, super le professionnalisme. Il a dû oublier ça au Nouvel An en plus de la pédagogie.

Je sors de la salle après avoir rassuré Reece et jeté un coup d’œil à Riley. Je traverse le lycée sans croiser la moindre personne et entre dans l’infirmerie. Vide. Ça ne m’étonne même pas. Ici, l’infirmière scolaire doit être présente une journée sur deux et encore. Je me permets de fouiller dans les placards à la recherche d’un simple anti-douleur mais il n’y a rien.

Bien sûr.

On est le deuxième jour de cours. Le stock de médicaments n’a pas dû être rempli depuis le début des vacances. De la même manière que le gouvernement n’aime pas la maladie, il n’aime pas les médicaments qui vont avec _ symbole de maladie et d’addiction _ alors il les fait disparaître afin que chacun ne vienne chercher que ce dont il a besoin. Et ça, une fois qu’il sait qu’il en a besoin. Du coup, je pense qu’il va falloir attendre au moins une à deux semaines avant que les paracétamols soient de retour ici. Je n’ai pas d’autres choix que d’aller me coucher sur un des lits disponibles. Et oh miracle. Ils le sont tous.

Je décide d’aller au fond de l’infirmerie, tire le rideau et m’allonge sur le lit. Ma tête est sur le point d’exploser et j’espère vraiment que ça passera très rapidement. Je pense pas être capable de supporter ça bien longtemps. Alors je ferme les yeux et je me laisse partir.

Ce jour-là, ma migraine n’est pas passée avant que je rentre chez moi.

Aujourd’hui non plus, elle ne semble pas vouloir passer alors que je suis au lycée. C’est mon quatrième jour de migraine. On est vendredi et heureusement, ce soir c’est le week-end. J’ai envie de me barrer d’ici le plus rapidement possible et de retrouver le calme de ma maison. Enfin, le calme qui habite ma tête lorsque je suis là-bas. Je ne sais pas ce qu’il m’arrive. J’ai l’impression que quelque chose ne va pas. Ce n’est pas normal d’avoir aussi mal pendant autant de temps. Surtout que ça dure aussi pendant le week-end.

Alors je m’inquiète.

Et si j’étais malade ? Et si quelque chose dans ma tête n’allait pas ? Ça expliquerait les douleurs. Et l’amnésie.

On est lundi matin et je commence à paniquer. Enfin … j’étais pas très serein ce week-end mais ma migraine était moins forte alors que maintenant, de retour au lycée, elle s’empire. Peut-être que je devrais aller consulter. Aller au moins chez le médecin. Mais les consultations sont tellement chères en début d’année. C’est pour que les gens évitent d’y aller en troupe parce qu’ils ont peur d’avoir oublié une maladie. Ils sont malins dans cette société. Sauf que du coup, les personnes qui en ont le plus besoin n’ont pas les moyens d’aller chez le médecin aussi tôt dans l’année alors que les riches n’ont aucun problème à y aller simplement pour être sûr.

Mais du coup, moi, je n’ai pas les moyens d’y aller. Puis je n’ai pas prévenu mes parents. Je leur ai juste dit que j’avais un petit mal de tête parce que j’avais du mal à reprendre un bon rythme avec les cours. Ils m’ont cru. Forcément. Maintenant, je regrette presque de leur avoir menti.

A peine arrivé, Reece me jette un regard inquiet. Il me demande une première fois comment je vais. Je lui dis que ça va, mais il n’est pas dupe. Il voit que je mens. Mais il me laisse tranquille. Il ne cherche pas plus loin.

Pour le moment.

Je vois Riley entrer dans la salle en lançant un bonjour collectif avant d’aller s’installer à sa place. Je n’ai toujours pas une seule trace de sa présence dans mes souvenirs et ça commence par vraiment m’énerver. Entre ça et ma migraine interminable, j’ai l’impression de devenir fou.

En fait, je crois que c’est ça. J’ai pas de cancers ou quoi que ce soit de ce genre. J’ai plutôt perdu la tête. Si ça se trouve, en plus de la Léthé, je suis Alzheimer. Et c’est pour ça que j’ai oublié autant de choses de mon année. Riley, lui, c’est juste qu’il a pas eu de pot. Il est le seul que j’ai oublié entièrement.

Quoique.

Qu’est-ce que j’en sais ? J’ai sûrement oublié d’autres personnes mais comme je ne les ai pas revues entre-temps, j’ai pas eu l’occasion de le découvrir. Ou alors, ils ne font pas partie de mon environnement proche, donc même si je les ai croisés depuis, je ne peux pas deviner que je les ai déjà vus une fois. C’est ça. Je pense que je tiens le bon bout.

Du coup, reste à voir si l’hypothèse d’une maladie psychiatrique ou neurodégénérative se valide. Et surtout, est-ce qu’elle est meilleure qu’une maladie physique ? Est-ce que ça serait traité plus facilement ? J’ai un doute … mais il y a déjà moins de possibilité d’en mourir très prochainement je pense. Mais ça sera justement à vie et chaque année je le redécouvrirai ? Peut-on appeler ça un mal pour un bien ? Ça reste à voir.

Je sens qu’on me secoue. J’ouvre mes yeux que je n’avais pas eu conscience d’avoir fermé aussi longtemps. Je regarde autour de moi. Tout le monde range ses affaires. Il semblerait que je les ai vraiment fermés pendant un long moment.

Reece me redemande si ça va. Je vais pour lui répondre quand il m’attrape par le bras et me force à me lever.

— Je veux même pas entendre ta réponse James. Depuis la rentrée, tu tires une sale tête et tu passes ton temps à t’endormir en cours.

Il m’a appelé James. Je sais d’ors et déjà que tout ce que je pourrais dire sera retenu contre moi.

— C’est pas si dramatique que ça, je lui réponds alors que je sais que c’est couru d’avance.

— Mec, tu as dormi toute la matinée sans te réveiller une seule fois même aux intercours ! Le prof de biologie a même essayé de t’appeler et t’as pas bougé d’un millimètre. Du coup je t’emmène à l’infirmerie.

— Elle sera même pas là. Et on a encore cours.

— Rien à faire. Tu sers à rien en cours en plus !

— Sympa, je marmonne.

— Oh désolé bébé, je t’ai vexé ?

Je sens l’ironie suinter de ses pores. Je crois que mon état le préoccupe plus que j’aurais pu imaginer. Je m’en veux d’un coup de lui avoir menti ce matin et surtout de ne pas avoir fait quelque chose avant. Mais faut me comprendre. Je suis flippé. Je comprends rien à ce qu’il m’arrive depuis le début de l’année et là je me retrouve avec une migraine carabinée qui ne veut pas disparaître. Elle fluctue tout au plus mais reste malgré tout quelque part dans ma tête en continu. Il me reste donc trois solutions à ça.

Soit je reste comme ça. Je souffre et je flippe.

Soit je consulte, je deviens pauvre en le faisant, on trouve ce que j’ai et c’est quelque chose de grave.

Ou encore, je consulte, je deviens encore pauvre, on ne trouve rien et je flippe toujours.

Ah nan, il y a une dernière solution. Je consulte, je deviens pauvre, on trouve ce que j’ai, ce n’est pas si grave mais il me faudra un traitement qui me coutera la peau du cul.

Génial.

On arrive à l’infirmerie. Etrangement, l’infirmière est là. Elle me regarde bizarrement et demande ce qu’il se passe.

— Il se passe que ça fait une semaine qu’il s’endort en cours. Et dès qu’il est réveillé, il a une tête de déterré comme s’il n’avait pas dormi depuis un mois.

Je la vois pousser un soupir qui ressemble fortement à du soulagement.

— Il a juste besoin de dormir. C’est rien. Va te reposer sur un lit. Et toi, retourne en cours. Je m’occupe de ton ami.

Super. Elle a l’air tellement … compétente. J’ai presque pu entendre un « ouf, c’est que dalle. » sortir de sa bouche. Je souffre mais ce n'est pas grave. Bref, je lance un sourire qui se veut rassurant à Reece avant d’aller me coucher sur le lit qu’on pourrait désigner comme étant le mien vu le nombre de fois où je m’y suis installé depuis le début de l’année. Je m’allonge en soufflant. Here we go again, comme on dit.

Je sens mon téléphone vibrer. Un message de Reece qui vient à peine de partir et qui essaye déjà de s’assurer que j’irai mieux quand il reviendra. Le pire c’est que je sais qu’il reviendra. Entre chaque heure de cours s’il le faut. Pire qu’une mère poule.

Mon mal de tête commence à s’intensifier. Je pose le téléphone et plonge ma tête dans l’oreiller. Pas aussi moelleux que chez moi c’est ça fait parfaitement l’affaire pour couper toute lumière et tenter de faire comprendre à mon cerveau qu’il peut se calmer et n’a pas besoin de procéder à une autodestruction.

Finalement, je m’endors. Je ne sais pas trop comment j’ai réussi mais je sombre totalement dans un sommeil qui est loin d’être réparateur.

Je rêve.

Enfin, je cauchemarde en réalité.

Je vois des visages qui passent et qui disparaissent. Je vois Reece et Riley. Ce dernier paraît démoniaque alors que Reece se tient à ses côtés. Il me regarde fixement et semble me crier à l’aide. Mais je ne peux pas bouger. Je ne peux pas parler. Je reste figé. Paralysé. J’entends presque les cris de mon meilleur ami alors que je vois Riley l’attraper et l’éloigner de moi, un sourire sadique aux lèvres. Il l’emmène loin de moi. Dans l’oubli. Il veut que j’oublie le nom de Reece comme j’avais oublié le sien.

C’est un claquement de porte qui me sort de ce cauchemar. Je sursaute et tourne la tête vers la personne qui vient d’arriver. Je pensais voir l’infirmière finalement s’inquiéter de mon état mais mon regard tombe droit dans celui de Riley.

Un frisson me parcourt, me rappelant le rêve que je viens de quitter. Pourtant, je n'arrive pas à détourner les yeux. Je pourrais l’ignorer, faire comme si sa présence m’importe peu. Mais c’est faux. Je me demande pourquoi il est là. Je veux savoir pourquoi lui aussi me regarde comme ça, sans parler.

Je finis par fermer les yeux lorsqu’une vague de douleur traverse ma tête. Je n’en peux plus.

Puis quelque chose tombe sur mon torse. J’ouvre les yeux et vois une boîte de paracétamol. Surpris, j’avale un comprimé en demandant du regard à Riley d’où il sort ça.

— Ils ont été déposés tout à l’heure sur le bureau en attendant que l’infirmière les range. Si elle veut pas qu’on les utilise, tant pis pour elle.

Ok. Alors je pense que je peux mettre délinquant en première position le concernant. Ça expliquerait très facilement pourquoi je l’ai oublié. C’était pour m’éviter de tourner mal. Encore ? Peut-être. A moins que j’ai été stoppé juste avant grâce à la Léthé. Ça on ne le saura jamais.

— Reece est passé tout à l’heure. Il a vu que tu dormais et est reparti en cours.

— Hum … ok. Merci pour l’info.

Je suis mal à l’aise. Je ne sais pas trop quoi lui répondre d’autre. J’ai même qu’une envie, me lever et repartir, même si ma tête me lance, et c’est ce que je décide de faire. Il faut que je m’éloigne de lui le plus vite possible avant qu’un malheur ne s’abatte encore sur moi. Mais lorsque je passe à côté de lui, je sens sa main me retenir par le bras.

— Tu réfléchis trop.

Je me tourne vers lui, sans comprendre.

— Tes migraines. C’est parce que tu réfléchis trop. Tu essayes de faire revenir des souvenirs qui n’existent plus. Alors ton cerveau surchauffe.

Mon corps tout entier se crispe.

— Alors j’ai raison ! s’exclame-t-il en me relâchant. Tu ne te souviens absolument pas de moi.

Grillé.

— Quoi ? Mais nan ! Ça n’aurait aucun sens, je lui réponds en essayant de paraître convaincant. Bref, je pars en cours. J’ai trop loupé ces derniers jours, du coup, vaut mieux que je me dépêche. Puis Reece s’inquiète. Alors … à tout à l’heure !

Je m’éloigne de lui. Je fuis littéralement. Pourtant, lorsque j’atteins la porte, j’entends quand même sa voix derrière moi. Il n’a pas parlé fort, pourtant, à cet instant-là, c’est comme s’il venait de crier de toutes ses forces.

— Ne t'inquiète pas. Moi non plus, je ne me souviens pas de toi.

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