Chapitre 08
Alors, notre première réunion avec Riley et Reece avait commencé par une bonne dose de malaise. Mais là, avec Nora en plus, je ne sais même pas si le mot malaise est assez puissant pour décrire la situation.
Nous sommes chez Nora.
Alors déjà, ce premier point est étrange. Elle n’a pas hésité une seule seconde après les cours à nous y emmener. J’avais presque peur que ce soit un piège pour nous enlever et nous enfermer dans sa cave. Bon, j’ai toujours peur que ce soit le cas mais elle m’a assuré ne pas avoir de cave. Je ne sais même pas si ça doit réellement me rassurer.
Pour être sincère, la maison est jolie. Dans une autre situation, j’aurais pu faire un commentaire sur ça. Mais j’ai actuellement devant moi Nora qui ne lâche toujours pas Reece des yeux, Reece qui jongle entre essayer d’éviter son regard et lui adresser les regards les plus noirs qu’il a en réserve et Riley qui les regarde de temps en temps avant de soupirer d’agacement. Et moi, je suis là, face à eux et je ne sais pas du tout comment agir.
— Alors, je tente pour commencer.
Ils tournent tous les trois la tête vers moi dans un même mouvement. J’en sursaute presque. Ils sont effrayants. Pourtant, je dois vraiment prendre sur moi et … m’affirmer ?
— On commence quand ? je demande.
Ma voix était presque fluette. Je ferai mieux la prochaine fois je pense.
— Il a raison ! dit finalement Riley.
Mon sauveur.
— Je ne sais pas quel est le vrai problème entre vous deux, mais si on veut régler cette affaire avant le Nouvel An, il faudrait peut-être s’y mettre.
Les deux autres sont tout penauds. J’ai vraiment envie de rire en le voyant comme ça mais je vais me retenir. Je peux me retenir. Pour le bien de tous et de mon intégrité physique, je vais me retenir.
— Nora, qu’est-ce que tu sais sur la Léthé ?
— En vrai, pas grand-chose.
— C’était bien la peine, râle Reece.
— Pas grand-chose, répète Nora comme si elle n’avait rien entendu. Mais j’ai pas mal de livres à ce propos et d’autres qui doivent m’être livrés dans quelques temps. Ça m’a quand même permis de dégager quelques points à voir prioritairement.
Elle se lève d’un coup et change de pièce. Avec les garçons, on ne sait pas trop quoi faire. Est-ce qu’on doit la suivre ? Est-ce qu’elle va revenir ? Est-ce qu’elle ramène les livres ? Ou la liste ? Elle est partie tellement vite qu’on ne peut que rester là à attendre sans rien faire ni rien dire.
Finalement, Nora ne revient qu’avec un simple carnet, similaire à ceux que j’ai distribués aux garçons. Elle l’ouvre et semble chercher une page précise. Le livre est noirci presque entièrement. Je ne sais pas depuis quand elle fait des recherches sur la Léthé mais même si elle ne sait pas grand-chose, elle a l’air d’avoir quand même noté énormément d’informations. C’est fascinant.
Quand elle trouve la bonne page, elle laisse échapper un petit cri de satisfaction avant de nous en lire le contenu.
— Ces points là nous permettront de savoir ce qu’on cherche exactement. Savoir ce qu’est la Léthé et l’Alètheia n’est pas suffisant. Il faut restreindre le champ de recherche. C’est pour ça que j’ai écrit ces questions. D’abord, les souvenirs sont triés mais par qui et sur quels critères ? Est-ce qu’on raconte nous même nos souvenirs ou alors une machine a été créée pour pouvoir lire dans notre tête ?
Rien que cette première interrogation me laisse pantois et je sais que c’est la même chose pour les deux autres. Toute notre vie, on essaye d’imaginer ce qu’est la Léthé, puis on laisse tomber, on estime que ce n’est pas vraiment important dans le fond. Nous, nous nous y intéressons depuis quelques heures en nous demandant simplement « mais comment ça marche ? ». Mais pour Nora, ça semble être réellement le travail d’une longue réflexion.
Alors je décide de sortir mon propre carnet de note et d’y écrire tout ce que pourra nous dire la jeune fille.
— Donc, déterminer qui exactement trie nos souvenirs ! je répète en écrivant.
— C’est ça ! Et lié à ça, comment l’Alètheia nous redonne les bons souvenirs ? Ce qui me fait venir à une question primordiale à laquelle vous n’avez jamais pensé. Qui nous donne l’Alètheia ?
Alors là … je suis sur le cul. Je n’en sais rien. Je ne me suis jamais posé la question et maintenant que j’y pense. Je n’en sais vraiment rien. Tous les ans, j’ai mon comprimé dans la poche pour pouvoir le prendre le plus rapidement possible, mais je ne sais pas d’où il vient. Où est-ce que je me le procure ?
Aux yeux presque exorbités de Reece et Riley, je peux dire sans aucune hésitation qu’aucun de nous n’y a réfléchi. On vit avec ça depuis notre naissance et pas une seule fois on ne s’est posé la question. A part si … Enfin … Mais … Ok, ça rajoute trop de choses à la liste.
— A quel âge on a la première Léthé ? A la naissance, ça semble inutile ! finit par demander Reece en écho avec mes pensées.
— Non, pas à la naissance. Je pense que ça démarre lorsqu’on commence l’école pour la première fois. Mais je n’ai aucune preuve. Je me dis juste qu’avant ça, il est plus rare qu’un enfant sorte de chez lui. Sauf qu’il faut forcément qu’on aille quelque part pour qu’ils trient nos souvenirs. Parce que si c’est fait chez nous …, rajoute-t-elle en frissonnant.
— Et tu penses que se poser des questions sur la Léthé est une chose que le gouvernement veut supprimer de nos mémoires chaque année ?
Nora me regarde sans rien dire. Elle sait que la réponse, je la connaissais déjà avant même de poser la question. Oui, bien sûr qu’il effacerait les questions dérangeantes de nos souvenirs. Moins il y a de questions, mieux le secret est gardé.
— Autre chose ? je demande.
— Oui. Effacer les soi-disant mauvais souvenirs de notre esprit, c’est bien. Mais les souvenirs physiques qui y sont reliés … comment disparaissent-ils ?
J’ai l’impression que mon cerveau va exploser. Nora ne sait peut-être rien de concret, mais elle a les bonnes interrogations. Je suis d’un coup confiant quant à nos recherches. On avancera dans la bonne direction, ça c’est sûr. Il faudra juste que les résultats suivent.
Mais j’ai espoir.
— Du coup … quel est le plan ? interroge Riley.
— Il faut qu’on réponde à trois questions, annonce Nora. Qui nous donne l’Alètheia ? C’est sûrement la même chose ou personne qui trie nos souvenirs. Ensuite, qui contrôle les souvenirs physiques ?
— Et la dernière ? je lui demande.
— La dernière James, c’est de savoir s’il est possible de récupérer des souvenirs effacés.
Ou plus directement, s’il nous est possible à Riley et moi de récupérer nos souvenirs et enfin mettre un point final à cette histoire. Et après ça, viendra la question d’est-ce qu’il sera possible de les conserver l’année d’après. Si j’ai envie de les garder. Et si ces souvenirs me sont finalement trop insupportables et que je finisse par vouloir les oublier à nouveau ? Je ne préfère pas y penser pour le moment. Un pas après l’autre. Ne brûlons pas les étapes.
— Et comment on y répond à ces questions ? finit par dire Reece.
— Les livres, répond-elle. Et … il va falloir fouiller. Fouiller nos affaires, celles de nos proches, fouiller les bureaux des profs … et l’infirmerie.
— L’infirmerie est littéralement vide, lui fait remarquer Riley. Même l’infirmière est jamais là.
J’hoche la tête. J’en ai assez fait l’expérience pour savoir que ce qu’il dit est vrai. Après, son absence peut faciliter la fouille, ça, on ne peut pas le nier. Mais pour y trouver quoi ? Elle a reçu un peu de paracétamol mais c’est tout.
— Peut-être que maintenant, il n’y a rien. Mais plus les semaines et les mois vont passer, plus on se rapproche de la Léthé, plus il risque d’y avoir des choses intéressantes. Peut-être que l’infirmière note toutes les mauvaises choses dont elle est témoin. Les bagarres. Les grossesses d’ado qui ne sont même pas majeures. Ça vous parait pas bizarre d’en entendre jamais parler alors que la moitié du lycée ne pense qu’au sexe ?
Elle marque un point. Il faut que je me mette en tête qu’avec la Léthé, il y a des choses auxquelles on ne pense pas directement. Il faut que quelqu’un d’autre nous y fasse penser ou qu’un incident arrive.
C’est simple. A partir de maintenant, je ne dois plus me baser sur ce que je sais. Je dois uniquement garder en tête les différentes questions qu’on a listé et faire des recherches en reprenant tout de zéro. Tout ce que je sais est potentiellement faux. Nos souvenirs sont probablement biaisés par la Léthé.
On vit dans un monde de mensonges. L’utopie souhaitée par le gouvernement est finalement une sorte de dictature du bien. A trop vouloir que le bien domine, ne risque-t-il pas d’y avoir au final un déséquilibre qui pourrait menacer cette paix tant _ trop _ souhaitée ?
Tout le monde semble être dans ses pensées. Je les comprends. Cette situation est déroutante et nous fait nous poser beaucoup trop de nouvelles questions sur la société dans laquelle on vit, nos vies qui sont bâties sur de possibles mensonges et tout d’un tas d’autres choses toutes aussi peu positives.
C’est finalement un claquement de porte qui nous sort de nos pensées. Aussitôt, Nora saute sur ses pieds et se met à paniquer.
— C’est ma mère ! Il ne faut pas qu’elle vous voit !
Elle nous presse pour ranger nos affaires. Elle a vraiment l’air affolé. Bon, je la comprends un peu. Je n’imagine pas la réaction de sa mère si elle voyait que sa fille avait invité trois garçons chez elle. Surtout qu’elle ne pourrait pas expliquer la véritable raison pour laquelle on est là.
— Dépêchez-vous ! Et ne faites pas un seul bruit ! Je vais aller la voir et je vous ferai signe lorsque la voie est libre !
Elle court presque jusqu’à la pièce où se trouve sa mère. Je l’entends la saluer et commencer à lui parler. De simples banalités sur leurs journées. Elle finit par revenir nous voir au bout de quelques minutes.
— Ok, elle est partie aux toilettes. C’est le moment ou jamais !
Elle m’attrape par la main pour me tirer derrière elle. C’est vraiment bizarre. J’ai encore ce sentiment de familiarité. Mais je n’ai pas le temps d’y penser plus. Elle me jette presque par la porte d’entrée, très vite suivi par Riley et Reece.
— Pour l’instant, fouillez chez vous. Dès que j’aurai reçu les bouquins qu’il me manque, on approfondira les recherches. A plus !
Et elle claque la porte derrière elle.
— Bon … ben je vais rentrer chez moi, nous dit Riley en ajustant la lanière de son sac. Ça aura été une journée … intéressante.
Il nous adresse un sourire ma foi adorable avant de partir. Je me retourne alors vers Reece.
— Je peux … commence-t-il lentement.
— Tu veux dormir à la maison ? je lui demande en même temps.
Il me lance un regard reconnaissant avant d’accepter ma proposition. Il s’est passé trop de choses pour qu’il puisse rentrer chez lui normalement. Déjà, rester autant de temps à côté de la Chouette, enfin de Nora, a dû être source de stress. Puis la discussion en elle-même …
J’avoue que même moi, je préfèrerai que Reece vienne dormir à la maison. Désormais, il est ma constante. Il est là depuis le début et je sais que notre amitié n’est pas biaisée par la Léthé, sinon on se serait oublié et on aurait pas, au contraire, autant de souvenirs ensemble. Quoi qu’il arrive, il est le point fixe de ma vie.
Je passe un bras sur ses épaules et nous marchons vers chez moi dans le silence. Les prochains mois risquent de ne pas être de tout repos.
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