Je suis dans ma chambre, regardant Reece tourner en rond. Riley aussi est là. Mon meilleur ami a demandé à ce qu'il reste avec nous pendant les explications. Il a confiance en lui et sait qu'il sera sûrement plus apte à l'aider. En même temps, après la bombe qu'il a lâchée, je pense que je suis tout sauf apte à donner des explications ou des conseils.

Nora est sa sœur ... je ... je ne comprends même pas comment ça peut être possible et pourtant, ça justifierait certaines choses comme cette impression de familiarité qu'elle me laisse à chaque fois que je suis avec elle, ou ces ressemblances que je lui trouve avec Reece de temps à autre.

— Je l'ai rejoint pour savoir ce qu'elle avait. Elle pleurait. Elle voulait pas s'arrêter. Et ça m'a énervé. Je lui ai dit qu'il allait falloir un jour ou l'autre qu'elle me parle et que ce jour c'était aujourd'hui. J'ai tout déballé. L'angoisse que m'a créé son regard persistant, les cauchemars que j'ai fait à cause de ça, mais que maintenant j'essayais vraiment d'être son ami mais que lorsqu'elle se comportait de cette manière, ça me donnait juste envie de fuir.

— Qu'est-ce qu'elle t'a répondu ?

— Sur le coup, rien du tout. Elle m'a regardé en pleurant. Ça a même empiré. Elle a essayé de parler à un moment mais elle pleurait trop pour ça. Puis elle m'a lâché « je suis ta sœur ». On aurait cru un mauvais remake de Star Wars. Du coup, elle m'a expliqué. Mon père aurait eu une relation avec sa mère alors qu'il était marié à la mienne. Mais il a tout oublié. La mère de Nora s'en est souvenue, à première vue, elle ne savait pas que mon père était marié, du coup la Léthé ne l'a pas effacé de sa mémoire. Puis elle l'a dit à Nora ... et a oublié cette fois-ci.

Il fait une pause. Comme s'il voulait qu'on digère tout ce qu'il vient de dire. Ou pour qu'il le digère lui-même.

— Mon père a trahi ma mère et s'en sort parfaitement ... et à cause de tout ça, j'ai mis autant de temps à savoir que j'ai une sœur ? Elle me regardait à chaque fois passer avec insistance parce qu'elle n'osait pas venir me révéler tout ça ? Le monde est bien plus injuste avec la Léthé qu'elle ne le serait sûrement si ça n'existait pas. Les gens souffrent bien plus que sans la Léthé. Alors oui, on évite les grandes guerres, mais ça ne nous empêche pas, à notre échelle, de souffrir.

Je le prends dans mes bras et le guide jusqu'à mon lit pour qu'il s'y installe. A peine il a touché le matelas qu'il remonte ses genoux contre son torse et y enfouit son visage. Sa respiration se fait un peu hasardeuse et je devine qu'il pleure. Sauf que Reece n'est pas du genre à pleurer très souvent, preuve que ce qu'il se passe pour lui est un véritable cauchemar. Parce que la société cache les mensonges, elle cache aussi la trahison, elle camoufle des souffrances ... elle est pourrie jusqu'à la moëlle. Sûrement corrompu. Et on ne peut rien y faire ... pour le moment.

— Il faut qu'on trouve un moyen de ne pas oublier, nous dit Riley.

C'est une évidence. C'est notre projet depuis le début. Mais la manière dont l'a dit mon petit-ami est comme le signe d'un nouveau départ. Ce qu'on nous avons fait jusqu'ici, nous allons le refaire et en mieux et je sais que c'est le moment où il va enfin nous révéler son idée. Pour ça, il faut appeler Nora pour qu'elle vienne.

Elle arrive une quinzaine de minutes plus tard. Elle a les yeux rouges, preuve qu'elle a pleuré, mais pourtant, elle semble dégager un poids énorme. Lorsqu'elle passe la porte d'entrée, Reece la prend dans ses bras.

Maintenant qu'ils sont aussi proches physiquement, la ressemblance est flagrante bien que moins importante que chez des frères et sœurs ayant les deux mêmes parents. Ils ont la même bouche, avec les fossettes qui les accompagnent. Et bien que leurs peaux ne soient pas de la même couleur, celle de Reece était d'un brun alezan allant vers le doré lorsque le soleil l'éclairait, héritage de sa propre mère, tandis que Nora avait récupéré la peau claire et rosée de leur père, des taches de rousseurs parsèment leurs visages. Leurs yeux aussi sont semblables, d'un même mordoré. Pleins de petites choses comme ça rendent leur ressemblance plus évidente. Mais pas assez pour qu'on puisse soupçonner un quelconque lien de parenté entre eux deux, sinon, nous aurions eu des soupçons depuis bien longtemps.

Une fois tout le monde calmé et installé, Riley prend la parole à ma demande. Il résume ce qu'il s'est passé ces dernières heures pour Reece et Nora. L'overdose de mon frère, son hospitalisation, la cure qu'il va être amené à faire et surtout ses dernières révélations.

— Donc ton frère se souvient de votre relation ? s'étonne Nora. C'est impossible ... il n'y a aucune raison pour laquelle il s'en souviendrait.

— Il doit considérer la nouvelle autrement, suppose Reece. Regarde, tu te souviens toujours de la vérité sur ton père alors que ta mère l'a oublié. Ça veut sûrement dire que le souvenir est différent pour vous deux. Peut-être que pour ta mère, c'est le souvenir d'une trahison alors que toi, c'est simplement l'identité de ton père. Ça doit être pareil pour Riley et Jamie. Ils ont oublié leurs sentiments alors que Jude se souvient simplement de leur proximité qui, en enlevant tout sentiment, ne doit pas déranger l'état.

Il a raison ... et ça ne nous aide pas vraiment. Parce quel que soient les distinctions que fait le gouvernement sur les événements, ici, nous sommes tous trop impliqués dans ce qu'il nous arrive. Nous savons que Nora est née d'une infidélité, tout le monde sait que notre relation à Riley et moi est loin d'être amicale et sûrement Nora et Reece se doutent que ça n'a rien de platonique non plus. Comment la Léthé pourrait ne pas effacer tout ça de nos mémoires ?

— Riley ! je m'écris dans un sursaut. T'avais une idée ! Tu me l'as dit la dernière fois ! Mais on a pas eu le temps d'en parler avec tout ce qu'il s'est passé.

On regarde tous Riley et espère vraiment qu'il va avoir la solution à nos problèmes ... ou au moins quelque chose qui nous y approchera parce que pour le moment, on stagne vraiment. J'ai confiance en lui ... On a tous confiance en lui. Mais l'espoir qui diminue peut être beaucoup plus puissant que la confiance qu'on peut avoir en quelqu'un d'autre.

— C'est vrai ... j'ai eu une idée mais c'est encore quelque chose qu'il faut vérifier avant de pouvoir l'exploiter ! nous prévient-il. J'ai pensé aux livres qu'on a trouvés, ou plutôt que Nora a déniché et qu'on a lu. Ils étaient tous assez vagues, ne parlaient pas de la Léthé ou de l'Alètheia en lui-même. Mais il existe forcément des livres de ce genre quelque part ... accessible dans un endroit où le gouvernement ne pourra pas mettre la main dessus.

— Le marché noir, répond Nora avant de se frapper le front. Pourquoi je n'y ai pas pensé ? C'est pourtant évident !

— Mais on ne sait pas si ça existe, c'est une simple légende ! lui fit remarquer mon petit-ami.

— Il existe ... j'y suis allée une fois par curiosité ... mais je n'ai pas regardé les livres qu'ils proposaient !

— Quelqu'un va nous expliquer ? demande Reece en faisant écho à mes propres pensées.

— Le marché noir, c'est un endroit sur internet où tu peux commander tout ce qui est interdit par le gouvernement. La drogue que ton frère a prise vient sûrement de là. Les armes des criminels viennent de là aussi. Et il y a peut-être les livres censurés par les hautes autorités.

— Mais comment tu peux trouver ça ? Le gouvernement doit l'avoir supprimé d'internet !

— Non Jamie, me dit Nora. Le gouvernement n'y a pas accès ... ils ne peuvent même pas détecter l'utilisation du réseau. Et pour y accéder ... Il faut passer par un site que j'ai découvert en début d'année. Des gens piratent nos ordinateurs pour les connecter au marché noir. Ils se font appeler les Passerelles. Je ne sais pas comment ils font, mais ils ont un moyen de savoir s'ils peuvent te faire entrer dans le marché ou non.

— C'est impossible qu'une chose de cette envergure existe ! nous fit remarquer Reece.

— Ils sont forts, tellement forts qu'ils sont considérés par beaucoup comme des légendes. Jamais ils ne se sont fait attrapés. Même le gouvernement en vient à douter de leur existence. Mais ils existent.

— Ok ... très bien. Donc toi et Riley, vous allez nous trouver des livres qui vont potentiellement nous aider !

— Et moi ? je demande.

— Toi bébé, tu as énormément de choses à me raconter et on doit parler de ce que t'a révélé ton frère. Je crois savoir de quoi il parle. Et tu ne peux pas refuser. Tu m'as pas mal abandonné depuis que tu fricotes avec Riley.

Je sais qu'il le dit sous forme de rigolade mais ses paroles me font pas mal de peine parce que c'est vrai, on ne s'est pas vu autant que d'habitude. J'ai d'ailleurs l'impression qu'il n'est pas resté dormir ici et à vrai dire, il me manque. Puis, il n'a pas tort. Il y a tellement de choses dont j'aimerais lui parler. Il s'est passé beaucoup de choses ces derniers temps et j'ai besoin de faire le point sur tout ça.

Les autres semblent le comprendre parce qu'ils annoncent assez rapidement qu'ils vont aller chez Nora pour tenter d'accéder au marché noir. Ils remballent leurs affaires et avant de partir, j'attire Riley vers moi et l'embrasse. Pour une fois, je n'ai pas à me soucier que quelqu'un le voit parce que Nora et Reece sont au courant et n'ont rien contre. En l'embrassant ici, face aux autres, c'est un peu comme si j'imaginais le monde dans lequel on pourrait vivre s'il était un tant soit peu tolérant.

Je le sens sursauter contre moi avant de glisser sa main derrière ma nuque pour m'approcher un peu plus de lui. J'aimerais tellement qu'on puisse faire ça plus souvent. S'embrasser à n'importe quel moment parce qu'on a envie. Mais rien que lui tenir la main paraît chose impossible. Je me demande si beaucoup de personnes sont dans le même cas que nous et surtout, comment ils le vivent au quotidien.

On finit par se séparer et Nora et lui partent de chez moi. Je me retourne vers mon meilleur ami qui a un sourire goguenard sur les lèvres.

— Oh va chier ! Si tu te fous de moi, je te parlerai pas ! je lui dis en partant dans la cuisine.

— S'il te plait bébé, la vulgarité ne te va pas. En plus, je sais que tu meurs d'envie de tout me raconter !

Le pire, c'est qu'il a raison le bougre ! Il ne lui suffit que de cinq minutes, le temps qu'on prenne de quoi manger et qu'on s'installe dans ma chambre pour que je finisse par tout lui raconter. Je passe certains détails de ma folle soirée avec Riley, le côté un peu trop charnel semble lui donner des nausées. Cependant, il a malgré tout l'air heureux de ce qu'il m'arrive et de l'avancée de mon histoire avec Riley.

— N'empêche, c'est la première fois que je te vois amoureux ... enfin, si je me base sur les souvenirs que j'ai. Et ça te rend tellement niais Darling que ça en devient adorable.

— Hey, je m'exclame vexé. Je suis pas niais, je te raconte juste ce qu'il se passe actuellement, de manière totalement factuelle. En plus je suis pas du tout ...

— Ne dis pas que tu n'es pas amoureux, me coupe-t-il. Ça se voit comme le nez au milieu du visage. Pas la peine de mentir. Je suis sûr que même toi tu en es conscient.

— Je te déteste.

Parce qu'encore une fois, il a raison. Pourquoi nier ? Plus les jours passent, plus ce que je ressens pour Riley devient fort. J'ai beau me faire croire que c'est juste la naissance de certains sentiments peut-être amoureux, en réalité, j'en suis déjà très loin. Je ne me vois pas être à nouveau seul et l'idée de l'être parce que j'aurais à nouveau oublié son existence me donne envie de pleurer ... ou d'enlever Riley pour l'enfermer dans un endroit où je suis sûr qu'il ne pourra jamais disparaître ... si cet endroit existe.

J'enfourne quelques guimauves dans la bouche et prie pour que mes réflexions cessent. J'ai pas envie de penser à ce genre de choses maintenant. Surtout qu'il nous reste encore un point à aborder.

— Du coup, je reprends donc comme si de rien était, tu as une idée pour la cabane des petits bois.

— Je crois oui ... en tout cas, j'ai quelque chose qui pourrait nous y guider. En début d'année, j'ai trouvé un papier dans mes affaires qui me demandait de fouiller dans mes sous-vêtements pour trouver le plan de la petite maison dans la prairie. J'ai cherché et je suis tombé sur un plan. Il y a une croix sur lui mais j'ai rapidement mis le plan aux oubliettes parce que je ne comprenais rien et qu'on avait bien assez de problèmes comme ça.

— Tu crois que tu t'es laissé un indice pour retrouver ce plan, alors que moi j'ai laissé à mon frère le nom de l'endroit où j'ai sûrement caché quelque chose ?

— C'est ce que je pense.

— On est intelligent, je fais remarquer.

— Et même bien plus qu'on le pense. Mais il nous reste un problème. C'est à une bonne heure en voiture d'ici, sans grosse circulation. Il faut que Riley t'y emmène.

— Sauf que les cours vont commencer d'un jour à l'autre ... et Riley n'aura pas accès à la voiture de ses parents d'ici là.

— On a donc pas d'autre choix que d'attendre.

Je soupire et me laisse tomber sur le lit. L'attente va être extrêmement longue et surtout, je risque de me sentir inutile jusque-là. Je ne sais pas ce que je peux faire d'ici que Riley récupère la voiture ou que Nora reçoive les livres qu'ils ont potentiellement trouvés aujourd'hui.

— Je peux dormir ici ce soir ? me demande Reece.

Je me redresse rapidement et le regarde comme s'il lui avait poussé une deuxième tête.

— Bah ouais ... enfin, je sais même pas pourquoi tu demandes !

— Je sais pas, soupire-t-il. Je crois que j'ai l'esprit embrouillé avec tout ce qu'il se passe ...

— Eh, t'es chez toi ici beau gosse. Tu le sais. Et si tu veux, demain on ira voir mon frère ensemble.

Il me sourit et hoche la tête. Ça me frappe d'un coup mais il a vraiment l'air fatigué. Ses traits sont tirés, il a des cernes énormes sous les yeux, comme s'il n'avait pas, ou quasiment pas, dormi depuis des semaines et en fait, c'est peut-être bien le cas. Puis, avec mon frère à l'hôpital, la découverte de l'enfant illégitime de son père ... ça fait énormément de choses à encaisser. Et en plus de ça, il arrive encore à être là pour moi, à me donner des conseils, me soutenir ...

— Je te mérite pas, je lui dis finalement.

— Bien sûr que tu me mérites, tout comme je te mérite. On a pas vécu autant d'années ensemble pour ne pas se mériter ! On a dépassé ce stade depuis longtemps !

— Alors, qu'est-ce que je ferais sans toi ?

— Pas grand-chose à première vue ... ou alors jouer tous les jours à touche-pipi avec ton mec !

J'éclate de rire. Qui sait ?

Je sens Reece s'allonger à côté de moi et se coller contre mon épaule.

— Je peux dormir contre toi cette nuit ? J'ai peur de faire des cauchemars cette nuit.

— Tout ce que tu voudras.

On reste silencieux quelques minutes, comme si on avait besoin de terminer cette journée non pas ensemble, mais aussi avec nous même, de faire un bilan de ce qu'on a appris, ce qu'il nous reste à apprendre et toutes ces choses qui sont actuellement en train de me donner mal à la tête.

— Au fait ... t'as changé les draps depuis ta partie de gym avec Riley j'espère ?!