Mauvaise rencontre
L'idée de changer de vie au milieu du printemps rendait Elbar fébrile, au point qu'il préféra défier le couvre-feu plutôt que de rester enfermé. Comme toujours, il esquiva les patrouilles, et toutes les personnes errant de nuit comme lui, tout en imaginant sa vie sur les mers. Il ne savait même pas à quoi pouvait ressembler un port, la mer ou un trois-mâts. Mais quelle importance ? Jarvioss s'assurerait qu'ils apprennent tout le nécessaire, sans finir esclaves d'adultes.
De nouveau, un grondement indiquant la présence de mercenaires Sel le pétrifia. C'était le milieu d'une froide nuit de fin d'automne, il se trouvait près des limites de la cité. Il chercha aussitôt à esquiver les mercenaires, et s'approcha des fortifications de Nahrcouyss. Au cours de sa fuite discrète, il entendit cette fois encore deux cœurs battants.
Préférant s'éloigner des Sel avant de semer ses suiveurs, il poursuivit sa route jusqu'au pied du mur délimitant Nahrcouyss. Les deux personnes approchèrent jusqu'à le frôler. Terrifié, Elbar changea de priorité et s'enfonça dans les taudis, tout en gardant une distance de sécurité avec les Sel. Du moins, il essaya.
Près d'un coin, alors qu'il allait s'y jeter tête baissée, quelqu'un le saisit par le col et l'écrasa contre un mur. Surgirent alors trois mercenaires équipés d'armures lourdes à l'air pressé. Ils traquaient quelque chose, flairant les alentours avec attention et tendant l'oreille.
Pour une raison qui échappa au préadolescent, ils ne le virent pas. L'un d'entre eux jura.
- J'entends trois cœurs...
- Pareil.
- Pareil.
- Donc ils ne seraient pas deux.
Les deux autres grognèrent.
- Schiarks de fronts étoilés... pesta le premier Sel.
- Plus de doutes concernant leur peuplade, alors ? s'enquit le second.
- Dehnio est tout proche, l'informa le premier. Ils cartographient la ville.
- Merde.
- Combien de temps avant l'assaut ?
- On sait pas.
- Faudrait écourter le contrat, décida le troisième.
Et ils se turent. Déjà dangereusement proches d'Elbar et des deux individus invisibles, les Sel les encerclèrent, perplexes, se demandant s'ils se trouvaient juste sous leur nez ou sur le toit. Préférant régler rapidement le problème, ils reculèrent pour lancer des sorts afin de toucher toute la zone.
Les deux traqués les hachèrent menu avec des lames de vent. Quand, enfin, les deux mages levèrent leurs sorts de dissimulation, le dragonien se sentit une envie pressante, et n'osa plus bouger. Tout juste, les larmes aux yeux, respirait-il.
Les deux licorniens portaient une armure bordeaux à filigranes d'obsidienne, signe de leur appartenance à l'armée princière. Ils toisèrent Elbar à travers leur casque à la visière relevée, puis s'échangèrent de brèves paroles dans leur langue. Cela ressemblait à des séries de hennissements. Il n'y comprenait rien, et ne parvenait même pas à estimer quel ton ils employaient.
Brusquement, le coin de rue disparut. Les taudis, les rues boueuses et sales, les toits de planches pourrissantes, tout disparut pour laisser place à une lisière de forêt. Elbar reconnut Nahrcouyss à l'est, et le domaine Driss un peu plus au nord. Jamais il ne s'était autant éloigné de sa cité natale. En plus de sentir sa vessie et ses intestins prêts à se vider au moindre relâchement, ses membres devinrent cotonneux. Il se surprit à prier pour qu'il s'agisse d'un cauchemar.
Surveillant ses ravisseurs qui poursuivaient leur discussion, il guetta des signes de relâchement, et s'éloigna petit à petit. Alors qu'il pensait pouvoir s'en sortir, l'un d'entre eux remarqua son éloignement, et le rejoignit en trois enjambées. Le licornien le saisit par la gorge, lui bloquant la mâchoire pour l'empêcher de mordre, et dégaina une dague. Il la glissa sous la veste du dragonien, qui couina et signifia sa soumission sans condition par des gémissements. Elbar sentit avec horreur l'acier froid se glisser entre les écailles de son ventre, et se faufiler entre deux couches de peau.
L'expression neutre, le licornien arrêta ce supplice et jeta Elbar au sol avec mépris. Les membres engourdis par la peur, il ne put rester debout et s'effondra. Le dragonien n'osa pas se relever. Les deux autres finirent leur conciliabule, puis le détaillèrent avec dédain. Enfin, celui qui n'avait pas encore touché Elbar prit la parole, parlant dragonien avec un accent atroce et saccadé, rendant ses propos difficilement intelligibles.
-Tuh ah le choih, mouh-rir, ou nouh oh-bé-hir.
Il montait haut dans les aigus pour mieux soupirer la fin des mots. Pas sûr de comprendre, Elbar resta silencieux. Face à son mutisme, le licornien le menaça de sa dague. Tremblant, le dragonien acquiesça. Il ignorait à quoi il pouvait bien s'engager, mais il savait à quel point il voulait vivre.
Les soldats d'élite lui couvrirent les yeux, le soulevèrent de terre et se téléportèrent encore. À l'odeur, Elbar sut qu'ils apparurent dans un souterrain, et que de nombreuses personnes y vivaient. De l'air circulait, et des lampes à suif perturbaient ses estimations. On le déposa au sol, et suite à de brefs échanges, plusieurs licorniens disparurent. Il en resta la moitié, Elbar identifia sept cœurs battants. Plus le sien. Sans que d'autres paroles ne s'échangent, on lui retira son bandeau.
Cinq ennemis lui faisaient face, tous en armure, aux couleurs de l'élite princière. Il reconnut celui du milieu comme le prince héritier. Seuls les licorniens de la lignée royale avaient les yeux dorés. Et seuls les rois portaient des couronnes. Même chez les dragoniens. Dehnio s'adressa au Quézermistoss avec un ton doucereux, et un accent bien plus discret et surtout compréhensible que le soldat.
- Bonsoir, petit. Hybien m'affirme que tu es volontaire pour nous assister dans notre tâche... Le confirmes-tu ?
Elbar déglutit. Sept regards, dont six hostiles pesaient sur lui. Jamais il ne s'était senti aussi impuissant et vulnérable. Même les proxénètes ayant tenté de lui mettre la main dessus ou de le droguer ne l'avaient pas autant fait paniquer. Jamais il n'avait été isolé, ni acculé de la sorte. Ni sa mère, ni Jarvioss ne pouvaient venir l'aider. Le silence s'étira, le dragonien subissait une pression effroyable. Enfin, préférant faire avancer la chose et espérant ne pas se pisser dessus, il hocha la tête.
- Tu m'en vois fort aise, répondit Dehnio Segonora avec nonchalance. Bien sûr, tu seras récompensé, mais avant d'aborder ce sujet, sais-tu ce que nous attendons de toi ?
Le préadolescent fit un discret signe de dénégation. Le prince lui sourit, tandis que les quatre qui l'entouraient grinçaient des dents. Il repéra d'ailleurs la dentition de l'un d'eux, et trouva ses dents carrées et jaunes répugnantes. Comment trouvait-on une compagne avec de telles horreurs ?
- Voilà quelques temps que nous cartographions les lieux, et il s'avère que se repérer là où tu vis est une tâche particulièrement ardue. Certains de mes espions ont constaté que, en plus de connaître la zone et ses environs, tu sais à l'avance où passeront la majeure partie des gardes, et à quel moment. Nous apprécierions grandement le partage de tes connaissances. Naturellement, tu obtiendras une récompense pour cela.
Dehnio se pencha alors en avant. Jusque-là, le prince avait gardé les doigts joints, les coudes sur la table et une bonne partie de son visage restait dans l'ombre. Il croisa les bras, et Elbar put constater que le prince, en plus d'être bien nourri, portait de courts cheveux châtains, surmontés d'un cercle d'or et d'émeraudes valant une fortune qui pourrait lui apporter assez d'argent pour se nourrir jusqu'à la fin de ses jours. Puis il se fit happer par les yeux d'or givré du prince. Une belle couleur, qui lui rappelait le calme hivernal qui régnait parfois, même dans les taudis.
- Que dirais-tu d'apprendre à lire, écrire, compter et manier la magie ? De devenir un homme instruit ?
Elbar en fut bouche bée. L'éducation ? La possibilité de transmettre ses connaissances à son grand dominant et à leur bande ? Avec ça, ils pourraient même devenir d'honnêtes dragoniens. Ils pourraient se tourner vers l'artisanat, ou pourquoi pas fonder une caravane. La caravane Quézermistoss... Quézermistoss ké lvionourh, ça sonnait pas trop mal. Comme ça ils voyageraient, et pourraient faire quelques économies sur la paie des mercenaires puisqu'ils savaient tous se battre et défendaient leur vie depuis toujours. Toutes les portes s'ouvraient devant les caravaniers, ça les changerait. L'idée lui plaisait. Et ça rejoindrait l'aspiration de quelques-unes de ses connaissances. Ils recruteraient facilement plusieurs des gros bras d'Irlass, et diverses catins désireuses de changer de vie. Dès le départ, ils seraient assez nombreux pour fonder une grosse caravane presque indépendante de la protection Sel. Le dragonien pencha légèrement la tête en plissant les yeux.
C'était trop beau pour être vrai. Pourquoi le prince licornien voudrait-il l'instruire, plutôt que de le tuer quand il ne lui servirait plus ? Son léger changement d'attitude fit sourire Dehnio. Un petit sourire rappelant qui maîtrisait la situation de bout en bout. Elbar sentit ses écailles se hérisser, et prit sur lui de les rapprocher de son corps. Pour rien au monde il ne voulait paraître menaçant. Pas avec deux mages hostiles derrière lui, et très certainement cinq autres devant.
- Tout travail mérite salaire, petit. Dans le cas où tu obtempères et nous donnes satisfaction, tu obtiendras ma reconnaissance, et par conséquent l'accès à l'éducation. Dans les autres cas, je n'aurais d'autre choix que de te tuer.
Elbar se rendit compte qu'il tremblait de plus en plus. Obéir ou mourir, donc. Il se demanda ce que la cartographie des taudis pouvait apporter au prince. Entendant quelqu'un dégainer derrière lui, il cessa de réfléchir.
- J'accepte...
Que les esprits, les dieux et tout ce qui existait lui pardonnent. Il tenait trop à la vie, et désirait croire le prince, quand ce dernier lui proposait d'accéder à la connaissance. Ce qui lui manquait pour vivre mieux. Ce qui manquait à Jarvioss, Svida et aux autres.
- Marché conclu, annonça Dehnio en souriant plus aimablement.
Elbar trouva le prince assez beau, malgré ses saloperies de dents carrées, ses poils autour de la bouche et débordant sur les joues et le menton, et sa peau lisse dépourvue d'écailles. Dehnio avait une forme de visage agréable et avenante. Quand il s'exprima dans sa langue, il se redressa et regardait chaque personne concernée droit dans les yeux. Il parlait vite, d'un ton sans réplique.
Trois des quatre qui l'entouraient se levèrent et partirent, le dernier, ou plutôt la dernière resta assise et le dévorait du regard. Elbar supposa qu'il s'agissait de la compagne du prince. Ils se concertèrent silencieusement un court moment, se prirent par la main et Dehnio congédia les deux gardes restés derrière le dragonien d'un geste du menton.
Aussitôt, le dragonien et ses ravisseurs furent téléportés près de l'entrée de la ville. Celui qui parlait dragonien avec un accent atroce lui donna rendez-vous de l'autre côté de la porte, dans trois nuits.
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