Chapitre 15 (suite et fin)
Quinzième Chapitre
Ce discours de bon samaritain irrita Esméralda. Furieuse qu'on la moralise et qu'on interfère dans ses plans, elle s'éloigna de la porte et se précipita vers la fenêtre du salon en chantant à tue-tête :
— Dance me to the wedding now ! Dance me on and on ! Dance me very tenderly and dance me very long !
Ce n'était pas le moment ! Ce n'était franchement pas le moment d'entendre des discours de sacristain. Esméralda bouillonnait. Au paroxysme de la colère, " La Maîtresse " vint spontanément prendre la place d'Esméralda. Le geste autoritaire, elle tira les rideaux puis replia les volets. La lumière du petit matin s'installa dans la grande pièce. Le visage dur et le corps raide, Esméralda " La Maîtresse " ouvrit la fenêtre en grand. Un petit vent frais s'engouffra dans les voilages et passa dans ses cheveux. Esméralda leva les pieds et plaqua son ventre contre le garde-fou. Penchée en avant, elle regardait tout en bas. La voix froide et impérieuse de " La Maîtresse ", résonna dans son oreille : « Saute ! »
— Oui, répondit-elle avec des intonations enfantines.
« Saute ! N’attends pas ! »
— Oui, confirma-t-elle en s'inclinant davantage. Je vais sauter dans le puits pour rejoindre le pays des merveilles.
« Dépêche-toi, ton lapin blanc t’attend ! »
— J'arrive...
La brise matinale caressa les joues et le front d'Esméralda. Le sourire victorieux, elle remonta un genou le long du parapet. Debout sur le garde-corps, les bras à l’horizontal, elle prit la pose. Et dans le clair obscur, tel le Christ porté en croix, elle s’offrait à la populace imaginaire venue la voir expier, mourir et puis renaître.
— Adieu Andrès ! cria-t-elle. Je m'en vais au pays des merveilles !
— Nooooooooooooooonnnnnnnnnnnn !!!! hurla le visiteur derrière la porte.
Comprenant qu'Esméralda n'avait pas ouvert la fenêtre pour s'aérer, mais pour se jeter dans le vide, Andrès Pasolino se rua sur la porte. Il tourna la poignée et donna des coups de pieds dans le chambranle qui ne céda pas.
— Arrêtez ! cria-t-il. Ne faites pas ça ! Pensez à la petite Esmée ! Ne lui faites pas ça ! Donnez-lui une dernière chance d’être heureuse ! Elle y a droit ! Elle le mérite !
— La petite Esmée n'existe plus ! Il n'y a plus qu'Alice et son lapin !
Très perturbée et lasse de cette existence maudite, Alice-Esméralda était résolue à quitter ce monde cruel pour partir vivre dans son conte.
— Ne les laissez pas gagner ! hurla Andrès qui tremblait derrière la porte. Ne laissez pas ces pourritures vous tuer une deuxième fois !
— Mais ils m’ont déjà tuée ! s’écria-t-elle d'une voix de petite fille. C’est trop tard ! Je suis morte à cinq ans et c’est mon père qui m’a tué !
— C’est du mensonge Esméralda ! Vous n’êtes pas morte ! Vous êtes vivante et vous avez encore des milliers de choses à faire. Des choses belles et intéressantes !
— Laissez-moi ! Vous êtes comme eux de toute manière ! Vous aussi, vous êtes de la race des hommes ! Vous êtes méchant, obsédé, égoïste et dégoûtant !
— Mais non ! C'est faux !
— C'est faux ! cria Esméralda avec un sourire ironique. Je ne vous crois pas ! Tous les hommes veulent la baiser Sally la petite pute ! Et vous le premier !
— Non ! Mais non ! Libérez-vous de Sally ! Ne la laissez pas vous dominer ! Vous n'êtes pas Sally, vous êtes Esméralda Dolorès de la Cuenté !
— Sally la la la, Sally la la la, chanta Esméralda. Sally la petite pute. La jolie petite pute, la la la.
— Esméralda, je vous en prie, laissez-moi vous aider !
— Non, c’est trop tard ! Les jeux sont faits !
— S’il vous plait ? supplia Andrès.
— Non !
— Donnez-vous une dernière chance ! Vous ne pouvez pas partir sans être sûre et certaine d'être Esméralda Dolorès de la Cuenté et pas une de vos alters ! Vous comprenez ! Vous devez partir avec votre véritable identité, en pleine conscience de votre geste. Sinon, votre mort n'aura aucun sens ! Strictement, aucun !
Ces paroles impactèrent Esméralda et la ramenèrent à la raison. Redevenue elle-même, elle accepta la proposition d'Andrès et descendit du garde-corps.
— C’est bon, dites-moi ce que je dois faire ? dit-elle froidement depuis la fenêtre ouverte.
— Revenez vers moi. Revenez par ici.
Sans un mot, Esméralda retourna derrière la porte et entendit Andrès qui psalmodiait étrangement. Intriguée, elle s'accroupie et essaya de décrypter ce qu'il disait. À travers l’épais panneau de bois, elle crut reconnaître une prière d'invocation et se fit attentive. La voix d'Andrès montait crescendo, puis descendait en murmures. Son débit et ses intonations se nuançaient. Tantôt, il parlait rapidement avec hardiesse, tantôt il s'exprimait lentement avec douceur. Généreux et implorants, les mots d'Andrès trouvèrent un écho dans le cœur d'Esméralda. Ils l'apaisèrent. Étonnamment réceptive à l'oraison perçue comme un chant d'adoration, Esméralda se laissa bercer par la pieuse mélodie. Elle s'adossa contre la porte, et sans y prendre garde, elle s’assoupit.
Andrès Pasolino avait terminé sa supplique. Il appela Esméralda à voix basse mais ne reçut aucune réponse. Il pressa son oreille sur la porte et, à l'audition de son souffle lent, il comprit qu'elle dormait. Avec patience et dévouement, il attendit sur le paillasson qu'elle se réveille.
— Andrès ? demanda-t-elle affolée, l'esprit plein de sommeil. Andrès ?
— Je suis là Esmée.
— J’ai cru que vous étiez parti… Ne partez pas s'il vous plaît... Restez-là... encore un peu...
— Je ne partirai pas. Je resterai jusqu’à ce que le mot "Espoir" se dépose sur votre cœur, s'inscrive dans votre tête et s'entende sur vos lèvres.
— Vous risquez d’attendre longtemps.
— À vous d'en décider. J'ai tout mon temps et aussi bon espoir.
— Andrès ?
— Oui Esmée.
— Vos prières m'ont fait du bien. Voudriez-vous le faire encore !
— Avec plaisir.
Andrès recommença à prier doucement.
— Esmée, murmura-t-il. Vous avez de la valeur aux yeux de Dieu. Beaucoup de valeur.
— Ah ? Bon...
— Vous n’êtes pas une erreur et vous n’êtes pas non plus " fille de rien ". Il ne tient qu'à vous de devenir "fille de Roi".
Esméralda était bien. Elle était calme et détendue.
— Fille de roi... soupira-t-elle, le sourire désabusé et les yeux levés au ciel.
— Voulez-vous que je lise le psaume 85 dans la Bible ?
— La Bible ? Eh bien, pourquoi pas.
— Seigneur, tu as montré ton amour pour ton pays, tu as rendu son ancienne situation au peuple de Jacob. Tu as effacé les fautes de ton peuple. Tu as pardonné tous ses péchés. Tu as mis fin à ta colère. Tu as abandonné ta violente colère. Reviens vers nous, Dieu notre sauveur, ne nous en veux plus ! Est-ce que tu seras toujours furieux contre nous ! Est-ce que ta colère nous frappera de génération en génération ! Est-ce que tu ne reviendras pas nous rendre la vie, pour que ton peuple se réjouisse en toi ! Seigneur, montre-nous ton amour, sauve-nous ! J’écoute ce que Dieu dit. Le Seigneur promet la paix à son peuple, à ses amis fidèles. Mais qu’ils ne reviennent pas à leur folie ! Le Seigneur sauvera bientôt ceux qui le respectent, et sa gloire habitera notre pays. Amour et fidélité se rencontrent, justice et paix s’embrassent. La fidélité monte de la terre et la justice descend du ciel. Le Seigneur lui-même donne le bonheur, et notre pays donne ses récoltes. La justice marche devant le Seigneur, elle prépare le chemin devant lui.
— Êtes-vous réellement certain que Dieu peut me pardonner et... qu’il peut m’aimer ?
— Oui, je le crois. J'en suis même certain. Sinon, pourquoi serais-je là ?
— Ah ! Continuez, s'il vous plait...
— Même les ténèbres ne sont pas obscures pour toi, La nuit brille comme le jour, et les ténèbres comme la lumière. C'est toi qui as formé mes reins. Toi qui m'as tissé dans le sein de ma mère. Je te loue de ce que je suis une créature si merveilleuse. Tes œuvres sont admirables, et mon âme le reconnaît bien.…
— ... Formée dans le sein de ma mère... Une créature si merveilleuse...
— Oui Esmée.
— Difficile d'intégrer cela...
— Difficile mais pas impossible. N'est-ce pas ?
— Peut-être... Si vous le dites...
— Et si nous chantions tous les deux ?
— Chanter ? Quelle curieuse idée. Que voulez-vous chanter ?
— Et si nous reprenions ce fameux chant d'espoir et de paix que votre grand-mère vous chantait ?
— Le chant de ma grand-mère ! Mais comment savez-vous ?
— Vous le chantiez si bien, il y a quelques heures au bar "Le Minima".
— Ah ?
— Oui.
— Evenou shalom alerhem !
— Evenou shalom alerhem !
— Evenou shalom alerhem ! evenou shalom, shalom, shalom alerhem !
FIN
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