La Bohémienne
Un soir, alors que l'un de mes voyages me conduisait à faire étape dans un petit village, je fus interloqué par un tableau qu'affichait un mur de l'auberge dans laquelle je comptais me restaurer et passer la nuit. J'étais attablé et je frottais mes jambes douloureuses en attendant mon plat lorsque je le vis. Une femme, jeune, qui se tenait dans une pose semblable à celle de La Jeune fille à la perle. De profil, manifestement assise comme la légère voûte du haut de son dos le laissait supposer, elle tournait doucement la tête vers le spectateur. Ses cheveux sombres étaient couverts d'un foulard rouge, de la même couleur qu'un autre ruban qui lui servait de ceinture. Elle portait une robe ou une tunique d'un tissu blanc souple, léger et délicat. L'oreille fine qu'elle nous montrait était ornée d'un pendant de style oriental, doré, volumineux et dont la boule ou le disque qui le finissait était serti en son centre d'une pierre violette, hérissée sur la partie inférieure de son pourtour de sortes de petits picots de métal. Mais le plus curieux, ce pour quoi je fus vraiment étonné par ce tableau, c'était que, comme je n'en avais jamais vu dans un portrait, elle était entourée de trois chiens, trois dobermans qui présentaient leur tête dans une extrême proximité d'avec celle de la jeune femme ; si bien que le premier, situé sur la gauche, dressant le cou de toute sa hauteur, donnait sa truffe pointée vers la droite devant les cheveux de la jeune femme, tandis que les autres, de l'autre côté, présentaient leur visage, pour le deuxième, devant l'oeil gauche et le bas du visage de la femme, pour le troisième, de trois quarts mais pointé vers le bas, dépassant de sous le cou et la mâchoire de son camarade comme de sous une arche. Si les deux premiers avaient fière allure leurs oreilles dressées et leurs regards portés droit devant eux, le troisième, dominé par les deux autres, le museau bas comme s'il eût été malheureux, avait l'air de quelque madone endeuillée dans la vieille peinture italienne.
Je tirai une impression confuse de la présence de ces chiens. C'était le trouble qui nacquit pour moi du rapprochement immobile de l'animalité d'avec la féminité. Je sentais là sans pouvoir les faire de bien étranges considérations, dont le parfum faisait penser à quelque chose d'ancien et de secret. Ce trouble était alimenté, je crois, par la géométrie hasardeuse qui régissait les postures des canins, et qui jointes à leur race donnait l'impression d'une sorte de désordre élégant. Je louais par-devers moi l'habileté du peintre qui avait dû, selon toute vraisemblance, travailler sans pose. J'imaginais les chiens s'ébrouer autour de la jeune femme — était-elle leur maîtresse ? — et le peintre d'un coup d'oeil assuré, vif comme l'éclair, saisir au passage la scène qu'il fixerait. Je trouvai joli de penser que le peintre avait arrêté son choix au moment où le deuxième chien passait la tête devant celle de la jeune femme, car il couvrait parfaitement à la fois le bas de son visage et son oeil gauche, n'y laissant plus luire comme une belle énigme que cet oeil droit d'un vert tirant sur le gris, dur mais dans lequel je croyais deviner de possibles tendresses.
Ce que je me figurais comme un choix volontaire, tout personnel dans l'arrêt de son sujet me laissait supposer que le peintre n'avait pas que des ambitions descriptives pour son oeuvre. Choisir telle posture pour les chiens parmi celles qu'ils avaient adoptées successivement plutôt qu'artificiellement les représenter assis ou couchés comme on eût pu s'attendre pouvait être une manière de manifester l'ascendant qu'il souhaitait avoir sur eux et, partant, sur la jeune femme, plus docile seulement en apparence peut-être, et selon quelque concession faite à l'académisme du portrait. Déjà l'oeil unique qui transparaissait avait l'air de signifier que la jeune femme cherchait à se dérober. Oui, il me semblait qu'il y avait là la représentation dynamique de quelque rapport de force, ou de quelque équilibre qui restait encore à s'établir. L'aubergiste arrivait avec mon repas. Comme j'étais entré tard chez lui et qu'à cette heure j'étais seul à manger, je le questionnai.
« Oh ! Ce tableau, c't'une drôle d'histoire...
— Voulez-vous me la conter pendant que je soupe ?
— Ma foi, si vous voulez. »
L'aubergiste s'assit à mon côté, se tourna dans ma direction, posa l'avant-bras gauche sur la table, le poing sur sa cuisse droite et entama son récit.
« Y a quelques années, un peintre itinérant est passé par ici. Un soir, comme vous, il est entré dans mon auberge, son attirail sur le dos et l'chemin au talon. Il disait qu'il était à la recherche de beaux sujets. Moi, plutôt, j'avais coutume de les chasser, les va-nu-pieds de son espèce, mais celui-ci avait quelque chose de sincère qui m'attendrit. D'ailleurs il pouvait payer, sans quoi, c'que j'aurais fait de ma tendresse... Sans doute il avait un peu de talent et survivait pas trop mal avec les portraits qu'il laissait sur son passage, et il pouvait de temps en temps fausser compagnie à la belle étoile. — Il m'a raconté tout ça alors qu'il était assis juste là où vous êtes, pareil que maintenant sauf que c'est pas moi qui parlais. Il m'a demandé si y avait pas de jolies choses par ici. J'lui ai dit moi, tu sais, la peinture... Fais un tour, tu verras bien ! Y a ben d'la verdure et d'la flotte, comme dans toutes les campagnes ! Vieux, j'me doutais pas qu'il allait s'enticher d'la p'tite gitane... Çà, jolie comme une rose, oui ! Mais avec des épines jusque sur les pétales !
— Une gitane ? l'interrompis-je, intrigué.
— Comme j'vous dis, et farouche !
— Mais ne vivait-elle pas avec ses gens ?
— Avant de venir au village, oui, mais elle s'était fait chasser. On a jamais su pourquoi. Y avait bien des rumeurs, rapport à des histoires de coucheries, mais vous savez comment sont les gens... Quand bien même on aurait voulu savoir, elle était muette comme une tombe !
— Mais où vivait-elle ? Et comment ?
— Oh ! Quand je dis au village, c'était plutôt à l'écart, à l'orée du petit bois, au nord, où y a la rivière. Elle avait sa roulotte. Elle faisait des bijoux avec du bric et du broc, et elle tissait aussi. Elle vendait ce qu'elle pouvait aux marchés du coin ou échangeait une belle étoffe contre un poulet ou des légumes. Pas impossible qu'elle braconnait, aussi. Y avait dans l'pays une riche douairière qui s'était pris d'affection pour elle et qui lui commandait souvent de l'ouvrage, ou lui donnait de vieux tissus. Elle a cassé sa pipe, depuis... Faut dire, j'la détestais pas moi non plus, en plus d'être jolie, elle était travailleuse et causait pas d'ennuis. Y avait juste qu'on pouvait pas l'approcher, parce qu'elle était toujours avec ces trois molosses. Y mouftaient pas avec elle ! Et des chiens de belle race ! Ça non plus personne savait, comment elle les avait eus. Ça faisait une drôle de troupe quand elle venait au marché, ou ici, à l'auberge, pour chercher des oeufs. Parce qu'encore aujourd'hui c'est moi qu'ai les meilleures poules de la région, monsieur ! La p'tite, elle était connaisseuse, et moi, bonne pâte, pour ses jolies mirettes j'lui faisais une ristourne ! J'pouvais m'le permettre, vous savez, y a du passage dans la région, la machine tourne pas mal ; encore que d'nos jours le voyageur s'fait plus rare...
— Et le peintre ?
— Vaï ! C'barbouilleur-là, j'l'avais oublié avec toutes les histoires que vous m'faites remonter... Ben vous voyez, il a fait son portrait. Il a dû aller faire un tour comme j'lui avais dit et il est tombé sur elle. Personne a vu grand-chose de c'qui s'est passé ent' ces deux-là. Pour moi, j'sais juste qu'un soir il est rentré chez moi la ch'mise et l'pantalon tout dépenaillés. Les clébards de la p'tite ont dû lui en faire voir... M'enfin, pendant presque une semaine il a pas passé beaucoup d'nuits chez moi, ou alors y rentrait bien tard. Et puis un aut' soir... »
Ici, le tenancier prit un air plus pénétré, sa voix gagna en précision ce qu'elle perdit en volume.
« Ça, j'l'ai dit à personne, y a qu'ma femme qu'est au courant, mais à vous j'peux bien l'dire, qu'est-ce que vous avez à faire d'aller l'répéter ? Un aut' soir, y sont v'nus tous les deux, ici, pour manger. Tard, y sont v'nus, pour qu'personne les voie. Le p'tit peintre savait qu'j'avais des problèmes pour dormir, avec mon dos. Quand j'les ai vus, tous les deux, sous c'plafond, avec les trois clebs sages comme des images, ça m'a fait tout drôle, j'ai pas pu dire non. Et puis, faut dire que le peintre a payé le prix fort. J'sais pas si y a rien eu d'galant ent' ces deux-là ou si la p'tite a juste voulu profiter d'un souper à l'oeil, mais rien qu'pour la faire asseoir à vot' table, celle-là... Pendant tout l'repas y z'ont ouvert la bouche que pour manger, mais j'peux dire que la p'tite r'gardait son rapin avec pas que d'la défiance et d'l'effronterie dans les yeux comme on lui voyait d'habitude. Un peu comme dans l'tableau, tiens. Après, y sont r'sortis tous les deux et moi j'suis allé m'coucher. J'ai dormi aussi sec. Dans les deux ou trois jours, le p'tit est v'nu avec son tableau. Y m'a offert tout l'reste d'son pécule pour que j'accepte de l'pendre à c'mur et d'l'y laisser. Ensuite il a r'pris l'grand ch'min. Que'qu'temps plus tard, la p'tite a décampé à son tour. On savait bien qu'elle allait pas rester, c'tait une gitane après tout. Les gens ont pris ça pour du hasard, — y voient jamais rien, les gens — mais moi, j'aime bien m'dire qu'y s'sont r'trouvés que'qu'part et qu'y font les tourtereaux dans l'herbe tendre. Ben oui, j'suis un sentimenteux moi, et alors ? J'peux bien l'dire, à vous, vous allez pas aller l'répéter. »
Je lui souris en manière de réponse. C'était tout. Cet aubergiste me parut être un brave homme. Comme j'avais achevé mon repas pendant qu'il parlait, il débarrassa et me laissa seul à nouveau. Son histoire ne m'en apprit pas beaucoup plus sur le rapport qui était né entre le peintre et son modèle. Somme toute, il ne voyait rien là que de très naturel : un homme et une femme qui, peut-être, s'étaient aimés. Mais j'aime à croire que j'avais une meilleure idée que mon hôte de ce qui peut traverser le coeur d'un artiste. Je sais la violence, les couleurs, la netteté de certaines visions. Et les femmes libres — quel qu'en fût le prix — comme l'était sans doute cette bohémienne ne sont pas moins impétueuses : j'en étais sûr en observant cet oeil qui me semblait exprimer, comme depuis un endroit tout à fait privé, au sein d'une belle et hautaine réserve un petit éclat d'ouverture et de curiosité pour ce portraitiste qui devait bien avoir un peu déjoué une méfiance que j'eusse imaginée suprême.
L'aubergiste me mena dans ma chambre où, malgré la fatigue, longtemps encore je me laissai aller à la rêverie. Je rêvais aux circonstances de la première rencontre — au cours de laquelle probablement les chiens avaient attaqué —, de la proposition du peintre, des séances de pose. Tout cela suggérait un rapprochement dont j'eusse aimé que l'aubergiste me parlât, même s'il ne se fût opéré que dans la pure mesure de l'art. Plus que tout, une image dominait ma fantaisie : celle de la jeune femme sortant, sous l'oeil du peintre, de sa cahute toute parée pour son portrait. Je trouvai là une ambiguité délicieuse, car du portrait au peintre je ne voyais que le rempart bien fragile, bien perméable, de l'art auquel on peut donner ensemble tout et rien. L'art n'est pas une chose, mais une manière de quelque chose. La vraie question était de savoir s'il s'agissait dans le cas présent de l'art de peindre ou de l'art de séduire. Finalement, l'aubergiste n'eût pas pu m'en apprendre davantage.
Le lendemain matin, je regardai une dernière fois le tableau avant de reprendre mon voyage. Je crus comprendre pourquoi le peintre avait tenu à le laisser ici. Il faisait partie de l'histoire du village.
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