Savoir en cage - 3/3

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L’alchimiste fut cette fois réveillé par des criaillements singuliers. Seule la lumière de torches provenait encore de l’extérieur. La nuit y était tombée. Interpellé par le bruit qui ne cessait pas, il se leva et se dirigea vers la cage d’où il émanait.

Et il n’était pas le seul à en émaner : une odeur pestilentielle l’accueilli alors qu’il s’en approchait. Obligé de se couvrir le nez d’un mouchoir, il constata que son dernier cobaye s’y tordait de douleur. Quelques selles ensanglantées venaient visiblement d’être déposées dans un coin de la cage. La dernière concoction semblait avoir eu sur la pauvre bête un effet des plus délétères.

L’homme fit la moue, puis reconnut avec dépit :

– Finalement ma prédiction de tout à l’heure va sans doute se réaliser plus tôt que je ne l’aurais cru...

Pour autant, il ne prêta pas plus d’attention à l’animal en souffrance et s’en détourna. Il se dirigea alors vers le lutrin où l’attendait une série de feuilles de vieux papier jauni. A l’aide d’une mine de charbon, il griffonna sur la première quelques signes invitant qui les lirait à lui fournir de nouveaux rats dans les plus brefs délais. Il se déplaça ensuite vers l’élévateur dont il fit glisser la cache, déposa son document sur le plateau et tira sur une cordelette qui actionna, quelques mètres plus haut, une petite clochette. Finalement il referma la cache et se retourna vers les cages, l’air ennuyé.

– Va vraiment falloir les vider maintenant…

L’idée ne l’enchantait guère. Au point qu’il décida d’ailleurs de ne pas s’y atteler et de remettre la tâche au lendemain. De toute façon il se faisait tard, et il doutait que le baron envoyât quiconque dans les égouts avant l’aube.

Aussi fit-il la seule chose qu’il avait à faire : il prit de sa table de travail deux étoffes en coton qu’il s’enfonça dans les oreilles, se réinstalla sur sa chaise à bascule et se remit à lire. Si, dans les premières secondes, l’agonie lui parvenait encore étouffée, bien vite sa lecture l’insonorisa pour de bon et il arriva à se détendre.

***

J’ai mal. Par toutes les divinités de toutes les créatures de tous les mondes, que m’arrive-t-il ? Qu’a-t-il mis dans sa mixture qui me fasse cet effet ? La douleur est telle que je vois des flashs de couleurs obscurcir ma vision. Le monde se trouble par vagues successives, démarrant de mon bassin et finissant dans mon crâne où elles labourent mes pensées.

Dans leurs creux je parviens à peine à me concentrer quelques instants. J’y mets à profit mon immense savoir et analyse tant bien que mal ce tourment qui m’étreint. Il n’est clairement pas naturel. Il m’a été induit par quelque substance cachée que je n’ai pas vu l’homme intégrer à ses alambics. Quelque chose de fort, de violent. Était-ce pour cela qu’il avait rajouté de la mandragore ? Hé bien il n’en a pas mis suffisamment ! Je sens d’ailleurs poindre la vague suivante, comme arrivée juste à temps pour m’en convaincre !

J’ai maaal. La douleur s’immisce jusque dans les moindres recoins de mon réseau neural avec lequel elle interfère, je le sens, je le vis. Elle le submerge de signaux, noie dans un déluge de neurotransmetteurs chacune de ses synapses. A moi seule je suis certaine, à cet instant, de pouvoir alimenter en courant une lampe de chevet, si seulement ces objets existaient déjà !

Ma souffrance s’est maintenant intensifiée à un point tel qu’elle conduirait à la perte de connaissance n’importe qui d’autre y étant sujet ! Mais pas moi. Ma biologie revue à l’alchimie me l’interdit. Elle me rend plus forte que tous mes congénères, et c’est de cette force que ma douleur tire sa virulence. Je suis devenue la martyre de mon propre corps.

Mais la voilà qui redécroît à nouveau. Mais je ne me laisse pas berner, je sais que c’est en prévision de sa prochaine attaque. J’en profite néanmoins pour réouvrir quelque peu mes esprits. Je suis surpris d’y ressentir une présence. Une forme s’y dessine, s’y densifie. Je crois que… C’est elle, oui, c’est ma douleur ! Sa violence a fini par me la personnifier ! Elle est là, à portée de conscience. Je la vois me sourire avec malignité, se préparant à repartir sous peu à l’assaut de mon être qu’elle ne compte pas cesser d’agresser. Je le sais maintenant, c’est évident, jamais elle ne cessera. Elle ne vise qu’un unique but : me forcer à l’abandon final.

Et que ne lui donnerais-je satisfaction, si seulement je savais comment faire !

Je la vois tenter de me parler. Que dis-tu ? Elle me paraît tellement réelle que j’arrive presque à lire sur ses lèvres. Pénitence ? Est-ce ce que tu es, ma pénitence ? Qu’ai-je fait pour mériter ta présence ? Est-ce la condescendance que j’ai affichée plus tôt aux créatures moindres ? Où au fait que je connaisse des choses qui ne devraient être connues ? C’est cela, n’est-ce pas ? Dois-je prendre ton nouveau sourire pour un oui ?

Mais alors, pourquoi m’avoir enseigné toutes ces choses ? Qui que vous soyez à m’avoir rendue savante pour me punir l’instant d’après, pourquoi ? Vous qui me l’avez envoyée et m’entendez gémir mille tourments, vous qui en ce moment même me voyez me présenter à la mort, pourquoi avoir nourri mon esprit de ce savoir s’il était impie ?

Et d’abord qui êtes-vous pour vous permettre de m’infliger cela ?

J’ai maaal ! Au point où je ne doute pas que même ma douleur en souffre ! La forme a disparu de mon esprit. Elle est de nouveau aux manœuvres. Je ne vois plus rien que ces lumières évanescentes qui virevoltent comme un tourbillon d’êtres vagues et sans formes se moquant de ma situation. Vous qui me raillez, rendez-moi la lumière ou amenez-moi à elle mais ne me laissez pas souffrir ainsi !

Je n’en peux plus ! Est-ce cela, l’ultime barrière, celle qui nous sépare de l’après-vie ? Est-ce cela cette douleur, celle de mon corps qui refuse de rendre les armes ? Pourquoi diable te bas-tu ainsi, corps ! Abandonnes-toi, par pitié !

Mais il ne m’écoute pas. Lui n’a pas de conscience, après tout. Lui fait la seule chose qu’il sait faire : continuer d’exister, coûte que coûte. Même contre ma volonté ! Et moi je n’en veux plus, je jette l’éponge, quand bien même cette expression doit encore être inventée !

Par les Dieux, supprimez-moi cette douleur !

Dieux ? Maintenant que je les cite, n’est-ce pas plutôt à eux que je devrais adresser ma supplique ? D’ailleurs à bien y réfléchir, ne seraient-ils pas la cause de mes tourments ? Après tout, quelle autre entité qu’une divinité aurait eu la capacité de m’instruire ? Certes pas une plante, ou même une concoction de plantes !

Sotte que je suis, pourquoi n’y ai-je pas pensé plus tôt !

Dieux ! Non, attendez… pas Dieux : Dieu. Je vois son ombre se former dans mes pensées comme je l’évoque. La souffrance le fait apparaître au travers de ses voiles iniques.

Toi ! Oui Toi, que j’entrevois maintenant ! Toi qui choisis et qui punis sans état d’âme ! Mais, que fais-Tu. Tu pianotes ? Est-ce un clavier que je vois sous Tes mains agitées ? Est-ce à travers lui que tu me fais souffrir ? Et est-ce moi que Tu regardes dans cet écran qui Te fait face ? Suis-je les mots que Tu y lis, les mots que Tu y a écrit ?

Dans ce cas, Dieu de mes peines, par la plus profonde des pitiés dont Tu peux faire preuve, je T’en conjure, soulage-moi de Ton ire que Tes écrits m’imposes ! Si c’est à travers Toi et non par la substance de l’humain que je sais ce que je sais, permets-moi au moins de savoir aussi ce qui Te met en colère ! Qu’ai-je donc bien pu faire pour mériter Ton courroux ? N’ai-je pas obéi à Ta volonté et ne m’y suis-je pas pliée jusqu’à présent ? Ma vie n’a-t-elle pas été digne de Tes attentes ?

« Si, elle l’a été »

Dieu m’a parlé… Dieu m’a parlé, et les douleurs se sont tues le temps de ses paroles...

Dieu ! Dieu, parles-moi, parle-moi encore ! Dis-moi pourquoi ! Tu m’as appris le quoi et le comment, mais le pourquoi m’impose maintenant sa présence et me reste impénétrable ! Si je dois partir, offre-moi au moins de le comprendre avant de disparaître !

« Pourquoi te fais-je souffrir ? »

Oui Dieu, pourquoi me fais-Tu souffrir ! Je ne suis qu’une ratte de laboratoire. Ne mérité-je pas de partir dignement pour services rendus ? Ne mérité-je pas d’au minimum partir sans douleur ? Qu’as-Tu donc à me reprocher qui me fasse mériter Ton déferlement de colère ?

« Ton existence »

Mon existence ? Est-ce tout, Dieu ? Je souffre parce que je suis ?

« Tu souffres car ton existence touche à son terme, ainsi que le veut ton histoire, et le terme d’une existence est toujours souffrance »

Alors continue-la, ô Dieu de ma repentance, continue mon histoire ! Permets-moi d’expier mon péché d’être en donnant un but au reste de ma vie ! Que ce but que Tu m’accorderas me permette de me défaire de cette douleur que je n’arrive plus à supporter !

« Chaque histoire a sa fin, et chaque protagoniste doit s’y plier »

Je ne suis pas comme tous tes protagonistes, Dieu ! En est-il seulement un autre qui t’ait jamais parlé ? Leur as-tu donné une chance, à eux ?

« Eux ne sont plus. Et cependant ils demeurent, car telles sont mes œuvres »

Que veux-tu dire, Dieu ? Que dois-je comprendre dans tes propos sibyllins ? Si cela est ma fin, vais-je ou non disparaître moi aussi ? Je ne veux pas disparaître, pas maintenant que je sais tant de choses sur le monde !

« Ton monde t’es restreint, et lui aussi va très prochainement s’achever »

Vas-tu également terminer le monde ? N’as-tu donc aucune pitié ? Que va-t-il arriver à tous ses habitants ? Que va-t-il m’arriver, à moi ?

« Vous allez cesser d’être mais resterez mots. Et si d’autres dieux le veulent, vous renaîtrez au travers des yeux de milliers d’autres »

Je… je ne comprends pas, Dieu. Mais… je te suis fidèle. Et j’accepte mon sort maintenant, si telle est ta volonté. Accorde-moi juste une ultime question, s’il-te-plaît : vais-je encore souffrir.

« Vois, tu ne souffres déjà plus »

***

Les roulements bruyants d’une charrette passant dans la cour sortirent l’alchimiste de ses rêves. Il s’était finalement rendormi sur sa lecture. Bien qu’il eut l’impression d’avoir passé une bonne nuit, sa position assise n’avait pas aidé son corps à correctement se reposer. Ce fut donc tout courbaturé qu’il se redressa. Dans le mouvement, le livre qu’il avait sur les genoux tomba bruyamment à terre. Il se courba douloureusement et le ramassa en même temps qu’un étrange bout de papier plié, certainement tombé avec l’ouvrage.

Il se releva et, intrigué, s’apprêta à l’ouvrir lorsqu’il remarqua que son laboratoire était silencieux. Ce calme l’interpella plus encore que le morceau de papier et il décida d’aller vérifier la mort de son cobaye. Au mieux, son corps allait-il peut-être lui révéler des indices permettant d’adapter ses prochaines préparations.

Et lorsqu’il arriva à la cage, il n’en cru pas ses yeux : le rat ne donnait plus aucun signe d’agonie et mangeait paisiblement. C’était un miracle ! Enfin, toute proportion gardée. Un malade qui guérit de la phtisie, – ça – c’est un miracle. Cependant il eut bien à admettre que, même dans le monde des rongeurs, avoir survécu à un tel supplice devait relever du divin ! D’ailleurs Il en vint même, par les facéties du hasard ou du destin, à se demander s’il se pouvait que les rats croient en un dieu…

– Qu’est-ce que tu vas penser là, vieil imbécile que tu es !, se lança-t-il à lui-même.

Il fut par contre déçu de constater que son rescapé de la nuit n’avait rien de différent par rapport à la veille. Et en particulier, ses ongles ne s’étaient toujours pas mutés en métal. Cela témoignait de l’inefficience de sa dernière préparation. De nouveau !

Mais au moins le petit animal ne souffrait plus.

Ce problème étant réglé, l’homme se pencha enfin sur cet étrange morceau de papier qu’il avait ramassé. Il ne se rappelait pas avoir écrit de billet similaire, et encore moins un qu’il aurait négligemment glissé entre des pages. Aussi ce fut passablement perplexe qu’il l’ouvrit. Et perplexe il resta, car il n’y découvrit qu’une simple phrase :

« Parce que Dieu vous aime malgré tout »

Face à lui dans la cage, le rongeur s’était remis à grignoter les barreaux, comme l’ont toujours fait tous les rongeurs en captivité.

***

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