L'emploi est au bout du sentier
En ce milieu d’après-midi, Kim se lève. Elle jette un regard rapide à la vaisselle qui s’entasse de jour en jour dans l’évier, attrape un fruit en guise de repas puis s’affale dans le canapé. À 28 ans, elle est chômeuse. Une situation qu’elle vit depuis trois ans. Pourtant surdiplômée dans un tas de domaines, elle n’a décroché aucun entretien. Ce n’est pas faute d’avoir essayé (330 candidatures spontanées, 401 candidatures à des offres, son C.V en ligne, des inscriptions à des réseaux professionnels, des dizaines de rendez-vous avec des conseillers… Elle n’a même pas été pistonnée).
- Rien. Je ne trouve rien. Je ne fais rien. Je ne sers à rien, murmure Kim devant la télé.
Au fil du temps, la jeune femme s’est coupée du monde, n’ayant plus rien à raconter et évitant toute situation où on lui demande ce qu’elle devient et si elle est enfin embauchée quelque part. D’une étudiante mignonne, dynamique et rêveuse, elle est devenue à l’aube de la trentaine une femme déprimée, molle et résignée sur sa vie. Ses plus belles années sont passées, quant à son futur, elle ne se fait plus aucune illusion, elle n’y croit pas.
Soudain, son téléphone s’allume et affiche une notification. Il s’agit d’un mail de la CAF qui lui indique que ses aides ont été versées pour le mois. Ces sommes qui lui sont vitales mais qui lui rappellent sans cesse qu’elle vit sur le dos de la société. « Tu glandes pendant que nous bossons » lui lancent sa famille et ses amis à longueur de temps. « C’est bon ! C’est une blague ! » rajoutent-ils. « Super drôle ! Et ma main dans ta gueule ? », voilà la réponse que Kim pense mais qu’elle ne dit pas.
Trop blasée, la jeune chômeuse éteint son téléphone. Elle se regarde un instant et s’écrie :
- Ma pauvre fille ! Il faut vraiment que tu te bouges ! Si ce n’est pour trouver un emploi, fais le au moins pour ta survie. Ton jogging est greffé à ta peau tellement tu ne t’es pas habillée depuis des semaines !
Malgré cette autoflagellation, c’est sans changer de vêtements qu’elle se motive à descendre les poubelles. Il est dix-sept heures et il faut se dépêcher afin de ne croiser personne dans l’immeuble. Dans le local à ordures, elle jette rapidement les sacs et reprend l’escalier en courant pour retourner à son appartement situé au 3ème étage.
- Mademoiselle Dusso ?
- Et merde, la voisine ! se dit Kim.
- Je me faisais du souci pour vous, plaisante la dame d’une cinquantaine d’années tout en reluquant Kim de haut en bas. Une si jolie femme comme vous, il ne faut pas se laisser aller.
Après un court échange sur le palier, la voisine conclut en disant :
- Et dire que des candidats sans cervelle et sans compétence sont payés plus de mille euros par semaine pour s’exhiber dans ces émissions de télé-poubelle !
Kim sourit poliment, salue la dame et rentre chez elle.
- C’est vrai ça ! Même des idiots, dont seul le cerveau est d’origine, réussissent à gagner leur vie, pense-t-elle.
Elle s’assoit à nouveau sur son canapé, lieu de réflexion par excellence, et se demande pour la énième fois comment changer sa vie. Trouver du boulot ? Même pas en rêve ! Au contraire, Kim a plutôt envie de souffler. Quitter son petit appartement l’instant d’une journée, laisser derrière elle sa vie précaire et solitaire, le désordre monstre qui règne chez elle et toutes ces pensées négatives qui l’accompagnent quotidiennement.
Assez de réflexion pour aujourd’hui. Il est dix-neuf heures et Kim s’apprête à faire l’unique chose qui lui change les idées, une soirée entière à regarder des séries télévisées tout en mangeant tout ce qu’elle peut attraper sans effort et sans avoir à cuisiner.
C’est la cuillère dans la bouche et le pot de glace dans la main qu’elle se réveille à huit heures du matin. En effet, elle est prise d’une motivation inhabituelle. Va-t-elle enfin nettoyer son appartement ? Non, il ne faut pas abuser. Kim piétine les dizaines d’emballages de cochonneries en tout genre se trouvant sur le sol et se dirige vers la salle de bain. C’est comme débarrassée d’un poids qu’elle sort de la douche et s’habille. Elle se coiffe simplement et ne met ni bijou ni maquillage. Kim veut déconnecter de sa vie de chômeuse, alors elle part en randonnée. Direction la forêt de Pimprel.
Après être sortie de la ville et avoir roulé une trentaine de minutes, elle arrive sur le parking aménagé à l’entrée de la forêt. Aucune difficulté à se stationner, en cette fin du mois de mars, il y a très peu de promeneurs. Kim enfile ses baskets ainsi qu’une veste suffisamment chaude, saisit son petit sac à dos et ferme à clé sa vieille voiture.
- Ah, la nature ! Cet air frais, ce silence ! s’exprime-t-elle d’une voix calme et joyeuse.
C’est parti pour la randonnée. Plus facile à dire qu’à faire. Le manque d’activité et la mauvaise hygiène de vie de Kim ces dernières années font qu’elle manque d’endurance. Elle ressent déjà la fatigue et certaines douleurs musculaires au bout de seulement quinze minutes de marche.
- Tu peux le faire Kim ! se dit la jeune femme essoufflée, le visage rouge.
Elle finit par trouver son rythme et profite de cette matinée en forêt. Après une bonne heure de marche, aux environs de onze heures, Kim s’étonne de ne croiser personne, de ne voir aucune installation ou autres balises pour les promeneurs. Elle regarde autour d’elle et réalise que le sentier sur lequel elle est n’en est pas un. Ne cédant pas tout de suite à la panique, elle tente de se repérer et de retrouver le bon chemin.
- Quelle idiote ! Tellement contente de prendre l’air, je me suis totalement égarée du sentier initial ! s’écrie Kim.
La jeune femme sort son téléphone portable mais s’aperçoit du manque de réseau.
- Évidemment ! Putain ! Je suis trop exigeante ou le but premier de ce genre d’objet, c’est avant tout de pouvoir appeler en cas de problème ? Pour capter en plein centre-ville, entourée de centaines de personnes qui peuvent aider, là ça marche ! Mais pour capter au fin fond d’une forêt, c’est trop demander !
Kim s’assoit et décide de manger. Quitte à survivre au milieu de nulle part, autant avoir le ventre bien rempli. Elle se goinfre à tel point que son sac semble uniquement rempli de nourriture. On ne perd pas ses mauvaises habitudes si facilement. Soudain, elle croit entendre des bruits qui se rapprochent petit à petit. Elle se lève brusquement, saisit son sac à dos en laissant au sol quelques déchets.
- Désolée Mère Nature mais… Ahhhhhhhhh ! hurle Kim en apercevant une famille de ratons laveurs juste derrière elle.
Les animaux, attirés par le banquet forestier de Kim, ont suivi les odeurs et les bruits afin de se régaler à leur tour. Ces derniers n’ont pas l’air de vouloir négocier et se jettent aux pieds de la jeune femme qui se voit déjà dévorée vivante. Elle réussit tout de même à se débarrasser des voraces et court sans savoir où elle va. Les animaux la poursuivent quelques minutes puis capitulent.
Elle continue à courir puis s’arrête net, tétanisée par un bruit de fusil. Elle ne sait plus dans quelle direction s’enfuir et finit par se cacher derrière un énorme tronc d’arbre. Les larmes commencent à lui monter aux yeux. Où est-elle ? Comment va-t-elle retrouver le parking ?
Quelqu’un se dirige vers elle. Il est là, à quelques mètres d’elle. Kim, fatiguée, terrorisée, à la limite de l’évanouissement, préfère hurler et implorer qu’on la laisse en vie.
- Mademoiselle ? surgit un vieux monsieur avec son fusil en main. Que faites-vous ici et dans cet état ? Je vous traquais en pensant trouver du gibier. Mille excuses !
- Un chasseur ? répond-elle à la vue de son sauveur et potentiel tueur. Je suis si heureuse de vous voir ! Je me promenais quand je me suis aperçue que j’avais quitté le sentier principal depuis un bon moment.
La jeune femme lui raconte ses épreuves d’une voix encore tremblante mais soulagée. L’homme lui indique qu’il est treize heures. Toutes ces péripéties en si peu de temps. Plus de peur que de mal. Le vieux chasseur siffle pour que ses trois chiens reviennent vers lui et propose de déposer Kim à sa voiture. Une fois sur le parking, elle remercie chaleureusement son sauveur, prend ses affaires et rejoint son véhicule. Par chance, elle n’a pas perdu ses clés dans cette randonnée diabolique.
Une fois rentrée chez elle, heureuse de ne pas avoir croisé sa voisine, elle s’écroule sur son canapé. Fatiguée, courbaturée, encore un peu sonnée de cette épreuve, elle fonce prendre une bonne douche chaude. Puis, en enfilant son jogging, elle éclate de rire.
- Me revoilà dans la peau d’une chômeuse sans avenir !
Elle pense à sa famille et ses amis qui n’ont pas pris de nouvelles d’elle. En même temps, elle n’a pas disparu plusieurs semaines en forêt. C’est là qu’elle réalise qu’au chômage on devient totalement invisible. Les gens se disent qu’on ne fait rien de nos journées et qu’il n’y a pas lieu de demander des nouvelles. On est ni étudiant, ni salarié, ni attendu quelque part. On n’est utile à personne. Elle est interrompue dans ses pensées par son téléphone qui sonne.
- Ah là, il y a du réseau ! ricane-t-elle avant de prendre un ton sérieux.
Est-ce une caméra cachée ? Elle est convoquée demain à un entretien pour un poste. Elle remercie son interlocuteur et raccroche. Elle ne sait pas quoi penser. Trois ans de chômage et zéro opportunité. Elle n’y croyait plus. Sera-t-elle à la hauteur ?
Quelques semaines plus tard, c’est une Kim à nouveau épanouie qui franchit la porte de son immeuble, sourit à sa voisine et rentre dans un appartement propre. Elle a décroché l’emploi. Elle revit enfin. Quand elle se remémore cette fameuse randonnée en forêt, elle se dit que c’est un peu comme son parcours de chômeuse, du diplôme au CDI. On part confiant, puis on galère vite mais on finit toujours par s’en sortir.
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