Intermittent (Nouvelle)

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Un rai de lumière filtrait à travers les stores recouverts de poussière, caressant de son éclat rassurant les feuilles rabougries d’un ficus mal-en-point. Nombre d’entre elles avaient déjà valsé sur le sol, au pied des chaises dont l’allure évoquait les sièges d’un cabinet de dentiste arracheur de dents en série, puis relégués à la décharge après la découverte d’un trafic de dents en or.

Il régnait un silence religieux. Une concentration à toute épreuve.

Ne rien oublier.

Se tenir droit. Rajuster sa chemise. Cacher la petite tache de café malencontreusement apparue au cours d’une délicate opération : la réception d’un croissant menaçant d’un saut dans le vide.

Il croisa son regard dans le reflet de la vitre. Il aurait dû choisir une autre couleur de chemise. Le bleu mettait mieux en valeur ses yeux noisette.

Trop tard pour regretter.

Il déposa sa main sur son genou, tentant de masquer les soubresauts nerveux.

Se recentrer. Respirer.

Faire le vide, et s’évader dans un espace mental paisible, serein. Des arbres qui frémissent au souffle du vent, de l’herbe tendre qui se love sous ses pieds et la promesse d’un calme olympien…

Un raclement de gorge brisa soudain son voyage onirique.

La jeune femme au tailleur gris délavé se pencha vers lui.

« Vous aviez rendez-vous à quelle heure, vous ? chuchota-t-elle.

- Je ne sais plus… A vrai dire, je ne me souviens pas qu’il y ait eu une heure d’indiquée.

- Moi non plus ! C’est quand même étrange, vous ne trouvez pas ? »

Sûrement. Tout comme le constat qu’aucune horloge n’était présente sur les murs blancs. Pas un seul cliquetis entêtant d’une aiguille sur le cadran froid, sonnant le glas d’une mort prochaine.

Le néant. Étrange, ou absurde ? Peut-être était-ce un de ces nouveaux rites inventés par des esprits tortueux pour tester les limites du futur heureux élu ?

Il pouvait encore décider de ne pas se soumettre à ces jeux de torture mentale. Se lever silencieusement, quitter cette antichambre funéraire et opter pour la solution du grattage de ticket de loterie dans le bar voisin, misant sur l’espoir d’une prochaine villa avec piscine à débordement, crachant sa splendeur sur les classes moyennes vivotant à ses pieds.

Oui, il en avait encore la possibilité. La porte, si près… S’ouvrit brusquement, laissant apparaître dans son encadrement une silhouette féminine, les cheveux grisonnant élégamment rassemblés en un chignon serré sur la nuque, le regard fixé sur son bloc-notes.

Rajustant la monture de ses lunettes, elle asséna le coup de grâce.

« Monsieur C.? »

Sa chemise lui parut soudain trop serrée. Une contraction de plus, et c’était un bouton en moins.

« Suivez-moi, nous allons vous recevoir. »

Il lui emboîta le pas à travers un dédale de couloirs ternes, aux portes résolument fermées.

Le bureau dans lequel ils entrèrent dissipa ses doutes : le ticket de loterie semblait une option de plus en plus alléchante.

Derrière la table imposante, une seconde femme le fixait, détaillant son attitude avec l’œil perçant d’un lynx jaugeant sa proie.

« Installez-vous. »

La gorge serrée, il s’efforçait de demeurer impassible.

« Bien, Monsieur C., vous êtes ici parce que nous avons apprécié votre candidature et nous souhaitions en savoir plus sur votre expérience. Je vous propose que nous éclaircissions un peu plus votre compréhension du poste et ce que nous en attendons, et que vous présentiez plus amplement votre parcours. C’est bon pour vous ? »

Il acquiesça d’un bref mouvement de tête.

« Parfait. Alors, pour vous replacer dans le contexte du poste, Clothilde et moi-même recherchons une personne en remplacement de notre collègue, actuellement en arrêt. Elle était responsable du pôle terminal. Comme vous le savez sûrement, nous avons chacune pour mission de régir une partie de la destinée humaine. Chaque être dispose d’un temps donné d’existence, que seule notre collègue connaissait. Elle apposait donc une date définitive sur le dossier représentant la vie des humains, selon des critères bien définis. La personne recrutée sera en charge de la définition de ces dates, au regard de chaque destin tracé. C’est clair pour vous ?

- Euh… Oui, il me semble. »

Le ticket de loto. La villa sur la corniche. Et un labrador. C’est bien, un labrador. C’est affectueux, et il s’en fout de la destinée.

« Donc, vous, Monsieur C. Vous écrivez avoir une bonne expérience en gestion du temps. Je ne vous cache pas qu’il faut également avoir une bonne résistance au stress. Il s’agit de la vie de milliards d’humains, vous comprenez ? »

Il opina.

« Si vous commenciez le poste demain, comment devriez-vous remplir cette mission, Monsieur C. ? »

Se tenir droit. Ne rien laisser paraître.

« Il faudrait bien sûr étudier le parcours de chaque humain, se pencher sur ses actes, ses valeurs…

- Oui, mais comment évalueriez-vous la durée d’existence d’un être lambda ? Quels seraient les critères selon vous ?

- Je dirais que selon le tracé prévu, l’évolution de l’humain est un facteur essentiel. Qu’il ait une vie riche, pleine d’expériences. Bien remplie, en somme.

- D’accord. Pour vous, si la vie est bien remplie, c’est suffisant ?

- Alors non, pas seulement. Je dirais que ce qui compte, c’est comment on définit ce remplissage.

- Donc quelqu’un qui n’a pas vraiment dévié de sa trajectoire, qui n’aura pas vécu beaucoup d’expériences, devra mourir plus tôt ? »

Il bafouilla. Garder son calme.

« Euh, euh non. Bien sûr que non.

- Alors, sur quoi vous baseriez-vous, Monsieur C. ? Y aurait-il un nombre d’années nécessaires ?

- Je ne crois pas qu’il faut raisonner en termes d’années. D’ailleurs, qu’est-ce que ça représente, les années, à l’échelle d’une vie ? Je pense qu’on peut découper la vie selon des sortes de phases, d’apprentissage, de consolidation… Mais pas vraiment avec des années.

- C’est pourtant ce qui vous sera demandé, Monsieur C.

- Oui, j’entends. Mais une personne qui a vécu quarante ans, en ayant voyagé, en ayant rempli son quotidien de divers engagements, activités, aura peut-être proportionnellement le même ressenti qu’une personne qui en aura vécu quatre-vingt, mais qui aura réparti son emploi du temps différemment.

- Et vous définiriez sa date plus rapidement, dans le premier cas ?

- Pas nécessairement.

- Quel est votre rapport au temps, Monsieur C. ?

- Dans une certaine mesure, je dirais qu’il n’existe pas. Étant donné que c’est vous qui en fixez les règles, a priori.

- Nous n’en fixons pas les règles. Nous appliquons un système qui permet d’organiser la vie. Vous imagineriez un monde dans lequel tout le monde serait éternel ? Quel beau bazar, vous ne trouvez pas ?

- Parce que vous ne l’êtes pas, éternelles ? »

Les deux femmes affichèrent un air interloqué. Il avait relevé un point sensible. Après tout, vues les conditions du poste, il pouvait se permettre une petite provocation ou deux. De toute manière, dans le pire des cas, il lui restait l’option du milliardaire providentiel.

« Eh bien, reprit Clothilde, nous sommes là depuis la Création, oui, c’est vrai. Mais nous sommes un peu les arbitres du système, voyez-vous. Nous en connaissons les rouages, et pour le bien de l’espèce humaine, notre rôle est essentiel pour réguler la population. C’est une situation inédite pour nous, de rechercher un remplaçant. Si notre collègue n’avait pas craqué avec ce terrible burn-out…

- Clothilde ! »

La concernée rougit.

« Mais… C’est vrai, enfin. Je veux dire, avec tous ces humains détraqués qui cherchent à aller toujours plus vite… Elle est partie en vrille. »

Sa collègue lui jeta un regard noir.

« Hum, reprit-elle. Oui, donc vous avez un aperçu plus pointu de la situation. Je vous prierai d’être discret là-dessus, Monsieur C. C’est en effet un incident regrettable. Évidemment, vous serez tenu au secret professionnel si vous êtes choisi pour le poste. Reprenons, voulez-vous ? Avez-vous des exigences ou des questions à nous partager, Monsieur C. ? »

Oui, une villa avec un labrador. Et une salle de cinéma privée.

« Le poste peut-il évoluer ?

- Se stabiliser, vous voulez dire ?

-… Ou engendrer une création de poste, par exemple.

- Eh bien, comme vous l’avez compris, nous ne sommes pas en mesure de vous indiquer le retour de notre collègue. Nous lui espérons un prompt rétablissement, vous l’imaginez, mais nous ne savons pas s’il nous sera possible de vous garder après son retour... »

Clothilde se tourna vers sa voisine.

« Si, attends… Il y aurait bien quelque chose à proposer, tu ne crois pas ? Le stagiaire qui est en charge de l’environnement…

- Ah, oui. C’est vrai qu’il nous a provoqué un bazar, celui-là. Mais il nous faudra une personne de confiance à ce poste, et en attendant, c’est seulement le remplacement qui vous est proposé, Monsieur C.

- C’est noté.

- Bien. Si vous n’avez pas d’autres questions, je suggère que nous en restions là pour le moment. Nous organiserons probablement un second entretien pour départager les candidats. Tenez-vous disponible, si c’est le cas.

- Entendu. Merci de m’avoir reçu. »

Il sentit enfin ses muscles se relâcher. Pourvu que le bouton de sa chemise n’en fasse pas autant.

« Je vous raccompagne. »

Ils quittèrent la pièce, laissant derrière eux Clothide, perdue dans ce qui semblait être une intense réflexion. Ils regagnèrent la salle d’attente, d’où jaillit un curieux personnage, affublé d’une veste chatoyante et tenant fermement une montre à gousset dans sa main.

« Oh, je suis en retard ! Tellement en retard, en retard ! »

Peu de chance qu’il passe la première étape de recrutement, celui-ci. L’air dépassé, la responsable se retourna pour lui adresser un dernier mot :

« Je vous souhaite une belle continuation, et peut-être à bientôt, Monsieur…

- Chronos, Madame. Je m’appelle Chronos. »

Elle lui sourit poliment, puis fit signe à la jeune femme au tailleur gris. Il sortit enfin, considéra un instant le bar et sa promesse de ticket gagnant. Puis se ravisa. Il opta plutôt pour une promenade en forêt, pour se délecter de sa fraîcheur revigorante et de son herbe tendre.

Après tout, il avait le temps.

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