« Cours. File plus vite que jamais, et ne t’arrête pas, sous aucun prétexte. Cours Atalia ! »

Ces mots résonnent sans faiblir dans ma tête avec leurs échos funestes. Encore et encore, ils harcèlent mes pensées, ponctuent mon souffle haletant de leurs accents autoritaires. Je me précipite sans retenue dans les ruelles de la cité, sombres et désertées. Je fais la course avec le vent, avec le temps.

Mes pas habituellement assurés se font maladroits, et je manque de perdre l’équilibre à chaque marche, à chaque pavé traître. J’effleure le mur d’argile à un tournant abrupt, inconsciente du sifflement au-dessus de moi. La brise chargée de poudre et de fumée m’étouffe, mais ma foulée ne ralentit pas.

Une explosion ébranle toutes mes fondations.

Je pers pied. Portée par le souffle de la déflagration, je m’écrase violemment quelques mètres plus loin. La terre battue de la place du marché m’écorche la joue, et je reste sonnée un instant. Désorientée, je n’ose bouger, respirer.

Mais la réalité me rattrape bien trop vite. Un halo brûlant irradie mon corps meurtri, les façades encore debout sont englouties par les flammes. La destruction m’a suivie ici aussi.

Je me relève d’un bond pour m’éloigner du brasier meurtrier et des éboulements sourds. Mes muscles malmenés me tiraillent, mes tympans peinent mais je repars sans attendre. Je ne m’arrête pas. Sous aucun prétexte.

Détournant les yeux des ruines, je focalise mon attention sur ma destination qui apparaît au loin : les remparts. Rougeoyants, ils tranchent de manière sinistre sur le ciel nocturne, noir et sans éclats. Je suis rassurée lorsque je distingue l’étendard de la ville, encore debout.

Mais pour combien de temps ?

Je peste intérieurement, puis accélère mon allure. Je m’efforce de taire la marée d’émotions qui menacent de me submerger, sans y parvenir tout à fait. Si seulement je n’avais pas à me cacher, si seulement l’incendie ne s’était pas propagé si vite, si seulement… !

Je dois me presser, je dois agir ! Ces fléaux n’auront pas raison de nous ainsi, ce n’est pas possible ! La Cité ne peut pas tomber !

A chaque hurlement strident, à chaque pleur que j’entends, je me perds un peu plus dans ma colère, mon désarroi. La violence des détonations, le fracas des sabres m’accablent, me font pousser des ailes. Faîtes que je n’arrive pas trop tard ! Dieux que j’ai reniés, Dieux que je hais, ne me trahissez pas une fois encore !

Mes ongles percent la peau tannée de mes paumes. Je sais que mes prières ne trouveront pas d’oreilles pour s’y attarder.

Enfin, j’aperçois les escaliers de la Tour Est. Ils sont encore épargnés par l’enfer qui dévore la cité, plongés dans la fraîcheur et la sécurité du secret. Une oasis qui se sait compromise, condamnée.

Je m’y engouffre sans seconde pensée.

C’est quatre à quatre que je gravis le colimaçon obscur aux sombres pierres de granit. C’est oppressée par un silence d’outre-tombe que je poursuis mon ascension interminable. Entre les murs séculaires se répercute froidement l’écho de mes pas, de ma détresse. Et toujours ces mots qui me hantent, perdant de leur sens à chaque marche.

Je plisse les yeux dans le noir, désespérée pour un signe, une lumière. Et j’en trouve un : entre deux pans de ténèbres, j’aperçois un ruban d’étoiles. J’y suis presque ! Redoublant mes efforts, je ne remarque pas le mouvement juste au-dessus de moi. Une ombre titubante émerge brusquement sur l’étroit pallier en haut de l’escalier. Puis bascule.

Je ne vois pas la chute, mais j’entends la menace.

Je ne m’écarte pas à temps, et un corps s’abat brutalement sur moi. Un cri m’échappe. Sa masse chasse l’air de mes poumons et malmène mes jointures. Je m’effondre contre la rambarde, échappant de justesse au vide. Puis, contre toute attente, le calme revient.

Secouée, je ne comprends pas immédiatement ce qu’il vient de se passer. Mais quand je sens des mouvements spasmodiques agiter l’homme qui m’écrase encore, l’horreur de la situation me frappe. Un vent de panique m’envahit et je me dégage précipitamment de sous son poids mort.

Je n’intègre même pas la chaleur du liquide poisseux qui a eu le temps d’imprégner ma tunique. Mais après m’être mise en garde pour repousser une éventuelle attaque, je comprends que je suis couverte d’un sang qui n’est pas le mien.

Une respiration mouillée et des râles rauques de souffrance se font entendre, et je suis frappée de nausée. Insensibilisée par l’adrénaline, je m’éloigne, prête à abandonner le mourant à son agonie. Je dois rejoindre les autres, et vite. Je serre les dents, n’ayant pas de temps à perdre.

Je capitule contre ma conscience, et dégaine ma dague.

Fébrile, j’approche la silhouette brisée, incapable du moindre mal désormais. Je déglutis difficilement et m’agenouille à ses côtés ; j’espère vraiment ne pas reconnaître le malheureux. En dépit de l’obscurité, quelques reflets fugaces révèlent un uniforme d’or.

Uniforme que j’ai appris à haïr ces dernières heures.

Je tressaille, vigilante. Je suis cependant surprise de ne ressentir aucun soulagement, aucune satisfaction pour ce que je m’apprête à faire.

Impassible, je pose une main ferme sur le front moite et glacé de mon ennemi. Celui-ci se contracte, avant de gémir quelques suppliques incompréhensibles. Nos regards se croisent dans la pénombre, et j’y devine sa peur, débilitante, un dernier reliquat de vie.

Ses lèvres tremblantes ne lui permettent plus d’articuler la moindre prière.

J’essaye d’ignorer l’odeur métallique me raclant le fond de la gorge, les effluves de mort qui pèsent sur nous. Sans succès. Ma dague effleure sous son menton avant de s’immobiliser, et il inspire. C’est sans un mot, sans joie, que ma lame s’enfonce dans son crâne avec un craquement révoltant. Coupant net ses souffrances.

Il y a comme un silence, un moment de latence. Un infime instant qui semble infini. Je me demande presque si j’ai imaginé mon geste.

Je retire alors ma dague, et une gerbe de sang chaud jaillit. Elle m’éclabousse le bras. Un gargouillement pathétique résonne autour de nous, avant de s’éteindre. Mes yeux fixent la plaie béante qui suinte et s’embourbe, semblable à mon esprit sous le choc. Je reste figée, paralysée.

Comment en est-on arrivé là ?

Les échos de la violence des combats me parviennent subitement, envahissant mon environnement sonore brutalement. Je sursaute, rappelée à mon devoir par leur chant sinistre.

Sans un regard supplémentaire pour l’homme que je viens de tuer, je gravis avec abandon les dernières marches qui me séparent de la bataille faisant rage.

Quand j’émerge enfin de ce tombeau improvisé, la nuit, la fumée et le vacarme des armes agressent mes sens. Ma raison d’être n’a jamais été aussi claire qu’à cet instant, au cœur de ce chaos sanglant. Les morts sont grotesques, révoltants dans leur silence. Et ceux qui respirent toujours le sont plus encore, leurs voix dénuées de sens.

C’est là qu’est ma place. A la lisière de la folie des Hommes.

Sabre au poing, je me jette dans la mêlée, telle une bête affamée sur sa proie.

***

Le monde disparaît sans prévenir dans un halo de lumière.

Eblouie, je porte une main ensanglantée sur mon front pour me protéger du soleil de plomb. Mais je ne vois que du sable, à perte de vue. Etincelant, incandescent, ses reliefs dorés s’étendent jusqu’aux confins de l’horizon. Je plisse les yeux, hagarde.

Dans mon sillage, mes traces de pas sont souillées d’encre écarlate, qui s’écoule goutte à goutte depuis milles blessures. Avec un soupir laborieux, je laisse mes paupières se clore sur mes yeux secs. L'air est si lourd qu'il m'écrase aussi sûrement que si j'étais déjà enterrée. Je suis défaite.

Après avoir survécu à l’enfer, c’est l’indifférence de l’astre solaire qui m’aura vaincue.

Epuisée et à bout de force, je sens mes genoux céder sous mon poids. Sans pouvoir réagir, je me sens dévaler le flanc de dune comme une poupée de chiffon.

Je disparais dans une spirale d’or et de ciel bleu, perdant mes repères après avoir perdu tout le reste.