Chapitre 7: Loyauté d'Outre-tombe
On ne me répond pas immédiatement, à ma grande frustration. Mais Dwin vient se place à mes côtés, examinant à son tour mes informations d’un œil avisé. Wai, bien que restant silencieux et en retrait, fait de même par-dessus son épaule, l’air interdit. Après quelques instants supplémentaires, le vieil homme s’enquiert sans quitter des yeux ma calligraphie hasardeuse, le ton vif :
- Tu es absolument certaine de ces coordonnées ?
Sans hésiter, je confirme d’une voix sûre :
- Oui. Je connais ces terres et comment m’y déplacer, même mourante et en fuite.
- Et ces pièges, sont-ils toujours activés ?
- Oui, les corps de mercenaires sacrifiés gisaient encore sur le chemin. Nous les entretenions régulièrement avant… que tout ça n’arrive.
- … Cette langue que tu as utilisée sur ce parchemin, c’est…
- Le dialecte du peuple perdu d’Anapath, oui. Nous l’utilisions encore pour déchiffrer et entretenir les textes anciens, sans risquer les erreurs de traduction qui pervertiraient la Foi au fil des générations.
Un tic agite sa lèvre supérieure. Je l’aurais manqué si nous ne nous faisions pas désormais face, notre question-réponse de plus en plus intense à chaque tour de parole. Mais je n’ai pas le temps de m’y appesantir, il enchaîne déjà avec une question qui me fait sourire froidement :
- Pourquoi cet idiome, est-ce le seul que tu sais écrire ?
- Loin de là… Mais ces informations ne sont pas censées tomber entre les mains de Citoyens ou des Héritiers. Si vous êtes bien des alliés de la Foi, un Invité sur la Voie ne refusera pas de vous traduire ce texte. Mais je ne peux pas vous donner ces informations en bonne âme et conscience quand je ne sais rien de vous ou vos intentions.
Le meneur me toise depuis le dessus de sa barbe imposante, les lèvres pincées et les sourcils froncés ombrageusement. Mais je tiens bon, refusant de renier davantage mon honneur en tant que Gardienne. J’affronte son regard dur sans broncher, mes yeux luisant derrière mon foulard, les pieds bien ancrés au sol et le dos bien droit.
Il détourne la tête le premier, pour se perdre dans une contemplation de la carte, l’air songeur. Je me fais la réflexion que son profil ressemble aux gravures des anciens Dieux Guerriers, fier et vertueux. Une longue barbe noire et grise bien entretenue, un nez anguleux, des yeux profonds et de nombreuses cicatrices pâles qui contrastent avec sa peau brune tannée par le soleil, sous un turban bleu nuit.
Bien malgré moi, je me retrouve à ressentir de l’admiration pour le géant devant moi. Je suis surprise hors de mon observation lorsqu’il demande sans prévenir :
- Hier, tu disais être une disciple de la cité sainte… Qu’est-ce que cela signifie ?
Je retiens un soupir de soulagement, même si je n’ose pas encore espérer. Ils envisagent de m’utiliser. Je ne m’attendais pas à cet intérêt pour ma personne plutôt que mes informations, mais ce n’est pas un problème pour l’instant. Gardant un ton neutre, j’explique sobrement :
- Cela veut dire que j’ai été éduquée et entraînée par les Maîtres du Temple pour prendre leur succession, si j’en suis digne.
- Quel genre d’éducation ?
Avec un haussement des épaules, je réponds honnêtement :
- Les bases en Terre Sainte. Les disciplines nécessaires pour comprendre le monde des Hommes et pourquoi nous avons besoin de la Foi pour survivre, en théorie.
- Qui sont ?
Je hausse un sourcil devant le ton sec, mais je n’ai cure de son jugement tant qu’il me vient en aide ; je complète donc ma réponse :
- Nos nombreux idiomes pour accéder au savoir. Littérature et théologie pour maîtriser notre Histoire. Mathématiques et géographie pour lire ciel et terre. Politique et stratégie pour subsister dans un monde abandonné des Dieux.
Je sens subitement l’attention des autres soldats présents dans la pièce, qui me dévisagent tous sans pudeur. Alors que ma peau commence à picoter d’inconfort sous l’intensité de l’examen, Dwin me rappelle à la conversation d’une voix solennelle :
- Et serais-tu disposée à partager le fruit de cette éducation et de ta vie sur ces terres ?
Je plisse les yeux, sur mes gardes, mais je reconnais mon opportunité, si elle existe belle et bien. Je tente donc le tout pour le tout :
- Je ne peux pas aider les étrangers. » Des exclamations outrées échappent mon auditoire, avant que je n’interrompe les protestations en continuant fermement : « Les alliés en revanche… »
Tous les officiers ayant suivi la scène prennent la parole comme un seul homme, pleins d’outrage et de suspicion, manifestement averses à ma proposition. Mais seul un avis m’intéresse, et je ne l’ai pas encore entendu. C’est pour cela que je suis prise de revers quand celui qui n’a pas dit un mot depuis que nous sommes arrivés lance d’une voix forte pour couvrir le scandale en train de monter dans la tente :
- Tu n’es pas en position de négocier quand ta vie et ton destin est entre nos mains. Nous ne sommes pas au-dessus d’une persuasion plus musclée pour arriver à nos fins.
Je me retourne et foudroie Wai du regard, piquée au vif. Ce dernier est toujours aussi neutre et calme, comme s’il ne venait pas de suggérer que l’on torture une civile de même allégeance. Ses yeux noirs sont froids et indifférents, et ne reflètent rien. Quel serpent ! Peinant à maintenir mon sang froid, je rétorque avec assurance :
- Dans ce cas, mes renseignements ne verront plus jamais la lumière du jour. Je ne suis pas en train de négocier, je vous décris une situation pourtant simple.
Il a le culot de soupirer, comme si j’étais déraisonnable. Avec impatience, il ose me sermonner :
- Si tu refuse de coopérer, tu n’es qu’un obstacle et un fardeau. Je croyais que tu voulais aider ton peuple à retrouver sa liberté ? Ta fierté compromet notre capacité à prendre une décision éclairée.
Je lutte pour ne pas hurler à la face de ce monde indigne et injuste. Ma colère est en train de monter, et malgré mes efforts je rétorque en serrant les dents :
- J’ai juré de protéger et servir les intérêts d’Aanbid jusqu’à la mort. Si j’ai échoué à la première impérative, je ne parjurerai jamais la deuxième. Si vous ne pouvez pas me garantir que vos actions ne causeront pas davantage de sévices à la Cité, je ne peux rien faire pour vous. Torturez-moi comme votre cœur désire, mais je me couperai la langue avant de trahir un peu plus la mémoire d’un peuple bon et au service d’une humanité MEILLEURE !
- TU N’ES QU’UNE GAMINE !
Mes oreilles bourdonnent, sous les assauts du sang qui pulse dans mes veines. Le silence est complètement retombé dans la tente, même dans la zone de liaison. Toute l’attention s’est reportée sur Wai à son rugissement excédé, semblant encore résonner autour de nous.
Je ne suis pas la seule interloquée par la véhémence de l’intervention. Il a fait un pas dans ma direction, menaçant, et s’apprête à reprendre la parole quand une voix grave tonne et reprend le contrôle de la situation :
- Colonel Suiwer ! Il suffit. Retire-toi.
Dwin s’est interposé, posant une large main bourrue qui ne laisse pas place à un refus sur l’épaule du jeune homme. Celui-ci semble tiré d’un mauvais rêve, et secoue la tête avant de croiser le regard de son supérieur qui ne le surplombe que d’un pouce. Il ne semble pas aimer ce qu’il lit dans les yeux pourtant impassibles de l’aîné, car il proteste, exaspéré :
- Krag je t’en prie, ne fais pas ça…
- Désolé Wai, mais ce choix ne t’appartient pas. Nous te retrouverons dehors dans un instant, mais maintenant laisse-nous.
Une grimace résignée vient déformer son visage ; il ne regarde personne, son corps immobile. Sans un mot supplémentaire, il tend ma chaîne à l’un des gardes et se retire. Les yeux de toutes les personnes présentes suivent sa progression, incertaines de ce qui venait de se passer.
Avant que la rumeur des conversations puisse reprendre, Dwin s’adresse à moi :
- Jeune Atalia, j’ai entendu tes conditions et je suis disposé à les accepter si tu respectes les miennes.
Choquée par le revirement de discours, je le fixe bouche bée. Je m’apprête à lui demander plus de détail, quand il m’interrompt sereinement d’une main levée :
- Moi, Krag Dwin le troisième, je jure par nos Dieux que nous œuvrons pour le bien de nos traditions ancestrales dont Aanbid fait encore partie. Son attaque ne restera pas impunie.
Je retiens ma respiration. Quel est le revers de ce discours ?
- Si tu es prête à croire ma parole et mon honneur en tant que Général de l’Armée de l’Eau, nous te laisserons postuler au recrutement dans mon régiment. Contre services et loyauté de ta part, tu seras autorisée à nous accompagner et soutenir cette cause qui te motive.
Abasourdie, je tente d’assimiler tout ce qu’il vient de me dire.
L’Armée de l’Eau. L’élite militaire des Citoyens, championne du peuple et garant des Lois Divines. Unique défense contre les barbares au-delà des frontières. Que fait-elle ici, alors que la guerre fait rage à l’Est ? Sommes-nous envahis sur deux fronts ? Est-ce cela, ce qui vient de se passer à Aanbid ? La conquête d’un symbole pour déstabiliser le moral des troupes ?
Peut-il mentir sur quelque chose d’aussi monumental ?
Encore une fois, il lit mes incertitudes et me tend calmement un médaillon qu’il portait sous ses voiles.
Devant mes yeux ébahis, le bleu du saphir qui le constitue rappelle le ciel nocturne, ou une source souterraine. Délicatement gravé sur sa surface polie trône le blason des Dieux de l’Eau. L’emblème traditionnel des protecteurs de la Contrée d’Or.
Et en son centre, défiant la logique, la pierre brille de mille feux, éblouissante et miraculeuse. Comme si une étoile était piégée au cœur de l’artefact. On ne peut pas falsifier cet héritage, ce don des temps passés. Il dit la vérité.
- Vous me laisseriez combattre à vos côtés ? Vraiment ? » Je souffle, incrédule en levant les yeux vers lui, la gorge nouée.
Il hoche la tête à l’affirmative, dissimulant à nouveau la relique, avant de m’avertir d’une voix terne :
- Si nos recruteurs te jugent inapte à servir, nous nous passerons de toi et tes connaissances, et tu seras à nouveau seule. Mais si tu réussis, si tu partages nos valeurs, tu auras ce que tu désires : l’opportunité de voir Aanbid libérée de tes propres yeux.
Prise d’un vertige, je le remercie avec incrédulité, ne réalisant pas encore que ma chance venait de tourner. Il ajoute cependant une autre phrase qui hantera mes nuits longtemps encore :
- Ne me remercie pas : tu regretteras bien assez vite ta décision de jurer allégeance à la Guerre plutôt qu’à la Vie.
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