Chapitre 9 : L'Entretien
- Maintenant, nous allons procéder, me répond la militaire d’une voix posée, un sourire poli au coin des lèvres.
Sur ces mots elle se saisit de l’une des tablettes et la met en marche sans plus de cérémonies. D’un noir mat l’appareil devient orange transparent, avant de faire apparaître du texte et des organigrammes opaques. Concentrée, les yeux rivés sur les écritures, elle tapote plusieurs fois à des endroits spécifiques de la surface, sans la moindre hésitation, avant de relever la tête vers moi :
- Prête ?
Je hoche la tête, contractant mes muscles comme pour si j’anticipais un impact, menton relevé.
Lorsqu’elle appuie une nouvelle fois sur la tablette, une copie de la scène en temps réel se dessinent soudain, et je me vois, mieux que dans un reflet. Je cille, ébahie devant la prouesse technologique. Mais avant que je ne puisse me distraire davantage, la soldate reprend la parole :
- Lieutenant Sjarme Amp de la division logistique, nous sommes le 4ème jour du cycle lunaire de Yerrord, an 54 de la nouvelle ère. Je suis en charge de superviser le recrutement des femmes dans le régiment du Général Krag Dwin, et le Colonel Suiwer sera le témoin du bon déroulement des épreuves concernant la jeune fille trouvée aux abords de la Terre Sainte.
La tirade est dite d’un ton monotone, et je comprends que cela fait partie d’une procédure ou d’une méthode d’archivage. Au rythme de ses mots, le texte apparait en bas de l’image, conservant une trace orale, visuel et écrite de l’entretien.
- Si tu le veux bien, continue-t-elle d’une voix plus légère, nous allons commencer par en apprendre un peu plus sur toi, ce qui va nous permettre de mieux saisir ton profil.
- Je vous écoute.
- Très bien, sourit-elle. Tout d’abord, peux-tu me donner ton nom complet, ta pierre de naissance et ton âge ?
Devrais-je dire la vérité ? Est-ce que cela compromettrait mes secrets ? Avant que je ne puisse prendre une décision, je m’entends répondre :
- Atalia i Woestyn, je n’ai pas de pierre de naissance donc j’utilise celle d’Aanbid, le baccarat bleu, et je vais avoir 24 ans cette année.
Les lèvres de Wai s’effacent en une ligne insatisfaite, et les yeux de Amp s’adoucissent imperceptiblement. Mais je n’ai que faire de leur pitié, je suis plus préoccupée par le fait que je viens de leur avouer que je suis une orpheline sans clan alors que je veux leur prouver mon utilité. La lieutenante ne perd pas davantage de temps et reprends la suite de ses questions :
- Si ce n’est pas indiscret, j’ai remarqué que tu portes encore le voile devant ton front et tes yeux… Comment se fait-il que tu ne sois pas mariée à ton âge ?
Je ne peux pas répondre honnêtement cette fois-ci, trop risqué. Mais il m’est difficile de trouver les mots, soudainement confuse. Je refuse cependant de perdre de vue ma survie, je parviens donc à articuler, un nœud dans la gorge :
- … Je suis… veuve. Une maladie, il y a longtemps. Avec tous les malheurs qui ponctuent ma vie depuis ma naissance, le risque d’attirer l’attention d’un démon est trop élevé. J’ai préféré reprendre l’habitude de couvrir ma tête pour protéger mon âme d’une possession. Les choses sont déjà assez compliquées comme cela.
J’ai pu mentir à temps, Dieux merci ! Si j’ai bafouillé, je peux le mettre sur le compte d’une émotion fictive pour ce mari perdu. Mais le reste est une excuse valide aux yeux du monde, me permettant d’omettre la véritable raison derrière ce choix vestimentaire atypique en tant qu’adulte.
- Mes condoléances, Miss Woestyn. C’est louable de votre part.
A ces mots, une vraie douleur se dessine sur les traits de la femme en face de moi. Si je suis rassurée de ne pas susciter de la méfiance, je me sens désolée de raviver le deuil que je peux lire un court instant sur son visage. Mon auditoire semble mal à l’aise devant les tragédies que je décris. Si Wai demeure fermé, je devine chez un de mes gardes un air de culpabilité qui me fait sourire, sans joie. Pas si insensible que ça, finalement.
- Quelle profession exerçais-tu à Aanbid ?
- Je travaillais au temple avec les Maîtres Gardiens. Mes tâches variaient en fonction de leurs besoins, mais j’étais principalement leur apprentie, un scribe et un messager.
Si mon statut d’apprentie englobe beaucoup de choses que je ne nomme pas, personne n’en saura rien. Je n’ai pas besoin de davantage de préjudices.
- Est-ce pour cela que le général Krag a fait mention d’une éducation académique dans les Arts de l’Homme ? S’enquiert l’examinatrice en se penchant en avant, de toute évidence très intéressée.
Je cligne des yeux, surprise une fois encore devant l’enthousiasme que ces gens accordent à ce que j’ai pu apprendre par le passé. Mes savoirs théoriques n’ont jamais été bien utiles dans la vie de tous les jours après tout. Même si mes maîtres étaient toujours satisfaits de mes services rendus, c’était bien les seuls.
- Oui, j’ai été formée dans toutes les disciplines que l’on estimait nécessaire pour moi d’apprendre, et ce depuis mon entrée au Temple quand j’avais 7ans. J’avais encore beaucoup à apprendre de mes professeurs, mais…
Je m’interromps, agacée d’en avoir encore trop dit. Ils n’ont pas besoin de savoir ce que j’ai perdu, qu’est-ce qu’il me prend ? Il faut que je sois plus prudente, ma langue est bien déliée aujourd’hui. Aurais-je encore de la fièvre ? Pour reprendre contenance, je bois une autre gorgée florale de mon thé brûlant et prend une longue inspiration pour me recentrer. Quand la discussion reprend, je me sens plus en contrôle, l’esprit à l’affût de la moindre pensée qui menacerait de s’échapper.
Elle me pose davantage de questions sur ce que je suis capable de faire, en proposant des exemples de tâches qu’ils auraient besoin que j’accomplisse. Le temps passe, les échanges restent intenses, et j’essaye de répondre au mieux. A chaque compétence que je reconnais avoir, j’espère tenir mon ticket pour assurer mon futur.
Est-ce que mes connaissances en géographie sont applicables pour construire des itinéraires et assurer la navigation du régiment ? Oui, même s’il faudrait compléter mes savoirs avec l’actualité des régions. Serais-je en mesure de tenir un inventaire ? J’ai l’habitude d’en faire. Ai-je déjà tenu des comptes, géré des missives et leurs réponses ? Quotidiennement pendant dix ans. Combien de langues puis-je parler ou écrire couramment ? Quatre dialectes perdus et la plupart des patois principaux utilisés dans les cités majeures de Jurkam. Suis-je capable de servir d’intermédiaire entre différents interlocuteurs avec diplomatie ? C’est dans mes cordes, mais on m’a rarement demandé de le faire, car je suis d’un tempérament passionné.
L’interrogatoire continue ainsi pendant de longues minutes, exigeant toujours plus de concentration de ma part pour ne pas dire quelque chose d’incriminant par erreur, mais je finis malgré tout par avouer les limites de mes aptitudes. Est-ce que je comprends le principe d’archivage, assez pour pouvoir l’appliquer ? Seulement ceux opérés à la main avec des objets physiques, en analogue. Quelques compétences de guérisseuse dans mon carquois ? Trop rudimentaires pour avoir de la valeur. Fiable en cuisine, en entretien du matériel ? Juste le nécessaire pour survivre et ne tuer personne par accident, alors que je suis confortable avec l’entretien de biens. Utilisation d’appareils digitalisés, conduite de véhicules motorisés ? Jamais de la vie.
Après quelques notes supplémentaires et éclaircissements, l’officier semble satisfaite, alors que je me sens épuisée mentalement. Un léger mal de crâne est en train de s’installer, et je masse mes temps discrètement en prétendant rajuster mes boucles infernales sous mon foulard. Le parfum de l’encens au-dessus de nous ne m’aide plus à rester sereine. Je ne suis plus sûre de ce que j’essaye de faire en me dévoilant autant. J’ai du mal à réfléchir au-delà des questions.
Quelques touchers légers du doigts sur l’écran qui nous enregistre plus tard, elle allume finalement la deuxième tablette et ouvre un affichage de textes. Avec effroi, je réalise que je vais devoir m’en servir quand elle me la tend sans plus de cérémonies.
- Tu sais bien lire ? Me demande-t-elle, suspicieuse, devant ma panique à peine dissimulée, le bras toujours levé dans ma direction.
- Oui, mais je n’ai jamais vu de machine pareille, je ne veux pas la casser et découvrir sa valeur en me couvrant des dettes nécessaires pour la remplacer, je réponds avec véhémence, montrant les paumes de mes mains pour signifier ma bonne foi.
Cela arrache un sourire compatissant à la jeune femme et mes deux gardes, et je respire un peu mieux, réconfortée. Il semblerait que je ne sois pas la seule née sans le moindre accès aux anciennes technologies, ou sans le sou.
- Je vois, mais tu as juste besoin de comprendre les questions posées sur l’écran et toucher ta réponse parmi celles proposées, rien de bien compliqué, me rassure-t-elle, amusée par ma réaction et une lueur taquine dans le regard.
- Tes manières laissent vraiment à désirer. Arrête donc de contester sans cesse ce qu’on te demande. Tu n’auras pas le luxe de remettre en question des ordres directs quand des vies seront en jeu, à moins que tu veuilles d’autres morts sur la conscience. Si tu dois être jugée apte à t’engager, tu devras faire confiance à tes supérieurs et te remettre à leur jugement.
Wai, qui était silencieux et en retrait depuis le début de l’entretien, me toise subitement, une moue dédaigneuse accompagnant son intervention acerbe. Ses allusions me font monter le sang à la tête, et je vois rouge. Enragée par son ton condescendant, je dois croiser les bras devant ma poitrine pour ne pas m’emporter et lui sauter à la gorge. Je me force à détendre mes épaules, et me contente de rétorquer sèchement :
- Comme si accepter aveuglément les dires et désirs d’autrui dans ce monde impitoyable était une meilleure option ! La crédulité et l’excès de zèle font plus de ravage que la prudence. Je ne peux pas me permettre de suivre la volonté d’étrangers tant que je ne me suis pas assurée de leur fiabilité, hiérarchie ou non.
Surtout en cas de hiérarchie, je pense tout bas, réussissant à le garder pour moi de justesse avec un autre accent de migraine. Diable ces lieux et ces gens qui mettent à mal ma jugeotte ! Devrais-je demander un autre remède ? Ont-ils drogué mon thé ?
Un frisson. Avant que je ne puisse m’attarder sur cette possibilité glaçante, je suis distraite par le culot de l’homme en face de moi qui soupire bruyamment, tout en secouant la tête avec impatience. Puis, d’une voix froide et sans appel, il assène :
- Et tu penses que tu peux lutter, seule, contre ce monde sans pitié ? Et en sortir vainqueur ? Je ne sais pas si c’est de la naïveté ou de l’arrogance, mais survivre n’est pas si simple. Tu as besoin d’alliés maintenant, alors cesse d’aliéner quiconque croise ton chemin et fais des compromis avec ta fichue conscience ! Autrement je ne donne pas cher de ta peau hors des Terres Saintes.
Personne n’ose répondre. La rumeur des travailleuses plus loin et le claquement des toiles sous le vent de l’après-midi sont les seules choses qui se font entendre pendant un instant, alors que la tension autour de la table est à son comble.
Les gardes et la responsable semblent mal à l’aise devant l’échange, alternant des regards discrets vers leur supérieur et dans ma direction, inquiets. Je serre des dents, ne pouvant réfuter sa logique sans me trahir. Luttant contre la compulsion de tout avouer, je hoche brièvement la tête pour faire signe que j’ai bien entendu, simulant une défaite de mauvaise foi. Pour ne pas saboter mes efforts, je lance la deuxième chose qui pèse sur mon esprit :
- Est-ce que vous avez rajouté quelque chose dans mon thé ?
Ma question tranche l’atmosphère inconfortable qui planait après l’altercation, remplacée par une tension palpable. Avant que je ne saisisse la nature de ce changement radical, je me retrouve à nouveau au centre de l’attention. Si mes craintes infondées m’ont poussée à les questionner ainsi en dépit de ma raison, les regards choqués qui pèsent soudainement sur moi enflamme mon esprit. J’examine l’entrevue avec une nouvelle perspective, ne pouvant croire quelque chose d’aussi grotesque, cette atteinte à l’intimité de mes pensées.
Malheureusement, mon examen paniqué fait naître le doute. Pire encore, il réveille un sentiment aussi vieux que moi, qui me prends à la gorge.
Je ne peux faire confiance à personne.
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