Chapitre 12: Le Sage et La Paria

9 minutes de lecture

Geloof me jette un regard compatissant. Ndara m’encourage à la suivre, avant de répondre d’une voix professionnelle, rassurante mais sans appel :

- Je vais te demander de retirer tes vêtements et ton voile. Je pourrai ainsi m’assurer que tu n’as pas de malformations qui te rendrait inaptes à mener à bien tes missions. Ensuite, je testerai tes cinq sens, tes réflexes, avant de mesurer tes constantes vitales. Si tu ne portes pas les marqueurs des principales maladies que nous surveillons, je laisserai Maître Geloof faire le reste.

Je lâche une expiration tremblante, ne voulant croire que mes efforts soient vains une fois encore. Je refuse de laisser ma tentative échouer si près du but. Mais comment puis-je réchapper d’un préjudice plus vieux que moi ? Devrais-je prendre le risque d’être exécutée, juste pour une chance de prouver ma valeur, après avoir survécu jusqu’à aujourd’hui ? Je ne suis même pas convaincue que cette chance existe réellement.

Un regard vers Wys Geloof me rappelle ses propos quelques minutes plus tôt. Là pour soigner, pas pour juger. Si c’est la vérité, il est mon seul espoir. Est-il un produit du conditionnement de la Foi qui a ruiné ma vie ? Ou a-t-il développé une réelle sagesse lors de sa longue existence parmi les Hommes ? Je devrais vite le savoir.

Tentant le tout pour le tout, je décide de me fier à mon instinct, le peignant sous une lumière magnanime. J’espère ne pas signer pas mon arrêt de mort en remettant mon destin entre ses mains abimées :

- Maître Geloof, excusez ma demande inorthodoxe mais je souhaite que vous soyez le médecin à prendre en charge l’examen.

J’endure les expressions pantoises de mes deux interlocuteurs. Confuse, Ndara tente de me raisonner :

- Miss Woestyn, d’ordinaire la pudeur décourage la mixité lors de ce genre de consultations... Je vous assure je suis plus que qualifiée…

- Je vous prie de me pardonner, Maître Ndara, ma demande n’est pas une insulte à vos talents, je le jure. » Ma voix commence à trahir ma détresse, mais je m’efforce à finir : « Je vous en supplie, mes raisons sont justes mais je ne peux pas être vue. »

Un silence consterné accueille mes mots, et je prie pour que Wai ne se doute pas de ce qu’il se passe. Si quelqu’un peut percer à jour l’origine de ma panique, c’est bien lui. Et je ne peux me permettre de compromettre davantage mon secret.

Les dés sont jetés sur mon sort lorsque Geloof consent, congédiant Ndara sans rien dire. Celle-ci s’éloigne, mais me jette un dernier regard empli d’inquiétude avant de disparaître derrière un rideau de perles. Sans perdre plus de temps, il se dirige vers un cubicule de bois, qui semble être d’ordinaire utilisé comme un bureau. La surface est recouverte de vieux parchemins, incunables d’une autre époque.

Une fois à l’abri des regards, il se retourne vers moi et me sonde sombrement. Je tremble de part en part désormais, trop consciente que ma vie est en jeu. D’une voix aux intonations graves, il s’interroge :

- Que caches-tu, Miss Woestyn ?

Mon souffle se perd dans ma poitrine, provoquant un vertige. Mais je persiste, décidée d’en finir une bonne fois pour toute. Sans répondre, je commence à défaire la tunique blanche aux manches longues que l’on m’a prêtée la veille. Mes mains secouées de soubresauts peinent à ouvrir les boutons de mon col, et je dois m’y reprendre plusieurs fois, mais bien trop vite, mes clavicules apparaissent à la lumière du jour, et avec elles la suggestion de mes marques. Sans me laisser hésiter davantage, je fais passer le vêtement par-dessus ma tête, détrônant mon voile. Avec un frisson funeste, je suis exposée à la vue du vieux prêtre.

Il ne dit rien, mais l’ombre qui envahit soudain son visage est plus loquace que mille discours. J’entends la haine dans ce silence, la colère, le dégoût. Je suis fichue. Même avec mon pantalon et le bandeau couvrant mes petits seins, je ne peux nier ce qu’il voit. Même cachée sous ma longue crinière frisée, retombant en vagues noires entre mes omoplates, même mutée par mes hématomes verdâtres et autres plaies boursouflées, la vérité est accablante.

Les symboles de l’infamie sont bien visibles sur ma peau dorée, violents dans leur horreur suggérée. Les glyphes sont brûlés dans ma chair, semblables aux bêtes marquées au fer rouge. Ces sillons brunis par le soleil recouvrent mon buste, mon dos et mes épaules ; ils épousent mes formes en les saccageant. Les tranchées s’insinuent entre les courbes de mes hanches avant de se perdre sous mon pantalon, suggérant les marques similaires sur mes jambes. Ces cicatrices en arabesques, trop crues pour garder l’élégance de leur langage originel, sont le témoin d’une pratique si cruelle qu’on ne la nomme plus. Elles dénoncent leur porteur comme un Hérétique. Criminel contre la Foi.

- Qu’as-tu donc fait ?

Son ton est presque inaudible, choqué et ténu. Et je le comprends. Les crimes appelant un tel châtiment sont en général impardonnables, attisant la honte sur toute une lignée. Ils ne sont pas aussi courants qu’on voudrait le faire croire pour dissuader l’exercice d’un esprit trop critique envers les traditions.

Outre le supplice physique qu’il provoque, cette sanction assure que si l’individu survit, il ne puisse plus jamais prétendre au statut de Citoyen. Cela implique une interdiction d’être rémunéré pour son travail, de se marier ou d’engendrer une descendance. Personne ne survit bien longtemps une fois stigmatisé de la sorte, même en tant qu’esclave. Ce sort n’est qu’une condamnation à mort, réservée pour les crimes les plus capitaux du monde des Hommes.

Je sers les poings, m’obligeant à rester immobile, à ne pas fuir. Il est l’heure de jouer cartes sur table. Je relève donc mes yeux bleus de cristal vers lui, et avoue avec amertume :

- Je suis venue au monde.

Quand il croise mon regard pénétrant, sa bouche devient laxe, peinant à me croire mais n’ayant pas le choix. Les faits sont devant lui, et ils ne mentent pas. Je le vois pâlir devant le spectacle que j’offre, sur ce que je représente. Il lutte pour reprendre le contrôle d’émotions que j’imagine contradictoires, fermant finalement les yeux pour les dissimuler sous ses mains de parchemin, fragiles tout à coup.

Je le laisse accuser le coup de ma révélation, alors que je m’enfonce dans un déni léthargique qui m’épargne les assauts d’une peur débilitante. Distraitement, je décide que si je devais être arrêtée dans les prochaines minutes je veux garder ma dignité aussi longtemps que possible. J’entreprends donc de me rhabiller, en commençant par mon voile, plongeant la partie supérieure de mon visage dans une ombre rassurante, familière. Alors que j’enfile les manches de ma tunique, j’entends une question s’échapper d’entre ses doigts noués :

- Aanbid… Savaient-ils… ?

Je soupire, mais confirme d’un ton monotone, las :

- Je n’ai pas menti lors de mon entretien : j’ai été accueilli au Temple parmi les apprentis et ils m’ont élevé autant que la Loi leur permettait. Avant ça, des Gardiens m’avaient secourue d’une procession d’esclaves composées d’anciens pèlerins. Ils avaient estimé qu’une enfant sachant à peine marcher ne méritait pas une telle existence pour un crime commis avant sa naissance. Ils m’ont prise sous leur aile, déterminés à sauver mon âme encore pure.

A ces mots, le vieil Invité émerge de sa cachette de chair, me faisant pleinement face à nouveau. Sans surprise, c’est la mention des Gardiens de la Foi qui parvient à le faire voir au-delà des marques de la honte. Ce sont ses supérieurs hiérarchiques après tout, dans la pyramide du pouvoir que les Hommes ont bâti sur la spiritualité de ce pays. Y voyant là ma chance de ne pas finir au bout d’une corde, je m’empresse d’ajouter avec insistance :

- Vous comprenez n’est-ce pas ? Je leur dois tout. Leur sagesse infinie, la bonté dont ils ont fait preuves sont les seules raisons pour lesquelles je suis encore en vie ! Je ne suis rien sans leur héritage. C’est pour cela que je veux les venger, sauver leurs terres et leurs semblables, et ce à tout prix !

J’ai toute son attention maintenant. Il s’est redressé, m’écoute ardemment avec un air interdit. Je ne suis pas sûre de ce que cela signifie, mais je continue ma plaidoirie, désespérée :

- Je dois m’assurer que leurs voix résonnent pour les générations futures. Elles ne doivent pas disparaître des mémoires et des mœurs. Je vous en conjure, Maître Geloof, laissez-moi transmettre leurs valeurs ! Ne me dénoncez pas !

Je suis prête à tout pour cela. Peu importe la faiblesse de mes membres, la brûlure dans ma gorge, la peine dans mon cœur. Je baisse la tête en supplication, exposant ma nuque à la lame de sa sentence. Les battements dans ma poitrine n’ont pas lieu d’être si je n’utilise pas chaque seconde de vie octroyée pour libérer la Cité. Sinon, à quoi bon ? Rien d’autre n’a d’importance désormais.

Je sursaute violemment quand une main chaude effleure mon épaule. Inconsciemment, j’ai un violent mouvement de recul, et je me retrouve plaquée contre une paroi en bois, paralysée. Je relève les yeux, sous le choc de ma réaction. Je n’arrive pas à interpréter l’émotion sur les traits fatigués de Geloof. Il enjambe alors l’espace que je viens de créer, ses gestes lents et mesurés, comme pour apaiser une bête sauvage acculée.

Il s’arrête à un mètre de ma silhouette tremblante, et mon souffle se saccade, indépendamment de ma volonté. Il n’essaie plus de me toucher, mais je peux voir que cela lui demande un effort conscient. Enfin, contre toutes attentes, il s’incline profondément, jusqu’à sa taille, les yeux rivés sur le sol.

Je m’arrête complètement de respirer, ne pouvant croire à la scène se déroulant devant moi. Avant que je puisse l’enjoindre à se redresser, je l’entends déclarer avec un ton solennel :

- Atalia i Woestyn, je t’ai entendue et je salue l’abnégation qui te pousse à sauver l’Âme de notre Foi. Je jure par les Dieux que je sers et les Hommes que je suis, de te protéger des conséquences de ton funeste destin. Ton secret sera tu jusqu’à ma mort.

Il demeure immobile, et je ne peux articuler la moindre pensée, esquisser le moindre geste. Je balbutie, hébétée et incrédule. Est-ce qu’il me ment pour que je baisse ma garde ? Pense-t-il que je suis capable de violence et cherche un moyen de s’échapper ?

- Atalia.

Je sursaute à nouveau, mais je suis tirée de ma torpeur terrifiée par la quiétude émanant du vieil homme. Il me regarde désormais droit dans les yeux avec transparence : sans honte, sans reproche. Son attitude apaisée est complètement dénuée de tension, pure et pleine d’empathie. Il incarne la sincérité quand il murmure tout bas :

- Tu as payé un tribut qui n’était pas tien à sacrifier. Tu n’as rien à craindre de moi. Tu n’es pas un monstre à abattre.

Mon esprit est vide tout à coup. Ces paroles sont si étrangères à toutes mes attentes, à tout ce que j’ai connu jusqu’à présent, que je parviens à peine à en appréhender le sens. Juste comme ça ?

- Nous ferions mieux de procéder à la consultation, que je puisse valider ton dossier de candidature sans davantage de délais.

Et comme si de rien n’était, comme si les dernières minutes ne s’étaient jamais passées, il se détourne de ma figure abasourdie pour se saisir d’une tablette à son bureau.

Il m’invite à m’assoir sur un banc en hauteur à ma droite, sans commentaires supplémentaires à ce sujet. Même lorsqu’il me faut bien cinq minutes pour quitter le mur. Même si je lui jette des regards septiques tout du long, persuadée qu’il va me tuer sans prévenir. Il reste serein et patient devant ma méfiance, neutre sans être froid, alors qu’il procède à l’examen.

Ma vue, mon ouïe sont mesurées avec un appareil que je ne connais pas. Via quelques actions simples, il teste mes temps de réaction. Et au fur et à mesure, il note mes performances avec précision et rigueur. Il parvient à compléter son diagnostic en me touchant à peine, et s’excuse quand il ne peut faire autrement. Prétendant ne pas remarquer mes sueurs froides à son contact, il me distrait en narrant le pourquoi derrière chaque action.

Le tout est vite conclut, et mon acharnement est récompensé.

Je peux le voir dans le demi-sourire que m’adresse Geloof lorsqu’il me montre mon certificat de santé. Je peux le sentir dans les fourmillements qui envahissent mes membres sous la violence de mon soulagement. Je suis officiellement habilitée à rejoindre les rangs de l’Armée de l’Eau.

C’est alors que des alarmes stridentes retentissent dans tous les recoins du campement.

Annotations

Vous aimez lire Al. W. ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0