Chapitre 18: Excès de Zèle
- Alik’ ! Derrière toi !
Je n’ai pas le temps de voir si mon avertissement lui sauvera la vie. J’esquive une lance, pare un sabre, prends un coup, poignarde un homme. Il chute, mais déjà deux autres le remplacent, alors qu’il disparaît dans les ombres à leurs pieds.
Je fends la gorge de l’un d’eux d’un revers d’épée. Du sang chaud gicle sur mon visage voilé. La soie colle à ma peau transpirante, souillée par la mort. Mes respirations haletantes ponctuent ma danse macabre, de plus en plus brèves. J’évite une lame pourpre, recule devant un assaut et tombe à terre sous une charge.
Je me relève d’un bond, mais mon pied glisse sur une mare de sang. L’instant de déséquilibre suffit. Une douleur tranchante éclot sous mes côtes, brise le rythme cyclique de mon souffle.
J’éventre l’assaillant le plus proche, m’arrache de la mêlée. Dans ma hâte, mes hanches heurtent la rambarde du rempart. Le vent nocturne fouette mon dos à découvert. D’une main tremblante, je me stabilise, tandis que l’autre enfonce ma dague dans la trachée d’une énième silhouette. Mais avant de succomber, celle-ci a le temps de m’asséner un coup à la tête.
Je perds de vue le ciel étoilé, la ville en pleurs, le visage des corps, vifs ou morts. Pendant un court instant, les cris se taisent, les fers susurrent, les flammes chantent.
Un grondement de fin du monde résonne autour de nous. Un moment d’immobilité surréaliste s’installe durant quelques secondes. Une peur primaire trahit l’animalité des hommes autour de moi.
Puis, au loin au-dessus des maisons incendiées, au cœur d’une cité autrefois paisible, le Temple disparaît dans une explosion de lumière.
La détonation ébranle les remparts, bouscule ses occupants. Lorsque mes sens et mes appuis me reviennent, c’est pour être frappée de consternation. Le Temple est en train de s’effondrer sur lui-même dans un nuage de poussières. Je l’imite aussitôt, mes genoux à terre.
- Atalia ! Reprends-toi !
Néhara. Lacheela. Ce n’est pas possible. J’étouffe. C’est un cauchemar. Les doyens, les enfants, leurs parents. Tous ces innocents, annihilés.
- Atalia bon sang, ressaisis-toi ! Ce n’est pas terminé !
Il doit y avoir quelque chose à faire, quelque chose à sauver. Une personne à épargner. Pourquoi suis-je incapable de me relever ? Pourquoi suis-je incapable de respirer ?
- Tu ne peux pas mourir ici, pyaar. Pardonne-moi.
Je suis soulevée de terre, je ne comprends pas. Je m’agite, mais mes membres ne répondent pas à temps. On me jette dans le vide.
Je tombe vers un océan de ténèbres.
***
J’ouvre les yeux, mais il est trop tard.
Une violente quinte de toux et de sanglots secoue ma silhouette recroquevillée, libérant ma gorge du désespoir qui l’encombre. Mon cœur s’agite, claustrophobe dans ma poitrine étriquée. Je m’oblige à déplier les poings, délogeant les ongles de mes paumes. Encore aveugle derrière un rideau de larmes traitresses, je retiens un gémissement de détresse.
Je porte une main tremblante à mes yeux, dissimulant leur péché et les preuves de ma faiblesse. Je me mords la lèvre, m’efforce de reprendre le contrôle sur mon corps paniqué, et respire.
Une inspiration à la fois. A chaque nouvelle réussite, la sensation de vertige se dissipe, l’obscurité se disperse. Au fil des minutes, la moiteur sur ma peau nue s’amenuise. La transpiration imbibant ma chemise s’évapore. Mes larmes tarissent. Mes pleurs se taisent.
Sans me laisser le temps de replonger, je m’assois et me concentre sur ce qui m’entoure.
Je suis seule. Le campement est calme, encore endormi. Dehors, le jour n’est pas levé, mais ses bras pastel dessinent l’horizon, tranchant avec le bleu de la nuit mourante. Une brise tiède annonce l’arrivée du soleil. Elle fait danser les tentures de ma tente, et caresse mon corps encore tourmenté par de cruels souvenirs. L’arrivée d’air chasse les mauvais rêves, et m’aide à retrouver le calme.
Je laisse s’échapper une dernière expiration tremblante, avant de passer ma paume sur mes traits fatigués. Mes yeux me brûlent, et je prends un instant pour les masser distraitement de mes doigts glacés.
Consciente que je ne dormirai pas davantage, je me résous à entamer ma journée. Avec un soupir, je m’extirpe de mon étoffe et me lève. Le sable froid au sol râpe mes pieds nus, me faisant grimacer. Il s’immisce entre mes orteils à chaque pas vers mon caisson de rangement, et je tremble déjà dans l’air gelé de ma tente. Je me sens misérable.
Chaque jour sa peine, n’est-ce pas un adage qui existe ? Comme si les fardeaux passés disparaissaient dès l’aube pour faire place à un nouveau lot de galères. Ben voyons.
Je secoue la tête, dissipant le nuage de lamentations qui m’obstrue la vue.
Je me déleste plutôt de ma chemise détrempée de sueurs froides. Une fois nue, je me nettoie rapidement avec une éponge et mon pain de savon sec. Mécaniquement, méthodiquement. Quand je m’estime suffisamment propre, je suis couverte de chair de poule et ma peau est rougie par la friction.
Je me sens déjà plus en contrôle, plus moi-même. Satisfaite, je plonge la main dans ma caisse et en retire mon uniforme.
Bien que je ne le porte que depuis deux mois, il m’habille comme une seconde peau, léger et confortable. D’un blanc immaculé, le pantalon et la longue tunique tombent sur ma silhouette en une familiarité rassurante.
Avec assurance, je drape sur mes épaules les deux étoles d’affiliation à l’Armée de l’Eau. La soie bleue sur ma gauche et le coton rouge à droite me couvrent jusqu’à mi-cuisse devant comme derrière. Une large ceinture de cuir brun achève de sécuriser les parures autour de mes hanches.
J’en profite pour m’assurer que mes dagues sont correctement harnachées à celle-ci, et surtout faciles d’accès.
Je retire ensuite de mon poignet un lacet tressé afin de brider mon ingérable crinière. Une fois le visage dégagé, mes boucles noires cascadent entre mes omoplates dans un joyeux chaos. Je n’ai pas le courage de faire davantage.
Je finis par enfiler mes bottes de service par-dessus mon pantalon, ignorant le sable qui s’y est déjà logé en serrant les dents. Une fois chaussée, je me redresse, et me retourne vers le caisson presque vide qui contient toutes mes possessions terrestres.
Mon insigne et interface trônent patiemment dans leur compartiment. Ils demeurent ternes et inertes, encore vierge d’instructions ou d’alertes. J’accroche l’un à ma poitrine et l’autre à mon poignet avec gravité. Je suis opérationnelle.
J’ai un moment d’hésitation, ne sachant que faire de moi-même maintenant. Mais, avisant l’horizon, je décide qu’il n’est pas trop tôt pour me présenter à la tente de commandement. Vu le programme du jour, cela m’étonnerait que l’on ne me trouve pas quelque chose à faire, même à cette heure.
Je démonte donc ma tente et replie ma couche en deux temps trois mouvements, pressée de laisser la nuit derrière moi. Je cale le tout dans mon caisson, et m’apprête à l’épauler sans plus tarder quand j’aperçois mes lunettes du coin de l’œil.
Accrochée innocemment sur son couvercle, elles ne paient pas de mine. Mais je serais mal avisée de faire un pas de plus sans les porter. Depuis mon affectation à la section de combat, je ne peux plus porter le voile, trop peu adapté à mes nouvelles tâches quotidiennes.
Je saisis donc les verres de protection teintés et les perchent sur mon nez, en dépit de l’absence de soleil. Mes yeux de cristal disparaissent complètement derrière leurs surfaces réfléchissantes, et le monde retrouve la teinte bleutée qui m’est familière désormais. Je suis enfin prête à partir.
Je hisse la malle sur ma hanche, jette un dernier coup d’œil sur le recoin où je viens de passer la nuit. Convaincue de n’avoir laissé aucune trace de mon passage, je me détourne résolument et m’engage dans l’allée de dortoirs.
Alors que je m’enfonce vers le cœur de notre campement, la tension habituelle regagne mes épaules. A l’approche du quartier des hommes, je tends l’oreille, à l’affût de tout mouvement. Mais mon avancée n’est pas remarquée, et je progresse au rythme de profondes respirations et des ronflements occasionnels.
Je presse malgré tout le pas, ne voulant prendre aucun risque. J’arrive ainsi rapidement dans une voie éclairée de LED, menant aux barraques de matériels. Les structures de lin ont l’air fantomatiques sous la lueur blanchâtre, aliens et inquiétantes. C’est peut-être pour cela que je ne remarque pas immédiatement l’ombre bien vivante au détour d’un virage.
- Oy ! Qui va là !
Je sursaute, brusquée par l’interjection qui fuse dans l’épais silence. Avant que je puisse formuler une réponse, le garde, maintenant à quelques mètres de moi, enchaîne d’une voix enrouée et traînante :
- Personne n’a accès aux matériels après extinction des feux. Hrmh, donne-moi donc ton nom, et tes excuses.
Avec une grimace, trop consciente de ce qui va suivre, je lève la tête et donne ma réponse sans enthousiasme :
- Woestyn, de l’unité des éclaireurs. Je viens stocker mon paquetage avant de recevoir mes ordres du jour.
Même dans la semi-pénombre, je peux voir le moment où le soldat me reconnait, et son visage fatigué se ferme encore plus. Avec un soupir et une bonne dose de dédain, il me lance :
- Bin voyons. Eh, ‘faudrait pas faire comme tout l’monde, pour changer.
Je ne bronche pas, trop habituée à ce genre d’interaction. Froidement, je demande :
- Dois-je attendre l’aube, ou je peux y aller ?
Il lève les yeux au ciel, mais s’écarte pour me laisser passer. Cela ne l’empêche pas de commenter :
- J’espère qu’tu sais que ton excès de zèle est pathétique, et t’attire les faveurs de personne.
Je serre les dents, et le dépasse sans un mot. Je l’entends reprendre sa ronde avec un bâillement, indifférent à notre échange.
Quant à moi, je fais un pas après l’autre, focalisée sur ma journée à venir.
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