Episode 4
Adoria
— Venge-moi, Ray ! Mets-lui une raclée !
À peine Stephen a-t-il crié que j'exécute mon service. Je suis en forme aujourd'hui. Nul ne peut se dresser entre la victoire et moi. Ray se précipite sur la balle, brandit sa raquette et me renvoie maladroitement le projectile. D'un geste fluide et précis, je lève calmement la mienne, frappe de toutes mes forces la dum-dum flashy qui me fuse dessus. Ray se tient prêt, de l'autre côté du filet, les jambes fléchies, le regard fixe. La balle arrive sur lui. Trop vite. Trop fort.
— Set !
Mon adversaire pousse un cri rageur et jette sa raquette au sol. Stephen se précipite sur moi pour me féliciter :
— Adoria, tu es im-bat-table ! Ray est le meilleur joueur de notre club. Il a été qualifié pour les fédérales cette année et...
— Et j'lui ai quand même fait mordre la poussière !
Je laisse échapper un rire sonore. Je jubile. De l'autre côté du terrain, Ray passe son bras sur son front. Il ramasse sa raquette, essoufflé, et se dirige vers moi.
— Joli match, lance-t-il. Je m'avoue vaincu. Pour l'instant en tout cas. Quand je reviendrai l'année prochaine, je te promets que je ne te laisserai pas l'emporter !
— J'attends ça avec hâte. T'avise pas d'me décevoir !
Je lui adresse un clin d’œil taquin en m'élançant jusqu'aux gradins où m'attend ma bouteille d'eau. J'en bois la moitié d'une traite. Ray et Stephen viennent s'asseoir à mes côtés. Nous nous connaissons depuis l'enfance. Chaque été, les jumeaux viennent passer quelques semaines avec leurs parents à la cabane que la famille a achetée dans les lotissements de la plage. Beaucoup de nantis dans leur genre possèdent une résidence secondaire sur notre île. Quelques autres louent une baraque à l'occasion. La plupart n'ont pas d'enfants.
Mes deux amis habitent en Grande-Bretagne, le reste de l'année. Dans l’hémisphère Nord, les saisons sont inversées et, l'hiver, ils prétendent qu'il neige à Cardiff. Je n'ai jamais vu de neige de ma vie. Chez nous, l'hiver, le temps est à la pluie.
Au retour des vacances, Ray et Stephen vont intégrer l'Académie de Bruxelles, l'une des meilleures en Europe. Leurs parents sont à la tête d'une firme spécialisée dans la sécurité informatique et, même si les jumeaux en hériteront à coup sûr, leurs précepteurs ont tout de même veillé à ce qu'ils reçoivent la meilleure formation.
Mes sœurs et moi n'avons pas eu d'autre enseignant que notre père. Il nous a inculqué tout ce qui lui paraissait indispensable, de la langue commune aux mathématiques, en passant par quelques classiques de la littérature, l'histoire complexe de l'ancien monde et la géographie simplifiée du nouveau. Enfin, évidemment, il nous a rebattu les oreilles avec les noms des organes, des os, des muscles et des liquides de toutes les bestioles que nous avons disséquées.
Parfois, j'aurais aimé fréquenter une école : avoir des camarades, une équipe, des adversaires. C'est une demande à laquelle Papa n'a jamais cédé. L'instruction scolaire enseigne tout et rien, répète-t-il, sans tenir compte des capacités des élèves : elle s'acharne à leur faire pratiquer des disciplines dans lesquelles manifestement la nature n'a pas souhaité les voir exceller et elle empêche leur potentiel de s'exprimer au maximum.
Pour recevoir un enseignement spécialisé, il faut intégrer une Académie du Système de l'Étoile : « Cinq branches. Discernement. Rigueur. Curiosité. Persévérance. Partage. Cinq branches, pour un seul peuple. » Je connais la devise par cœur. Je me la répète souvent, en rêvant dans mon coin qu'un jour je me lèverai aux aurores pour hisser le drapeau de la Fédération avec toute ma classe d'aspirants sportifs avant l'échauffement matinal. Des années que je ressasse le plan : entrer à l'Académie d'Elthior, monter ma propre équipe, passer les épreuves des Octobraises, être recrutée en classe Spectus, puis rafler les médailles de toutes les compètes de natation.
Tout ça, Papa ne veut pas en entendre parler. « Tu as tout l'Océan pour nager, ici, ma puce. » Voilà ce qu'il dit. Alors ce n'est pas grave. Je changerai de discipline, j'apprendrai autre chose, je deviendrai la plus forte et je lui donnerai une fois pour toutes une bonne raison de mettre les voiles.
L'escrime. Ça c'est un truc que ni lui, ni personne sur cette île ne peut m'enseigner. C'est mon passeport pour l'Académie.
— Depuis combien de temps on se connaît ? demande Ray.
Je resserre le bouchon de ma gourde.
— Longtemps. J'ai pas pensé à compter.
— Au moins dix ans, assure Stephen.
— Plus que ça, lâche son frère.
Les jumeaux raillent avec humour leurs dérouillées respectives. Ils ont les mêmes cheveux bruns et portent les mêmes vêtements de marques. Tous les deux aiment le sport et font de la muscu. La ressemblance s'arrête là.
Ray est le dernier né, ce qui selon ses dires fait de lui le plus vieux. Il est le plus petit des deux frères, mais aussi le plus aventureux. Un peu comme moi, il ne manque pas une occasion d'étaler sa force. Quand nous étions plus jeunes, c'est ici, sur le terrain de la plage, que Ray s'est battu avec un gars plus âgé qui emmerdait Roxane. C'est comme ça qu'il a eu sa cicatrice : la marque du caillou qui a fendu ses lèvres. Encore aujourd'hui, il en est très fier.
Stephen est moins téméraire, presque son opposé. Il se méfie de tout ce qui pourrait abîmer le corps qu'il s'échine à sculpter. Ce qu'il craint le plus, c'est le soleil. Il se plaint tout le temps de la chaleur qui lui tape sur la tête et du bronzage qui ferait ressortir ses taches de rousseur. Sur la plage, il est toujours caché sous sa casquette, derrière des lunettes opaques. Si on ne se côtoyait pas depuis autant d'années, je ne saurais même pas quelle tronche il a.
Ces deux-là vont frôler mon rêve sans le savoir, et moi je suis coincée sur une île où il ne se passe rien la moitié de l'année.
Je soupire.
Ray lève sur moi ses yeux sombres, plissés par la lumière. Derrière ses lunettes, je devine également les grands iris verts de Stephen, braqués sur moi.
— Eh, me lance Ray, ça va aller. Tu ne vas pas finir ta vie dans cette station balnéaire, tu sais. Tu vas mettre le monde à tes pieds, Ad'. Peut-être dans un an, peut-être dans dix ans. Eh... Dis-moi qu'on ne sera jamais des inconnus.
Je déploie un large sourire et passe un bras autour de chaque cou pour presser mes amis contre moi.
— Vous êtes mes meilleurs amis, les gars. Ça, ça ne changera jamais !
Stephen colle son crâne contre le mien, son frère se dégage gentiment. Il me scrute.
— Adoria, si tu en as l'occasion un de ces jours, j'aimerais que tu passes nous voir au Pays de Galles.
— C'est clair, approuve Stephen, et amène Roxane avec toi !
Roxane ! Ça fait des années que Steph a le béguin pour elle. Mais il n'ose pas le lui dire. Ma sœur aime jouer de ses charmes, mais il n'y a qu'un seul garçon au monde qui l'intéresse : Ray. Lui ne l'a jamais regardée qu'avec une sympathie distante. Tout ça, je me garde bien d'en avertir les jumeaux.
Je hausse les épaules, l'air de rien.
— Si c'était Londres, j'aurais pas de mal à la convaincre. Mais votre petite campagne galloise, je doute que ça intéresse Roxie, franchement.
Stephen se redresse. Il enfonce un peu plus sa casquette sur son crâne. Sur la plage, le soleil tape. Je me relève et ôte mes vêtements de sport :
— Il fait chaud, je vais me baigner.
Je balance les fringues sur mon sac, posé dans les gradins. J'ai toujours un maillot de bain en-dessous. Si l'envie me prend d'aller piquer une tête, pas besoin de gravir la colline jusqu'à la villa pour me changer.
— On a encore des bagages à faire, ronchonne Ray. On se voit tout à l'heure, avant le départ. Tu viens, Steph ?
L'intéressé bougonne quelque chose à propos de Roxane, d'une soi-disant alchimie qui, pour moi, n'a pas de sens. Sérieusement, je ne comprends pas vraiment ce qui pousse les gens à chercher l'amour de façon compulsive, comme si c'était un putain de dopant. Ma joie est à son comble quand je parviens à me dépasser, quand je m'entraîne dur et que mes efforts payent, quand j'arrache la victoire à un adversaire tenace. Un coéquipier, quelqu'un qui se démène dans le même but que moi et qui partage ma loyauté, c'est ce qui se rapproche le plus d'un idéal à mes yeux. Et les bons coéquipiers, ce n'est pas ça qui manque, alors pourquoi s'encombrer d'amourettes à deux plaques ? Il suffit de voir Stephen pour s'en convaincre. Depuis qu'il s'est monté la tête avec Roxie, il oublie même comment on fait un coup droit !
L'amour est un autre combat, m'a un jour dit Luna en prenant sa défense. À mes yeux, c'est un combat superflu. C'est un peu comme lancer le ballon au hasard au bout d'un terrain vide en espérant que quelqu'un, potentiellement de passage, daignera nous le renvoyer. Dans un jeu, l'assurance suffit souvent à garantir la victoire. Vaincue, il ne me reste plus qu'à redoubler d'acharnement. Avouer ses sentiments pour quelqu'un, c'est le laisser maître du jeu. C'est perdre le contrôle. Jamais je ne prendrai le risque d'afficher ma faiblesse devant quelqu'un qui, à tous les coups, ne partagerait pas mes batailles.
Je m'élance à travers la plage, me débarrasse de mes chaussures à la volée et me jette dans l'eau turquoise du Pacifique. Je me sens si légère.
Mes jambes pédalent. Je brasse les flots. Sans trop m'en rendre compte, je me suis mise à nager. Une fois mes membres suffisamment engourdis, je me décide à prendre une pause. Alors, je constate que la côte est déjà loin derrière. La plage n'est plus qu'une ligne indistincte, les vacanciers des silhouettes qui tremblent dans la lumière. C'est tout juste si j'aperçois l'ombre de quelques cabanes sur le flanc de la colline et l'arceau des gradins au pied de la falaise.
Je laisse aller ma tête en arrière, mon corps complètement immergé. Je me sens bien. Le contact de l'eau sur ma peau est probablement la chose que j'apprécie le plus au monde ; davantage même que n'importe quelle compétition remportée. Je me laisse couler en douceur. Mes jambes se replient contre ma poitrine alors que je m'enfonce tranquillement, emportée vers le fond. En position fœtale, c'est presque le seul moment où mes nerfs se relâchent. Je suppose que je me sentais tout aussi apaisée, recroquevillée dans le ventre de celle qui m'a donné la vie. Ma mère ne me manque pas ; je ne l'ai jamais connue. Pourtant, certains jours, elle surgit dans ma tête et balaye mes pensées. Je me demande souvent à quoi elle ressemblait. Aurais-je par hasard hérité de son nez ? De ses yeux ? Serait-elle fière de moi, aujourd'hui, si je lui dévoilais ma collection de trophées ? Autant de questions qui demeurent sans réponses, au sujet d'une femme dont j'ignore jusqu'au nom.
L'air vient à me manquer. Mon corps rappelé à la surface, je sors la tête de l'eau et inspire une grande bouffée. Au loin, dans le port, de l'autre côté de la falaise, quelqu'un me fait signe de la main. Il ne me faut que quelques secondes pour reconnaître la queue de cheval familière de Nolwenn sur le quai. À côté d'elle, se tiennent immobiles Roxane et notre père.
Une sirène retentit. C'est le son bien connu du Transit qui rentre dans le port. Je lève la tête pour voir la carcasse métallique du bateau fendre l'horizon. Il atteint le quai quelques minutes plus tard. Les marins se pressent comme des fourmis sur le pont pour installer l'escalier.
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