Episode 11
Luna
Cette nuit, la lune est pleine ; je ne veux pas dormir. Mais déjà le contenu de la gélule se mêle à mon sang. Le plafond constellé de la chambre tournoie autour de ma tête embrumée et, délicatement, je laisse mon corps engourdi basculer sur le lit.
Le même rituel a lieu chaque soir, et ce depuis notre plus tendre enfance. À huit heures tapantes, nous prenons le repas sur la grande table de la salle à manger. Nous échangeons des banalités tandis que Papa veille à ce que chacune jouisse de son temps de parole. Puis, le dîner avalé, nous nous présentons à la cuisine. L'une d'entre nous – le plus souvent Nolwenn, l'index pressé, ou Eugénie, la plus ponctuelle – appuie sur l'interrupteur et, tout aussitôt, les huit élévateurs grincent.
Les plates-formes remontent du sous-sol et, dans les huit fenêtres découpées dans le mur, surplombées des écrans digitaux qui affichent nos prénoms en lettres capitales, paraissent sur un plateau un gobelet d'eau et le tube en verre brun qui renferme les fameuses capsules.
Le geste est mécaniques. Chacune s'avance jusqu'à son monte-charge attitré, débouche le flacon et ingurgite sa gélule. Seule varie la grimace dans laquelle nous déglutissons.
Nolwenn fait montre de son dégoût certain pour ces médicaments en vidant de façon exagérée son verre d'eau d'une traite. A contrario, à la place voisine, Faustine gobe sa pilule sans même boire une gorgée. Puis, forte de l'air détaché qui la caractérise, elle tourne les talons pour regagner sa chambre.
Nous autres sommes moins théâtrales. J'ai remarqué, pourtant, la manie d'Emmanuelle d’aplatir la capsule sous ses dents, la seconde pensive durant laquelle Eugénie fixe intensément la poudre à travers la membrane translucide, comme si, sans vouloir en donner l'air, elle s'attelait à en distinguer les composants secrets.
À l'instar de Cerise ou Roxane, j'ai opté quant à moi pour la sobriété. À cela près que la mienne est toute calculée. L'envie me prend, chaque jour, de dissimuler la pilule sous ma langue et de la recracher juste avant le coucher, au détour d'un brossage de dents, noyée sous le Dentifrix. Mais sans cesse la voix de Papa me revient à l'esprit :
« L'air de la jungle est impur, chargé d'effluves psychotiques qui vous feraient vriller, sans ces stabilisateurs. »
Au fond de moi, une petite voix ne demande guère mieux que de partir en vrille... Et cependant je me plie à la coutume et me résouds, comme les autres, à déglutir mon cachet. Notre drogue quotidienne ingurgitée, nous reposons nos gobelets sur les plates-formes dans un silence cérémonieux – à l'exception d'Adoria, qui prend toujours un malin plaisir à claquer le sien sur son plateau.
Papa prétend que nous avons la santé fragile et que l'air de cette île pourrait nous être néfaste. Quelle pulsion suicidaire me fait douter de lui, me donne envie de mettre sa parole à l'épreuve ?
Dix-huit ans que j'avale docilement ces pilules. Dix-huit ans que je lutte, en vain, contre une fatigue artificielle. Dix-huit ans que mon for intérieur me supplie en écho de garder les yeux ouverts.
Pourquoi la nuit m'est-elle interdite ? Si j'essayais, rien qu'une fois, d'échapper à l'emprise du narcotique ? Une fois seulement ; cela ne pourrait pas être néfaste...
Alors que le moelleux du matelas aspire mes chairs engourdies, mes membres sont mus, soudain, par le besoin urgent de se libérer des stabilisateurs qui me déstabilisent. Je roule dans les draps moites, sur le parquet glissant. Comme sortie d'outre-tombe, je me traîne jusqu'au seuil de la chambre. Ma main mollasse s'effondre à trois reprise sur la poignée capricieuse. Enfin, le battant s'ouvre sur l'escalier de la tourelle. C'est à grand peine que je descends les marches de la plus haute pièce : celle où j'ai élu domicile et que mes sœurs ont surnommée l'observatoire.
Nul ne sait réellement tout ce que j'y observe...
Pour l'heure, mon univers n'est que brouillard. Mes paupières voilent ma vision contre ma volonté. Tandis que je lutte pour ne pas sombrer dans les vapes, les muscles flasques, j'éprouve le plus grand mal à me tenir debout. Mes genoux, sans arrêt, se dérobent sous mon poids, et le sol sous mes pas. Le monde entier m'avale. Cramponnée à la rambarde, ma seule bouée de sauvetage, je tends dans l'idée un cou qui déjà m'échappe, afin de garder la tête hors des limbes.
Sous mon pied nu, se glisse tout d'un coup le plancher rugueux du palier du deuxième. Presque aveugle, je parcours de mémoire les ténèbres qui me happent. J'ignore par quel miracle mes sens sonnés me permettent d'éviter chacun des obstacles qui se dressent sur mon chemin, du pot de fleurs à la balustrade, en éraflant tout juste un panier de linge sale.
Je m'oriente d’instinct vers l'étage inférieur. Je ne vois pas les marches, je les ressens partout en moi, tel un écho diffus. Je m'émerveille de mon improbable précision, en semi-somnambule, lorsque mon talon flanche au rebord du nez de marche.
Je vacille, dégringole.
Quelques degrés plus bas, je me retiens de justesse à la rampe entraperçue. Au même instant, un craquement atroce m'ébranle et m'assourdit. Une vive douleur éclate de ma cheville retournée. Une plainte m'échappe, que nul n'entend. À cette heure tardive, la villa fait les frais d'un grandiose sortilège : alors que mes sœurs demeurent prisonnières d'une torpeur inébranlable, il me semble déambuler dans le palais de la Belle au Bois Dormant.
Mon corps tout entier, à bout de forces, pousse contre la porte de la salle de bain. Mes jambes dorénavant écroulées, transie par l'élancement qui me mord le mollet, et les paupières hors de contrôle, je me hisse tant bien que mal sur la cuvette des sanitaire. À peine consciente, j'enfonce résolument deux doigts à l'assaut de mon gosier.
Un spasme me secoue la poitrine. Puis un autre. Une volée de vomissements tressautent par-dessus mes papilles. Cependant, seule ma bave éclabousse la cuvette. Eugénie se gausserait bien de mes espoirs naïfs... Il est trop tard pour la gélule, dont les effets s'emparent de moi.
Une nouvelle douleur me déchire, au creux des omoplates. Tout mon dos grince et se rompt. Durant un bref instant, je jurerais que l'on tire mes os hors de mon enveloppe charnelle. Ma colonne se distord. Autour d'elle, ma peau s'arrache. Je me puis que serrer les dents pour étouffer le cri qui m'enfle la trachée.
Tandis que, la tête plongée dans les latrines, je tente de réprimer cette souffrance dans la posture la moins honorable que l'on puisse se figurer, un fracas retentit. Quelque part. Dans la maison.
Au moment même où je frôle la transe, mon ouïe me paraît décuplée, et je crois pouvoir dire sans me tromper qu'une masse vient de s'écrouler dans le laboratoire : pêle-mêle de verre brisé, de métal renversé et de tissu froissé.
Comme je m'acharne à me redresser, j'use du peu d'énergie qu'il me reste pour entrouvrir les yeux. C'est alors que deux éclairs verdoyants s'infiltrent entre les stores et pourfendent ma vision. Affolée, je plante mes ongles comme des griffes dans le cadre de la fenêtre et me penche au carreau. Je distingue brièvement les deux points verts qui luisent, progressivement happés par la végétation.
Mon cœur manque un battement. Le regard luminescent qui semble braqué sur moi me transperce, me dénude. Je m'approche, sous hypnose. J'accole à la vitre mon front auréolé de troublantes migraines. Mes pupilles aux abois cherchent à apercevoir davantage que les filets fluorescents qui m'embrouillent et me troublent. Mais déjà Morphée murmure à tous mes nerfs la fin du compte à rebours. Il ne me laisse le temps de deviner qu'une chevelure claire dans le lointain obscur, avant de m'enlever sur son char chimérique. Il m'emporte loin du monde, sur des rivages confus. Ses bras m'enserrent si fort que j'y suffoque, que le monde s'évanouit, que ma conscience s'endort. Ne subsiste que la douleur qui me tiraille.
Mes pas me portent le long d'un chemin fangeux, sur la berge d'un fleuve. Dans la lumière grisâtre qui emplit le ciel blême, l'astre du jour reste introuvable. Seul le cliquetis des flots rythme ma promenade. Le fleuve s'écoule, lentement.
J'ignore où je me trouve.
Quelque part, dans les contrées brumeuses où l'air est saturé de l'odeur des sapins. Je ne connais ni cet endroit, ni le parfum des conifères. Les alentours me semblent toutefois étrangement familiers.
Il ne s'agit pas là du déjà-vu commun qui, sans cesse, nourrit les rêves et nous les rend crédibles. Non. Ce que m'évoque cette forêt méconnue s'avère plus singulier. D'abord, car j'ai pleinement conscience que ces lieux-ci ne sont rien de plus que le fruit de mes songes. Mais, surtout, car ces derniers s'apparentent davantage au souvenir qu'au fantasme, tels les réminiscences d'un passé séculaire ; qui sait, peut-être les résidus d'une vie antérieure.
Le brouillard se dissipe peu à peu. J'aperçois désormais la surface du fleuve : le bleu foncé de l'eau, opaque et épaisse, au-dessus de laquelle virevoltent des billes de feu. Un esprit rationnel y verrait des vulgaires lucioles. Mes songes me portent à croire que ce sont des étoiles. Je suis leur course des yeux, intriguée mais sereine, jusqu'à ce que mon regard se pose sur une ombre qui, lentement, émerge de la brume. Un homme est assis dans une barque, enveloppé d'un long manteau noir. Sa gavroche lui tombe sur le visage, de sorte que seul son nez, légèrement cabossé, en dépasse.
— Il est temps, déclare-t-il d'une voix rauque. Levons l'ancre.
Alors l'embarcation s'éloigne de la berge et glisse sur les eaux sombres pour n'être bientôt plus qu'un point sur l'horizon. Quant à moi, sans comprendre comment, je me retrouve soudain au beau milieu du fleuve, la vase compacte grimpant jusqu'à mes hanches, la crue m'engloutissant sans que j'ose me dérober à ces flots inquiétants. Le vent souffle un refrain que mon cœur reconnaît, et sans me questionner je murmure avec lui.
Verse-nous ton poison pour qu'il nous réconforte !
Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,
Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu'importe ?
Au fond de l'Inconnu pour trouver du nouveau !*
J'ouvre les yeux. Étendue sur le carrelage de la salle de bain, je les plisse, aussitôt éblouie par les rayons du soleil qui balayent mon visage au travers du store. Dehors, les premiers chants d'oiseau s'élèvent depuis la jungle.
Je me redresse péniblement sur mes bras engourdis.
— Qu'est-ce qui m'est arrivé ?
Une fraction de seconde plus tard, la douleur cinglante de ma cheville tordue vient remettre de l'ordre dans ma mémoire vaseuse. Je me lève à grand peine. C'est alors que, dans l'étrange clair-obscur du miroir, une curieuse vision me frappe : deux longs plis dans le dos de ma chemise de nuit.
Je mets d'abord cela sur le compte de la fatigue, m'en retourne à ma chambre en boitant. Encore dans les vapes, je plonge même tête première sur le lit qui m'accueille dans ses duvets ouateux. Lovée dans ses bras de cotons, je grappille encore quelques instants de sommeil. Je rêvasse à ces yeux vert luisant qui me brûleraient du regard, des lèvres furtives qui pinceraient les miennes, à des ongles trop longs qui m'écorcheraient le dos dans leur étreinte puissante.
Amassées dans cette chrysalide de rêve, les secondes se muent en minutes. Dans l'écrin, se déploient des heures aux ailes immenses. Et lorsque je m'éveille pour la deuxième fois, l'aube a tiré sa révérence et le matin irradie.
Alors, je me souviens des plis qui parcouraient mon dos. Les miroirs me révulsent. Aussi, faute d'en disposer dans l'observatoire, je me défais du vêtement et en inspecte les coutures. Le haut est élimé en deux stries bien distinctes, quasiment symétriques. Interloquée, j'ouvre le tiroir où reposent mes pyjamas, les déplie l'un après l'autre et constate, avec autant de surprise et une angoisse fumante, que chacun de mes habits de nuit porte les mêmes stigmates, plus ou moins prononcés. Certaines robes de chambre ne sont pas loin de craquer.
— Bon sang, qu'est-ce que ça signifie ?
À une inspiration pensive, répond une expiration décidée. Je m'efforce de conserver mon calme. Incapable d'apporter quelque explication rationnelle à ce phénomène incongru, j'embarque une demi-douzaine de vêtements sous le bras et dévale les marches de ma tourelle, fermement résolue à avertir mon père du mystère qui me tourmente.
Je me presse à travers les étages aussi vite que ma cheville foulée me le permet, jusqu'au rez-de-chaussée. Je traverse le salon et frappe à la porte de sa chambre. Pas de réponse. À bout de patience, trop avide de comprendre, je me risque à entrer dans la pièce. Je la découvre vide, le lit impeccablement fait.
Mon regard glisse, sourcils froncés, sur le petit réveil holographique. Il est à peine cinq heures et demi. À moins qu'une subite trouvaille l'ait tiré de son sommeil, Papa ne serait pas encore levé. Si un éclair de génie l'avait précipité hors du lit, il n'aurait toutefois pas pris la peine de border ses draps. Il est plutôt du genre à se lever d'un bond sans faire cas du couchage. Raison pour laquelle Cerise a pris l'habitude de passer, presque chaque jour, refaire son lit, comme ceux de Nolwenn ou d'Adoria.
En temps normal, je ne m'inquiéterais pas. Je supposerais que mon chercheur de père a passé toute la nuit à travailler dans son laboratoire. Après les événements de la nuit, néanmoins, je ne peux étouffer le spectre d'anxiété qui a pris possession de moi.
Quelque chose ne tourne pas rond. Mon cœur bat à tout rompre et, plus les minutes passent, plus le pressentiment se fige en conviction.
— Luna ? Qu'est-ce que tu fais là ?
Je me retourne au son de la voix d'Eugénie. Elle ajuste ses lunettes, enfilées de travers. Ses cheveux roux et clairs sont encore tout ébouriffés. Je lui tends, en guise de réponse, mes vêtements repliés à l'envers, de sorte à exposer l'usure peu naturelle.
— Qu'est-ce que c'est, d'après toi ?
— Tes pyjamas ? C'est encore une énigme ou...
— Non, ça.
J'effleure du bout des doigts les deux stries élimées qui tracent le contour de mes omoplates.
— Excuse-moi, Luna, mais j'aime autant ne pas savoir comment tu occupes tes nuits.
Son ton catégorique n'arrache un soupir.
— Rien, malheureusement. Comme toi, comme les autres, je m'endors comme une masse chaque soir... Les pilules sont des somnifères.
— Où tu vas chercher ça ?
— Ne me la fais pas à moi, Eugénie. Tu le sais. Ça n'a pas pu t'échapper.
— D'accord. Mais quel rapport entre ça et tes fripes en sale état ?
— Il se passe quelque chose...
Elle hausse un sourcil inquisiteur.
— Quelque chose entre toi et une tigresse dominatrice accroc aux dos nus ?
— Non, Papa. Il ne s'est pas couché.
— Attends, t'es en train de me dire que Papa a une...
Parant au prochain amalgame, j'ouvre grand la porte de sa chambre à coucher pour apporter la preuve de ce que j'avance là.
— Tu sais s'il menait des recherches importantes, ces temps-ci ? demandé-je à son assistante.
— Pas que je sache, me répond ma sœur, qui ravale aussitôt sa salive. Il ne me tient pas au courant de tout ce qu'il fait, tu sais. C'est plutôt tout l'inverse...
Faisant fi de sa complainte, je presse le pas jusqu'à la porte du laboratoire.
— Tu boites.
— C'est une longue histoire.
Déjà je tape du poing contre le battant métallique.
— Papa ! Tu es là-dedans ?
Une fois de plus, seul le silence s'ensuit.
— Il est peut-être sorti, hasarde Eugénie.
— Ses clés sont-elles encore dans la coupelle ?
Les pas de ma sœur s'éloignent dans l'entrée.
— Elles sont là, constate-t-elle. Il n'est donc pas dehors.
— Il est en bas, alors. Si seulement on pouvait accéder au labo...
Mes pupilles accrochent le regard perplexe d'Eugénie avant qu'elle ne le détourne.
— Attends, sérieusement ? Il t'as donné le code ?
Elle lâche un soupir. Elle abdique cependant et tapote quelques chiffres sur le clavier du digicode.
— Si on te demande, la porte était mal refermée.
Évidemment, elle l'a trouvé toute seule. Je ne l'en félicite pas, pour ne pas risquer d'érailler une seule couche de son petit secret.
La voyant hésiter, je pousse la porte et pénètre le laboratoire. Trop envieuse pour me laisser ce privilège, ma sœur me suit de près. Sous la villa, s'étend une vaste pièce entièrement plongée dans l'obscurité. La verrerie s'éparpille sur les paillasse en désordre. Une faible lumière au fond de la salle indique l'allée centrale.
J'avance au milieu d'outils et de machines dont les noms, pour la plupart, m'échappent, tout autant que leur fonction. Çà et là, s'entassent des feuillets recouverts de notes dont la lisibilité avoisine celle de hiéroglyphes tracés de la mauvaise main par un poivrot atteint de Parkinson. J'en pioche un au hasard et survole au passage quelques unes des lignes griffonnées par mon père.
— Tu y comprends quelque chose ? demandé-je à Eugénie en lui tendant les notes.
— Plus ou moins, affirme-t-elle sans prendre le temps de les lire. Le hic, c'est que ce que je crois comprendre n'a pas sa place ici.
— Comment cela ?
— Le travail de Magnus est d'étudier la faune et la flore aquatique de l'archipel. Toutes ces notes portent sur des croisements génétiques farfelus. Ce que tu as entre les mains, par exemple, c'est une sorte d'étude qui vise à mélanger l'ADN d'une libellule avec celui d'une araignée. C'est dingue ? Oui. À quoi ça peut servir ? Sans doute à rien. Mais, surtout, ça n'a rien à voir, de près ou de loin, avec son domaine d'étude.
— En effet, ça n'a pas l'air très intéressant.
J'avance vers la lumière. Une lampe de bureau est restée allumée au-dessus de l'une des paillasses. Des feuilles éparpillées, à peine encrées, en couvrent la surface Tandis que me m'approche, curieuse de découvrir quelle découverte a tenu notre père éveillé toute la nuit, une pointe froide et coupante me transperce le pied. Je baisse la tête sur le sol, jonché d'éclats de verre.
— Fais attention où tu marches, dis-je à Eugénie. On dirait qu'il y a eu de la casse...
Ma voix tremble. Mes pressentiments redoublent. Je fais un pas de plus, ignorant le bout de verre qui se niche un peu plus profondément dans ma peau. Derrière la table de travail, sous la lumière jaunasse de l'ampoule en fin de vie, j'aperçois une chaussure, puis une deuxième, pointe en l'air. Mon regard glisse le long des jambes inanimées et remonte le buste jusqu'à sa tête. La bouche ouverte de mon père laisse échapper une substance verdâtre, déjà séchée au coin de ses lèvres. Ses yeux exorbités se sont égarés derrière un voile vitreux.
Bouche bée devant son corps inerte, je ne puis libérer le cri d'effroi qui me brûle la gorge. À sa place, ne sort qu'un glapissement aspiré, à peine audible.
— Qu'est-ce qu...
Eugénie me bouscule pour découvrir à son tour ce macabre spectacle. Je peine à articuler.
— Il est... Il...
Eugénie se penche, avec un professionnalise déconcertant, sur le corps encore tiède. Elle examine les yeux à la lumière de ses lunettes holopad, accole l'oreille à sa bouche, puis entreprend de prendre son pouls. Alors le verdict lui ébranle la langue :
— Il est mort.
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* Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, « Le Voyage »
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